samedi 27 février 2010

> Maïssa Bey : la mémoire en question




















A un moment où la guerre d’Algérie refait surface dans l’actualité, reparaît en poche (à l'Aube) Entendez-vous dans les montagnes… de Maïssa Bey. Un récit bref et tendu dans lequel la romancière de Sidi-Bel-Abbès, par le détour de la fiction, parvenait enfin à arracher au silence un événement majeur de son existence : la mort de son père, torturé et assassiné par les militaires français en 1957.

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La guerre d’Algérie est revenue plusieurs fois sur la scène médiatique et littéraire ces derniers mois. Quelques événements y ont contribué.

On retiendra d’abord la résurgence de l’affaire Maurice Audin à l’occasion de la lettre adressée par sa fille Michèle, à Nicolas Sarkozy le 1er janvier 2009. Dans cette lettre la mathématicienne refuse officiellement la Légion d’Honneur que le président annonçait un an plus tôt vouloir lui décerner pour ses travaux de recherche. Elle justifie ce refus par le fait qu’aucune suite n’ait jamais été donnée à la requête de sa mère, Josette Audin, qui réclamait de ce même président, dans une lettre ouverte, que la vérité soit enfin faite sur la disparition de son mari. Maurice Audin, arrêté par les paras français en juin 1957 pour ses positions de soutien à la cause indépendantiste algérienne n’a jamais été revu vivant. Une version officielle établit l’évasion alors que différents témoignages attestent d’une fin plus funeste entre les mains des militaires français. Occasion de relire l’ouvrage consacré à cette affaire par Pierre Vidal-Naquet, membre actif du Comité Audin, qui n’eut de cesse de traquer le déni de justice derrière l’écran de la raison d’Etat.

Autre événement récent : la cour européenne des droits de l’homme dénonçait, le 15 janvier dernier, la décision par laquelle la justice française avait condamné Paul Aussaresses et les éditeurs de son ouvrage Services spéciaux Algérie 1955-1957, publié en 2002, pour « délit d’apologie de crimes de guerre ». Décision saluée par les uns et critiquée par les autres, qui fut certes l’occasion de remettre en débat la question de la liberté d’expression, mais aussi de revenir sur les méthodes de l’armée française durant la guerre d’Algérie, sur le conflit du Droit et de la Raison d’Etat et sur la permanence de la non reconnaissance par nos dirigeants (d’hier et d’aujourd’hui) du recours institué à la torture durant cette période. Entre autres piqûres de rappel sur ce dernier point, on pourra lire ici un article récent d’ Henri Alleg.

Du côté des émulations médiatico-littéraires, la commémoration du cinquantième anniversaire de la mort d’ Albert Camus a également été l’occasion de revenir, à travers une série d’hommages mais aussi de réserves et de critiques (voir notre post sur un article d’ Omar Merzoug paru dans la Quinzaine littéraire), sur l’un des épisodes les plus sensibles et les moins digestes de l’histoire de notre pays.


Dans le champ plus strict de la littérature, on retiendra d’abord la parution en septembre 2009 du roman de Laurent Mauvignier, Des hommes. Roman remarquable et remarqué qui ne porte pas tant sur la guerre elle-même que sur les traces indélébiles qu’elle a laissées chez ceux qui l’ont faite, côté français. (Voici quelques uns des nombreux papiers parus sur ce roman : dans Libération, l’Express, le Nouvel Obs. A noter toutefois, côté blogs, une critique négative, que je ne partage pas, mais qui reflète une lecture sensible et tout à fait digne d’intérêt). A la lecture du  roman de Mauvigner  résonne immanquablement l’écho d’autres sales guerres… Le Vietnam bien sûr, mais aussi certains bourbiers, comme la terrible guerre d’indépendance de l’Angola. - dont Antonio Lobo Antunes avait fait entendre la mémoire brisée dans l’un de ses premiers et plus admirables romans : Le cul de Judas.



C’est au milieu de ces regards croisés sur l’Algérie et le souvenir douloureux ou obturé de la guerre que reparaît donc, en édition de poche, un court récit de Maïssa Bey : Entendez-vous dans les montagnes… Ce texte, initialement publié en 2002, met en scène trois personnages liés directement ou indirectement à la guerre d’Algérie : la narratrice, une algérienne installée en France afin d’échapper à la montée du terrorisme islamiste des années 90 ; un médecin à la retraite, ancien appelé d’Algérie et qui garde une certaine nostalgie de ce pays ; une jeune fille issue d’une famille de Pieds-Noirs rapatriés qui ne récolte que silence autour d’elle lorsqu’elle demande aux siens des détails sur cette période. Le récit s’étend sur la durée d’un voyage en train jusqu’à Marseille dans le cadre d’un compartiment instituant un huis-clos où vont ressurgir les démons du passé. La femme, d’humeur solitaire, parcourt un livre qui la transporte dans le maquis algérien tout en observant de temps à autre le passager assis en face d’elle. Celui-ci engage bientôt la conversation, sans se douter de l’imprudence qu’il commet. Au fil des échanges, l’homme découvre qu’elle est originaire de la région et du village où il a effectué son service militaire. Mais cette coïncidence achoppe bientôt sur une pierre tranchante : le père de la narratrice a été torturé et exécuté en 1957 dans le village même et à la même période où l’homme du compartiment occupait ses fonctions militaires. Impossible d’ignorer alors, en toute banalité et en toute horreur, le rôle qu’il y a nécessairement joué.


Le récit de Maïssa Bey se tend lentement comme un arc jusqu’à ce point de basculement et de non retour qui confronte le présent au visage du passé. La vie pourtant continue, le train entre en gare et les voyageurs se séparent. Les dix dernières lignes de ce récit, qui pour celles-là seules mériterait d’être lu, inventent une chute d’une grande sobriété et d’une force rare où l’aveu du voyageur prend la forme la plus digne et la plus inattendue qui soit.

Pourtant, s’il n’est pas dicté par la rancœur ni par un désir de vengeance, ce livre n’est pas non plus celui du pardon. Il s’attache plutôt à détecter ce qu’il y a d’humain dans tout bourreau et donc d’inhumain dans l’homme :

« Elle se dit que rien ne ressemble à ses rêves d’enfant, que les bourreaux ont des visages d’homme, elle en est sûre maintenant, ils ont des mains d’homme, parfois même des réactions d’homme et rien ne permet de les distinguer des autres. Et cette idée la terrifie un peu plus. »

Ce texte occupe une place à part dans l’œuvre de l’écrivain algérienne. Maïssa Bey retisse le fil de sa propre histoire et évoque le destin de son père, torturé et exécuté à Boghari en février 1957 alors qu’elle avait quatre ans. Cet événement personnel (le supplice et l’assassinat du père) est relaté dans un cadre fictionnel (le voyage en train, la rencontre du possible bourreau). Le récit est lui-même précédé et accompagné de quelques « documents authentiques » (une photographie, un certificat de nationalité, un procès verbal d’installation, une carte postale, …), qui réinscrivent à nouveau l’histoire imaginée dans le sillage de l’histoire vécue…


Entendez-vous dans les montagnes… relève donc de l’autofiction, catégorie narrative qui a fait couler beaucoup d’encre depuis l’invention du terme par Serge Doubrovsky… (pour quelques synthèses sur la question voir ici et ici). Au-delà des débats et des agacements que le recours à l'écriture autofictionnelle a pu également susciter ces dernières années, le récit de Maïssa Bey porte la trace d’un choix profond, indifférent à l’air du temps. Le choix d’une voie pour dire ce qui n’aurait pu être dit autrement.



Elle expliquait en 2002, dans une communication prononcée lors d’un colloque organisé à Jussieu sur « La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire » ce que lui avait coûté l’écriture de ce texte et le sens qu’elle accordait à cet effort.

« Il m’a fallu deux ans pour écrire un texte de 70 pages environ. Toute une vie de femme avant d’affronter mes blessures d’enfant. Le temps de la résilience. Combien de temps faudra-t-il encore pour que l’on puisse accepter de poser notre regard sur toutes les cicatrices de toutes les blessures, infligées ou subies pour que jamais elles ne puissent s’ouvrir à nouveau ? »*

Le ton de cette dernière question invite à un travail de mémoire qui dépasse le seul cadre de la mémoire individuelle. On peut y entendre un appel à ce courage politique qui fait encore terriblement défaut à ceux qui nous gouvernent.

* A consulter, l’article de Kedidja Mokkadem « Les écritures féminines de la guerre d’Algérie : l’exemple de Maïssa Bey »




Maïssa Bey, Entendez-vous dans les montagnes... L'aube poche, 2010.

jeudi 18 février 2010

> Le Japon en roue libre














Dans un texte récemment paru, Antoine Piazza nous livre le récit d’un voyage à vélo qu’il avait effectué sur l’île de Shikoku, dans le sud du Japon, en Février 2007. Voyage solitaire, relativement pauvre en événements et en rencontres, mais que l’auteur de La route de Tassiga, par un sens fort du détail, une prose précise et ciselée, un humour subtil, transforme en pur moment de plaisir littéraire.
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Il est sans doute autant de bonnes ou mauvaises raisons de voyager qu’il en est de lire. Antoine Piazza s’est rendu par deux fois au Japon, alors qu’il était occupé à la rédaction de ce qui allait devenir La route de Tassiga (voir un entretien avec Antoine Piazza sur ce roman dans Le Matricule des Anges). Deux escapades pour faire le vide, pour se soustraire un temps à ce travail accaparant d’écriture. Ce n’est donc ni une disposition à l’immersion culturelle, ni même une volonté d’exploit sportif qui le pousse à s’embarquer vers le pays du Soleil Levant, avec pour seul bagage en soute un vélo en pièces détachées.

Le narrateur choisit Shikoku pour la relative clémence de ses hivers en comparaison d’autres régions du Japon et pour son caractère moins touristique qui l’assure de pouvoir jouir de la solitude escomptée. Mais la solitude peut prendre des colorations différentes et celle que lui procurent certaines étapes de son périple ne comble pas toujours ses espérances… Ainsi, alors qu’il rêvait quelques heures plus tôt, en feuilletant une revue, aux pérégrinations asiatiques d’un grand chef cuisinier partant marcher seul sur les sentiers pour recueillir des senteurs inédites et de nouveaux épices, il se retrouve dès le début de son voyage dans un no man’s land lugubre entre ville et campagne à la recherche d’un lieu où passer la nuit :

« Pourquoi le cuisiner français parti pour l’Extrême-Orient avançait-il au milieu de toutes les merveilles décrites dans le magazine quand je m’arrêtais ainsi, dès le premier soir, vaincu par la fatigue et l’ennui et que, autour de moi, il n’y avait rien ? Pas d’arbres, pas d’herbe, pas de bruits, pas de lumières, pas d’odeurs… »

Loin de tout exotisme, ce Japon-là se signale d’abord par ses vides, ses espaces inhabitables et indéfinissables, ses non-lieux qu’il faut pourtant bien traverser si l’on veut atteindre le point suivant. Ces débuts difficiles, teintés d’autodérision, pourraient laisser croire que l’on va assister à une pérégrination désenchantée. Mais tout l’art de Piazza réside justement dans cette juste mesure à laquelle il se contraint en permanence. La déception n’est jamais désaveu, et l’appréhension de réalités décalées ne laisse jamais prise à la caricature. De la même manière lorsque sa propre présence dans certains lieux où les étrangers entrent rarement produit un « écart », le narrateur nous le fait percevoir avec une touche d’humour mais sans jamais renoncer à une description méticuleuse de la scène

« Les deux responsables de l’auberge avaient fait un pas en arrière et me regardaient en silence comme si, venant d’accrocher un tableau au mur, ils voulaient s’assurer que celui-ci était bien droit. La femme en kimono gris bleu se pencha une dernière fois pour remplir ma tasse. Elle prenait son temps et, derrière elle, le directeur suivait le moindre de ses gestes. Tous deux souriaient et ne songeaient pas à s’en aller. Il ne faisait aucun doute que j’étais le premier Occidental qui entrait ici. »

De plus, le trait ironique qu’appelle parfois la distance culturelle n’est pas érigé en procédé. La justesse n’est jamais sacrifiée dans l’effet qui porte à sourire. Ainsi, en d’autres occasions, Piazza va au contraire relever ce que cette distance appelle de grâce dans les usages et les protocoles. Exemple, cette scène où à l’issue d’un repas somptueux dans un hôtel, il regagne sa chambre alors que l’on souhaite encore lui servir des fruits :

« Elle m’avait suivi pour me donner une moitié d’orange et une moitié de pomme qu’elle avait arrangées sur une assiette. Les deux morceaux de fruits avaient été découpés, ciselés, l’orange d’une certaine façon et la pomme d’une autre, toutes deux formant un splendide origami de couleur sur une assiette blanche aux bords immaculés. En prenant l’assiette, je vis que, dans son empressement à m’apporter un ouvrage qu’elle avait fait en quelques instants, la jeune femme avait négligé de se rincer les mains et que les fruits avaient déposé une fine limaille pigmentée sur la nacre de ses ongles.»



Le narrateur adopte une posture particulière (la nécessaire posture du cycliste ?) : il reste à la surface des choses, des régions et des villes qu’il traverse. Mais toujours sans froideur ni afféterie. Ce récit de voyage nous présente sous forme d’instantanés toute une série de petites scènes insolites (un troupeau de singe tentant de forcer des distributeurs de sucreries dans une ville déserte, les employés d’une grande surface perchés en rang d’oignon au sommet d’une échelle pour vanter chacun les mérites d’un produit en hurlant dans un haut-parleur ) ; mais il ouvre aussi notre regard à quelques « beautés entraperçues », pour reprendre la formule que retiendra le voyageur lors de son retour.

Les personnes rencontrées apparaissent souvent comme des figures de passage. Mais il existe au moins un élément qui accompagne durablement le cycliste solitaire (au-delà de sa "monture", personnage à part entière qui mériterait un article à lui seul...) : la pluie. Si celle-ci constitue un topos littéraire, poétique et pictural du paysage japonais, la pluie n’est pas le meilleur ami du cycliste… Elle joue un peu, dans ce récit sans intrigue, le rôle du « méchant » avec lequel il faut composer jusqu’au bout… Kilomètres avalés sous les averses, vêtements détrempés, chambres humides… Même Le cousin Pons, livre unique embarqué pour le séjour, fera les frais de cette adversité climatique… Présence récurrente qui empreint pourtant le texte d’une certaine tonalité, pas nécessairement déplaisante. Le lecteur peut ainsi, selon son humeur, vaquer au souvenir poétique de certains haikus de Bashô ou au contraire se remémorer le constat amer de Michaux dans Un barbare en Asie  : « Le Japon a un climat humide et traître. L’endroit du monde où il y a le plus de tuberculeux».


Mais le récit ne nous emmène pas seulement au Japon. Comme une lecture en appelle d’autres, ce voyage renvoie le narrateur à d’autres voyages à vélo, plus anciens : en Finlande, dans les Pyrénées, en Ecosse. Le récit principal s’ouvre peu à peu à une série de récits enchâssés qui occupent un simple paragraphe ou un chapitre entier. Ces correspondances sont souvent déclenchées à partir d’un détail, d’une ambiance, d’une situation : réparation du vélo, recherche d’un gîte pour la nuit… Ou le présent et le passé entrent en résonance de manière sensitive : une étape sous la pluie appelle le souvenir d’une autre étape effectuée sous la pluie ; l’effort ou la fatigue évoque d’autres efforts, d’autres fatigues… Le voyage au Japon enfante d’autres fragments de voyages, à la façon d’une poupée russe.

Si le voyage solitaire favorise une forme d’introspection ou de flânerie de la pensée, on assiste plutôt ici à une composition qu’à une méditation. Au bout des ces expériences pas de grande leçon de sagesse... Tout au plus permettent-elles au voyageur de déceler quelques constantes d’ordre personnel (la bonne étoile qui lui assure toujours un toit pour la nuit quand rien ne lui permet objectivement de l’espérer une heure plus tôt) ou quelques habitudes devenues rituelles (comme la collecte du papier bulle pour empaqueter le vélo la veille du retour). Vers la fin du récit, l’expérience du voyage à vélo, permet toutefois à Piazza de porter un regard rétroactif sur le travail de l’écrivain, d’en mesurer la nature et l’ampleur.

« Maintenant que j’avais écrit des romans et franchi des cols, je savais que la littérature et le vélo ne relevaient pas des mêmes difficultés, des mêmes angoisses, que le vélo, fragile, vulnérable et inapte à rouler dans la nuit, était malgré tout doté d’un guidon, d’un dérailleur et de freins, grâce auxquels le plus maladroit des cyclistes était en mesure de choisir son chemin, d’avancer dans les côtes et de s’arrêter dans les descentes, quand la littérature, qui n’était même pas l’ébauche d’une machine, jetait dans le vide les ouvriers qui se frottaient à elle. »



Le séjour au Japon, quant à lui, prendra fin comme il a commencé, dans l’aéroport d’Osaka. Le dernier paysage apparaît sur l’écran d’un prototype de téléviseur haut de gamme placé en démonstration dans une salle d’attente. L’image parfaite qu’il produit trompe un instant le regard, comme pour prolonger le voyage au-delà du voyage avant de le laisser retomber tout à fait

« Les détails du paysage avaient disparu au profit des immensités vierges et l’image donnait une impression de netteté accrue, comme si les ingénieurs japonais s’étaient efforcés de restituer à distance le grain de la neige et rien d’autre. En réalité, distrait par le départ des bagagistes, par la voix de l’hôtesse qui appelait les passagers des derniers rangs, je ne m’étais pas rendu compte que le documentaire était terminé et qu’une lumière sans vie remplissait l’écran. »

Chacun, peut-être, trouvera sa partition dans ce voyage-là. On peut le lire pour ce qui nous est donné à voir du Japon, par petites touches ; pour ce que porte tout à la fois d’aventure à hauteur d’homme, d’humour et de modestie cette escapade solitaire dans la pluie et le vent ; ou tout simplement pour le beau travail d’écriture qui tient tout cela ensemble.


Antoine Piazza, Un voyage au Japon. Rouergue, 2010

dimanche 14 février 2010

> 2666 : Roberto Bolaño par Alex Rigola











On sait que la sortie de 2666, œuvre dernière et monumentale de Roberto Bolaño, a constitué un événement tant éditorial que littéraire. La parution de sa traduction française par Robert Amutio chez Christian Bourgois en 2008 (quatre ans après la première édition de la version originale en espagnol) a suscité une effervescence notable de la critique et plus encore peut-être de la blogosphère, qui aurait activement contribué, avant même cette parution, à faire connaître Bolaño aux lecteurs français (remarque de Bartleby dans un entretien avec Marc Villemain paru dans le "Magazine des Livres").

De ces nombreux billets, nous en retiendrons ici trois, qui nous semblent incontournables :

1) celui de François Monti paru dans feue Tabula Rasa et auquel se réfèreront par la suite de nombreux bloggers (voir notamment Juan Asensio).

2) Le billet d' Antonio Werli qui le prolonge dans Fric Frac Club.

3) L' article de Bartleby qui propose un détour éclairant par la géométrie non euclidienne pour mieux saisir le fonctionnement structurel du roman et la fonction nodale de Santa Teresa dans 2666 (et où l'on trouvera plusieurs autres liens intéressants).

C’est cette œuvre imposante et par bien des aspects inépuisable qu’ Alex Rigola, metteur en scène catalan et directeur du "Teatre Lliure", vient de faire le pari de porter sur les planches. Cette création a abouti à une pièce de cinq heures présentée ces jours-ci dans le cadre du Festival Standard Idéal  de la MC93, à Bobigny.

Petit retour d’expérience d’un spectateur, lecteur à ses heures de Bolaño…

On notera tout d’abord que le public ne semble pas s’être précipité en masse aux guichets. Sur les quatre représentations prévues (du 11 au 14 février) la première a dû être annulée faute de réservations et, ce vendredi 12 février, la salle Oleg Efremov était tout de même un peu clairsemée… Il est vrai que la communication autour de l’événement est restée assez discrète et que l’adaptation théâtrale d’une œuvre que l’on peut raisonnablement qualifier de difficile n’avait pas nécessairement de quoi attirer les foules. Qu’à cela ne tienne…

La pièce reprend le découpage en cinq parties du roman, cinq actes, pourrait-on dire, d’environ une heure chacun. Dix à vingt minutes de pause entre chaque partie permettent d’assurer le changement de décor (et de ménager une certaine catégorie de spectateurs).

"La partie des critiques" est construite autour d’un huis clos très sobre : utilisation exclusive de l’avant-scène, quelques chaises autour d’une table et côté jardin un paper board sur lequel les protagonistes vont inscrire progressivement les informations recueillies sur Benne von Archimboldi, pour l’essentiel les lieux où il a vécu et où il s’est rendu. Espace clos et « pédagogique » qui met d’abord l’accent sur l’échange académique et la recherche raisonnée de la trace du grand écrivain. Peu de mouvements, peu d’effets de scène, présence compacte du texte. Le tableau blanc se couvre peu à peu de noms de villes qui convergent bien sûr vers l’ultime destination, Santa Teresa. Le paper board se transforme un moment en une toile sur laquelle défilent en travelling des images du désert mexicain et de Ciudad Juarez, lieu qui semble absorber dès lors, appeler à lui, tous les autres lieux inscrits en surimpression sur les images. Proposition intéressante : Rigola fait de la scène où le chauffeur de taxi pakistanais est agressé par les critiques un point de tension dramatique de cette première partie. La violence survient ici sans prévenir et nous donne à voir une fissure qui préfigure déjà le Santa Teresa qui sommeille en chacun de nous, le puits insondable qu’explorera la suite du voyage.

« La partie d’Amalfitano » se joue aussi en espace clos sur l’avant-scène, dans un décor représentant la cour du professeur de philosophie : une table de jardin, quelques chaises et à l’arrière la fameuse clôture « qui avait besoin d’un coup de peinture ». Six personnages : Amalfitano, sa fille, sa femme Lola, le doyen Guerra et son fils ainsi qu’une brève apparition de Boris Elstine (un comédien portant un masque proche du farce et attrape…). Cette seconde partie s’ouvre sur la découverte du livre de Dieste (moment qui arrive plus tard dans le roman). Le Testament géométrique est suspendu dès le début à son fil à linge et constitue un objet central de toute la partie, mis à l’épreuve non pas simplement des éléments naturels mais de la montée croissante de l’irrationnel et de la violence. Le fils Guerra, ambigu à souhait, est porteur de toutes les menaces de Santa Teresa… La voix intérieure du père d’Amalfitano est également fortement mise en avant. Autre déplacement du texte par rapport au roman, c’est justement une injonction paternelle, voix off dont l’écho retentit plusieurs fois, qui clôt cette seconde partie : « Tu dois faire attention camarade, il me semble que les choses ici sont au rouge vif ».


« La partie de Fate » s’ouvre par de larges extraits du discours de Seaman dans l’église du révérend Foster. Ce passage du roman, ici placé en début de partie, est transformé en un entretien filmé entre Seaman (chemise à fleur, verre à la main) et Oscar Fate. L’ambiance du film noir voire du thriller latino-américain, fortement présente dans cette partie du roman, est ainsi intelligemment soulignée. Retour à la scène où les comédiens sont confinés dans un espace encore plus réduit, sorte de théâtre de marionnettes où ils essaient tant bien que mal d’occuper l’espace qui leur est dévolu. Cet espace scénique est surplombé d’un écran de taille à peu près identique, sur lequel des fragments de films viennent de temps à autre dédoubler l’espace théâtral. Les images introduisent tour à tour des effets de prolongement (extraits entraperçus du match de boxe, images accélérées des mêmes personnages buvant du mezcal, mangeant et dansant dans une discothèque, …) ou de redondance : la scène théâtrale est projetée, parfois en temps réel, parfois en temps décalé sur l’écran. La réalité apparaît ainsi fragmentée dans un jeu de miroirs où les personnages semblent eux-mêmes se perdre. Le jeu, parasité par ces images et soutenu par un fond musical et sonore qui va crescendo, se déploie progressivement vers un pic de folie où se mêlent sexe, alcool, cocaïne et violence. Le récit, tendu à l’extrême, aboutit à une sorte d’implosion. Fate et la fille d’Amalfitano sont alors projetés hors du cadre qui les emprisonnait, premier pas vers le désert de la Sorona, annoncé par les paroles de Fate qui closent la troisième partie (extrait là encore placé en fin de partie pour l’adaptation théâtrale) : « derrière les assassinats de Santa Teresa, se cachent tous les secrets du monde».


« La partie des crimes ». La scène est ici utilisée dans toute sa profondeur. Un décor figure le désert de Sorona (sables, arbustes, …), décor enceint entre trois bâches blanches et soumis à une lumière crue, solaire. Allongée légèrement sur le devant de la scène une comédienne nue maculée de traces rouges figure l’une des victimes du ravin de Podesta. Quelques flics portant lunettes noires et cravates desserrées procèdent à des relevés nonchalants. Après quelques échanges entre les policiers apparaît bientôt Klaus Haas (le comédien qui interprètera Archimboldi dans la dernière partie), le suspect allemand, qui donne sa version des faits, raconte le supplice de Jesus Chirman, et annonce la venue du géant aux pieds ensanglantés.
Choix original et fort, l’énumération des centaines de crimes commis à Ciudad Juarez dont la description occupe l’essentiel de cette partie du roman est concentrée en un défilé muet de noms projeté sur le rideau blanc en fond de scène. Plus de trois cent victimes apparaissent ici par la mention de leur nom, prénom, âge et date de mort alors que la comédienne au sol improvise une mélopée où se mêlent cris, pleurs, jeux sonores. L’énumération s’étend même jusqu’en 2003 (celle de Bolaño s’arrêtait à l’année 1997). Les comédiens reviennent ensuite progressivement sur scène déposer des croix de différentes taille au pied des talus qui jonchent la scène pendant qu’une musique évoquant un requiem recouvre peu à peu les cris de la comédienne. A cette longue scène muette succèdent brutalement quelques échanges de blagues de mauvais goût sur les femmes, récitées avec froideur, lenteur et sérieux par les flics aux lunettes noires. Rideau.



« La partie d’Archimboldi ». La scène est à nouveau largement occupée. Un écran est tendu devant lequel se trouve un tapis roulant légèrement surélevé. Une estrade placée dans le sens de la longueur permet également aux comédiens de se déplacer devant l’écran. Sur la droite de ce plateau, un fauteuil où est assise Mme Bubis /baronne de Zumpe.Cette dernière partie est exclusivement consacrée au récit de la vie de Hans Reiter, récit que se répartissent les différents personnages (Reiter, Mme Bubis, Lotte, M. Bubis,…). Il est illustré par des images projetées en continue sur l’écran : fonds marins, vue aériennes de différentes villes d’Europe, images d’archives de combats sur le front de l’Est et de cadavres dans les camps d’extermination…Cette dernière partie tire les ficelles de l’ensemble : Hans Reiter est Benno von Archimboldi, Mme Bubis la baronne de Zumpe, Klaus Haas le fils de Reiter… Reiter, torse nu, se déplace, immobile sur le tapis roulant, semblant à chaque instant faire corps avec les images qui défilent dans son dos. A l’issue de la scène finale (que la pièce conserve identique à celle du roman : le dialogue dans un parc de Hambourg au sujet des glaces Fürst Pückler et le départ pour le Mexique), le pas de Reiter s’accélère, la foulée devient celle d’un coureur et se fait de plus en plus rapide, alors que l’écran projette cette même image, dédoublée et subdivisée progressivement à l’infini.



Des moments forts mais un résultat inégal.
Au final, la pièce d’ Alex Rigola produit un effet assez inégal.
S’attaquer à un texte romanesque aussi dense que celui-ci pour l’adapter à la scène impliquait d’abord un travail de sélection sur le texte. Même pour aboutir à une création de cinq heures, il fallait nécessairement construire un récit dans le récit, procéder à des retranchements. De ce point de vue, les choix retenus par Rigola me semblent  convaincants. Les déplacements en début ou fin de parties de certains extraits du romans, les coups de projecteur sur tel ou tel passage sont souvent probants et justes. Le travail sur le passage du texte à la parole (qui pose toujours question lorsqu'il s'agit de transormer un texte romanesque en texte dramatique) est également réussi. Quelques glissements de la troisième à la première personne, mais surtout une habile répartition de la narration entre les protagonistes font très bien passer la partition.

En ce qui concerne les options scénographiques, de mise en scène et de direction d’acteur, les résultats me paraissent plus aléatoires. Les déplacements sont parfois gratuits (la femme d’Amalfitano se déplaçant debout sur une chaise pour dire son texte), certains gestes relèvent  du « procédé » : ainsi lorsqu’une scène d’amour est évoquée (Liza Norton, Mme Bubis), la comédienne concernée enlève souvent son chemisier pour le remettre quelques instants plus tard... On pourra aussi s’interroger sur la longue « chorégraphie » du comédien en uniforme de la Wehrmacht dans la dernière partie qui à mon goût surcharge la scène sans y apporter un réel supplément de sens.

Pour ce qui est du recours à la vidéo dans le spectacle, il me semble pertinent, inventif et doté d'une réelle dimension dramatique dans la troisième partie, beaucoup plus discutable dans la cinquième. Les images y constituent souvent une simple illustration qui n’apporte pas grand-chose : projection d’une machine à écrire flottant sur l’écran lorsqu’on évoque le travail d’écriture d’Archimboldi, projection de livres lorsqu’on nous dit qu’il lit…, projection des images extrêmement crues et violentes de cadavres d’Auschwitz ramassés à la pelleteuse pour illustrer les crimes de juifs évoqués dans le texte… Tout cela ne va pas de soi ou va trop de soi, d’autres choix, plus subtils ou apparaissant comme plus nécessaires auraient sans doute été possibles. La longue liste des victimes de Ciudad Juarez a un effet plus fort et plus juste que les images concentrationnaires de la dernière partie. La partie des crimes, justement, me semble la plus aboutie de toute la pièce. C’est aussi celle pour laquelle le metteur en scène a pris le plus de licence par rapport au roman de Bolaño, preuve s’il en est que lorsque l’on passe d’un genre à un autre, la prise de liberté est parfois l’occasion d’une plus grande fidélité. L’effet de saturation que produit dans le roman la description des centaines de crimes commis à Santa Teresa est restitué avec justesse par ce procédé qui se passe aussi bien de paroles que d’images d’archives…

Par chance, lorsque la mise en scène ou les idées faiblissent il reste le texte de Bolaño qui lui, est toujours servi avec beaucoup de précision et de justesse par les comédiens (on regrettera donc la version souvent élaguée du surtitrage en français ainsi que les coquilles qui s’y trouvent encore). Au final, cette prouesse (car cela en reste une) est peut-être à prendre avant tout comme un hommage. Et si la pièce, malgré ses points de force,  ne produit pas toujours ce coup de talon sur les paupières dont parlait Antonio Werli au sujet du roman de Bolaño à la fin de son article de  Fric Frac Club, tout au moins nous invite-t-elle à lire et relire un texte qui marche devant nous. Ne doutons pas que d’autres créateurs s’en empareront à nouveau…



- Roberto Bolaño, 2666. Christian Bourgois Editeur, 2008 - Traduction de Robert Amutio
- 2666, Texte de Roberto Bolaño, Mise en scène Alex Rigola, Adaptation Pablo Ley et Alex Rigola. Festival Standard Idéal, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis. 11-14 février 2010




samedi 6 février 2010

> Chroniques roumaines














Essai, récit de voyage, journal, recueil d’entretiens, reportage au long-cours…, Roumanie, prison des âmes tient un peu de tout cela. Pourtant, le résultat est très éloigné d'un simple collage et résonne au contraire d’une étonnante unité. Dans un ouvrage dense, nuancé, vivant et dont on remarque vite la qualité d’écriture, Jil Silberstein, qui est par ailleurs poète et traducteur, nous invite à refaire avec lui un voyage éclairé dans la Roumanie de ses vingt dernières années.


Roumanie, prison des âmes, initialement paru en 1991 chez Le temps qu’il fait  retrace un voyage effectué dans ce pays au lendemain de la chute de Ceausescu. Cette nouvelle édition est augmentée du récit d’un second séjour datant de septembre 2009. Un épilogue au premier texte et un prologue au second permettent d’assurer brièvement une jonction entre les deux périodes (le voyage de 2009 sera bien sûr l’occasion de revenir sur cet intervalle).

C’est un déplacement pour le compte de l’association Opération village roumains de Suisse romande (ainsi qu’un reportage confié à sa compagne) qui donne à Jil Silberstein l’occasion de se rendre en Roumanie au lendemain de la révolution. Mais sa motivation est à la fois plus large et plus personnelle. S’il est avant tout avide de recueillir les témoignages, les impressions, les réflexions de la population, au-delà des discours souvent taillés au cordeau que lui servent les médias occidentaux, ce voyage répond aussi à un appel d’un autre ordre. Silberstein a découvert tardivement la double ascendance juive et roumaine qu’il tient de ses grands-parents paternels. Origines longtemps tenues secrètes par un père ayant coupé de longue date les liens avec son géniteur (auquel il n’avait pas pardonné son départ du foyer) et, dans la foulée, avec sa judaïté – reniée et enfouie dans le silence. Ce point fort de l’histoire familiale n’est pourtant jamais surinvesti dans le texte mais lui insuffle une dimension particulière. L’attachement de Silberstein à cette région d’Europe, sa curiosité sans borne, ses indignations, l’attention extrême qu’il porte au vécu de ceux qu’il rencontre trouvent aussi leur raison d’être dans cette filiation, ténue mais profonde.

C’est à travers la Roumanie rurale qu’il conduit principalement son voyage, au volant d’une Dacia souvent poussée au « au bord de l’apoplexie ». Cette vision de la Roumanie profonde est à la fois source d’émerveillement et d’écoeurement : émerveillement devant le spectacle des campagnes de Transylvanie ou de Moldavie, devant les villages préservés ayant échappé au "plan de systématisation" du Conducator, émotion pure devant les fresques murales des monastères de Bucovine... Ecoeurement, ailleurs, devant ces «agro-villes lugubres » que le régime communiste a semées aux quatre coins du pays en lieu et place des habitats traditionnels, devant ces villages assassinés.



De ce séjour relativement court, il enregistre tout. Il veut voir, entendre, toucher. Il multiplie les visites, ne renonce à aucun détour, aucune nouvelle rencontre. Sa soif d’échange est payée de retour puisqu’il découvre une population avide de se livrer et de pouvoir enfin le faire. Silberstein est toujours soucieux de donner tout son poids à la parole de chaque personne rencontrée, de mettre en regard les points de vue, de laisser peu à peu affluer une vérité riche, complexe, contradictoire parfois. Il adopte une posture inverse à celle de ces journalistes dépêchés à la hâte pour donner un peu de couleur locale à des papiers déjà écrits. Si seule la liesse occasionnée par la chute du régime a souvent focalisée la petite lorgnette des médias occidentaux, il sait quant à lui qu’il avance en pays blessé et que ces blessures appartiennent aussi à l’avenir. Sur bien des chapitres il entrevoit déjà que la révolution est loin d’avoir effectué un tour complet :

« A présent que, le Conducator terrassé, l’on parle de redistribuer la terre aux paysans, qui se portera volontaire ? Quelles garanties assez fortes pour imprimer à cette autre roue, gigantesque, un mouvement inversé ? »

Les queues interminables sur les trottoirs glacés devant les magasins sont encore d’actualité (spectacle qui appelait d’ Elena Ceausescu le commentaire suivant : « Tiens, les rats sont ressortis »). Les plaies sont encore à vif : privations, expulsions, déportations (notamment dans les camps-chantiers du canal Danube-Mer Noire)…Il pressent déjà combien ce peuple brisé par les années de dictature constitue au lendemain des événements de décembre 1989 une proie facile pour les aparatchiks expérimentés qui ont su tirer leur épingle du jeu. Le ménage n’a pas été fait, risque peu de l’être, et la poussière ressurgira bientôt du dessous des tapis. Dans sa préface, Monica Lovinescu rappelle que Jil Silberstein est l’un des premiers à avoir parlé de « révolution confisquée », avant même les minériades et le retour de Ion Illiescu et de Petre Roman.

Il observe aussi le pays et les événements en cours par le prisme de ses différentes communautés religieuses (orthodoxe, protestante, uniate, juive), ou minorités (saxonne, magyare, …), interrogeant les tensions intercommunautaires tout autant à l’aune des témoignages qu’il recueille que de l’histoire récente et plus ancienne.

Son séjour à Iasi, terre natale du grand-père paternel, est aussi l’occasion de revenir sur l’histoire juive de cette ville. Silberstein y rencontre quelques représentants d’une communauté passée de trente mille âmes avant la seconde guerre (la moitié de la population de la ville) à neuf cent personnes dans les années quatre-vingt : pogromes, exterminations, déportations et après la guerre départs en masse vers Israël. Histoire douloureuse et dont certains épisodes sont aujourd’hui mieux tracés, grâce notamment à la récente traduction française de l’ouvrage de référence de Matatias Carp.


L’épilogue au voyage de 1990 et le prologue au second texte « Septembre 2009 : le retour » permettent à Silberstein de dérouler le fil des principaux événements politiques (dont beaucoup confirmeront ses prédictions) avant son second séjour. Au cours de cette deuxième immersion il prendra la mesure des avancées et des dérives de la société roumaine. Triomphe d’une nouvelle classe d’affairistes, noyautage du pouvoir politique par quelques milliardaires détenant le monopole des médias, tentation chez certains parmi les plus lésés d’un retour à l’ordre ancien, enjeux liés à l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne…Le tableau reste sombre pour beaucoup d’autant que les crimes du passé n’ont toujours pas été soldés. La lutte de haute main pour obtenir l’accès à l’ensemble des dossiers de la Securitate reste un travail de Sisyphe mené par quelques obstinés pour un résultat très mitigé. Les plus combatifs, parmi lesquelles la poète et militante Anna Blandiana continuent de lutter pour le développement d’une conscience politique et civique en Roumanie (à travers notamment la création du Mémorial des victimes du communisme et de la résistance anticommuniste de Sighet)

Pourtant, au creux de l’histoire de ce pays, que l’on peut lire comme une histoire de la douleur, Silberstein laisse affleurer, au gré des paroles et des témoignages, toutes les valeurs positives qu’incarnent les Roumains : générosité, courage, créativité… Une galerie de portraits se détache alors de la masse ombrageuse de l’histoire. Historiens, écrivains, enseignants, journalistes, pasteurs, rabbins, popes, simples paysans prennent tour à tour la parole pour composer la cartographie complexe d’un pays irréductible aux «synthèses expéditives » qu’en produit souvent la presse :

« Que, de la sorte, jusqu’au terme du livre, il ne se présentât aucune synthèse pour couronner la mosaïque des voix et des expériences ; qu’ainsi les témoignages n’en puissent que davantage inscrire l’impatience, le dégoût, l’espérance, la frustration, la lassitude et la pugnacité au plus intime de nos sens : n’était-ce pas tant mieux ? ».

Silberstein s’appuie souvent, pour commenter son voyage et ses analyses sur des historiens comme Seton-Watson, Noëlle Roger ou Catherine Durandin ; il convoque des écrivains ou des poètes comme Panaït Istrati, Tudor Arghezi ou Mircea Dinescu. Mais c’est surtout dans les rencontres humaines et les témoignages directs qu’il trouve matière à comprendre, ressentir et avancer. Il reste d’abord un passeur de paroles.














Jil Silberstein, Roumanie, prison des âmes. Les éditions Noir sur Blanc, 2010

lundi 1 février 2010

> Un autre regard sur Haïti : Jane Evelyn Atwood


Jane Evelyn Atwood est une photographe américaine connue et reconnue sur la scène internationale. Installée à Paris en 1971, elle y entame sa carrière photographique cinq ans plus tard. Totalement ignorante du milieu de la photographie (agences, réseaux de distribution) c’est une exposition de Diane Arbus qui la décide à s’engager dans cette voie. Des hasards de rencontre la conduisent à suivre et photographier quelques prostituées parisiennes. Ce sera son premier reportage, immédiatement remarqué.
Son second projet portera sur les enfants aveugles. Plusieurs années de rencontres et de travail dans différents instituts aboutissent à la publication de Extérieurs nuit, son premier livre, pour lequel elle obtient le prix W.Eugene Smith en 1980.
Plusieurs autres reportages se succèderont, sur la Légion Etrangère, sur le premier malade du Sida en France, sur les mines antipersonnelles dans le monde, les réfugiés du Darfour. Son travail le plus monumental entrepris à partir de 1989 et qui ne s’achèvera que dix ans plus tard porte sur le milieu des femmes incarcérées. Il aboutira, en France, à la publication chez Albin Michel en 2000 de Trop de peines, ouvrage de référence sur les femmes en milieu pénitentiaire. L’ouvrage présente une sélection de scènes et de portraits pris dans plus de quarante prisons et centres pénitentiaires en Europe de l’Ouest, de l’Est et aux Etats-Unis. Si il lui arrive également de travailler pour la presse, c’est avant tout par ses projets de fond qu’elle se distingue (voir son portait sur Culture et Cie à l’occasion du salon de la photographie 2009 et sa biographie sur le blog d’Alain Rio et Roland Quirici).

Son dernier livre publié en France, Haïti, est paru chez Actes Sud en 2008. Il présente soixante-quinze photographies prises entre 2005 et 2007 dans différentes régions et villes du pays : Les Gonaïves, Jérémie, Port-de-Paix, Anse-Rouge, Fatima-la-Coupe, La Pointe…
Cette sélection de photographies est précédée d’un texte liminaire de Lyonel Trouillot qui souligne l’intérêt et l’originalité du regard que Jane Evelyn Atwood a porté sur son pays.
La phrase qui ouvre ce texte (« On ne photographie pas un pays »), pourrait sembler paradoxale, mais Trouillot s'en explique. Il considère que c'est sur cette impossibilité même que la photographe a travaillé :

" C’est cette impossibilité que Jane Evelyn Atwood a photographiée. Mieux, chaque photo témoigne de quelque chose d’irréductible, chaque photo capture un moment de quelque chose dont on ne pourra facilement épuiser le sens. Quelque chose de rebelle aux fausses évidences. Aucun voyeurisme minable, ni de l’ordre de la condescendance, ni de l’ordre de la naïveté. Ni parti pris nativiste, option flore et nature sauvage ; ni parti pris secouriste, option apitoiement, appel à assistance à pays en danger."

Idée dont il tire les conséquences un peu plus loin :

"Et voir devient alors de l’ordre de la révélation puisque celle qui a regardé pour nous nous donne les moyens de voir ce qui n’était pas visible. Car, pour qui habite Haïti, on peut avoir perdu l’habitude de regarder et ne plus s’intéresser qu’à son propre parcours du combattant ou à sa seule intimité. Et, pour qui a rencontré un pays dans les statistiques et les lieux communs, on peut n’avoir en tête que du général, des repères quantitatifs et normatifs fixés par les bulletins de nouvelles et les rapports des agences des Nations unies. Jane Evelyn Atwood a saisi la vraie vie, celle qui n’existe qu’en multitudes de réalités singulières, au-delà des chiffres qui révèlent parfois l’injustice d’une condition commune marquée par la privation mais qui ne témoignent pas de l’immense savoir-faire, du devoir de survie, du travail d’adaptation au réel qui fait le savoir-vivre des humains. »



C’est effectivement cette réalité multiple et non démonstrative que Jane Evelyn Atwood nous donne à voir. Si l’on peut aisément repérer dans ces images ce que Trouillot appelle « la précarité des conditions objectives », (pauvreté, conditions de travail ou d’habitat), on y surprend toujours quelque chose en plus : la façon dont les sujets se réapproprient ces « conditions objectives », composent avec, les portent comme sujets. Le déplacement à l’épaule d’un sac de cinquante kilos, le chargement d’une benne à la pelle, le terrassement d’une maison avec des outils de fortune nous montrent tout autant l’indigence des moyens et la pénibilité du travail que la débrouillardise, la force, l’estime de soi. Aucun de ces deux aspects ne semble avoir raison de l’autre. A l’inverse les scènes qui évoquent plus directement un moment de détente ou de joie (sieste, mariage,…) ne se délestent jamais totalement de certains signes qui rappellent la difficulté de vivre.

Autre point notable, Jane Evelyn Atwood a fait le choix ici de la couleur, choix rare puisque c’est en noir et blanc qu’elle a réalisé la plupart de ces précédents travaux photographiques. Cette option forte permet probablement, d’une part, d’éviter le caractère systématique de la tonalité mineure qui aurait pu marquer son travail. D’autre part, la couleur rend (sans concession à un esthétisme facile) plus riche, plus provocant, plus complexe ce qui est soumis à notre regard. Etrange beauté d’un cheval à la robe soyeuse, mort sur une route déserte et ensoleillée ; présence forte, presque tactile de la terre, du bois et de la pierre sur de nombreuses photos, couleurs passées ou clinquantes des vêtements, nuances de gris-vert de la mer et du ciel, grain des peaux, rouge du sang.

C’est aussi une forme bien à elle d’empathie avec le sujet de ses photos qui permet à Atwood de juxtaposer des clichés qui renvoient à des réalités très différentes sans que cette composition semble jamais trahir une ligne. Mariage, mort, repos, travail sont les fragments d’une même réalité. Si certains travaux photographiques de Jane Evelyn Atwood peuvent être qualifiés d’engagés, au sens politique du terme (on pense notamment à Trop de peines), l’engagement est ici d’un autre ordre : engagement, si bien décrypté par Lyonel Trouillot, visant à restituer la réalité dans tout ce qu’elle a de protéiforme et d’irréductible. Un engagement contre le stéréotype.

Depuis le 12 janvier dernier de nombreux écrivains d’Haïti (parmi lesquels Dany Laferrière) et d’ailleurs (comme Alain Mabanckou) font entendre leur voix pour rappeler que l’île n’est pas « maudite », selon la formule lancée par une présentatrice sur TF1 au lendemain du tremblement de terre et repris par d’autres journalistes. Ils rappellent qu’il est des «malédictions » qui n’en sont pas car elles s’expliquent, politiquement, historiquement. Plusieurs ont également souligné (comme Michel Le Bris lors de son "coup de gueule" sur l'antenne de France Culture le 18 janvier) combien Haïti souffre de n’attirer les regards et le zoom des médias qu’à l’heure des catastrophes… Une leçon pour plus tard, peut-être, à laquelle contribue à sa façon la photographe américaine. Car c’est bien à un autre regard sur Haïti que nous convie Jane Evelyn Atwood ; un regard dégagé des seuls diktats de l’actualité, patient, intelligent, sensible mais sans concession, attentif à recueillir aussi bien les traces du mal-vivre que les expressions de la dignité.

Jane Evelyn Atwood, Haïti. Actes Sud, 2008 - Texte de Lyonel Trouillot.