mardi 31 mars 2015

> Achille, si loin si près




















Peut-être les mythes ne sont-ils tels que parce qu’ils nous habitent, d’une manière ou d’une autre, depuis toujours. Avec un peu de chance chacun finit un jour ou l’autre par trouver celui qui l’attendait. Celui qui lui correspond, fait vibrer en lui une corde profonde, ravive une blessure, celui dont la trace se tient depuis longtemps enfouie en lui. Dans le dernier texte de Marie Richeux, sa narratrice et son double s’adresse ainsi à Achille, le héros légendaire de la guerre de Troyes : «tu sens comme un poème que j’ai appris avant de naître». Et tout est là… C’est un peu ce poème, appris depuis toujours, qu’elle laisse se déployer sous nos yeux, dans une prose à la fois puissante et intimiste.




La littérature n’a eu de cesse de revisiter les mythes qui peut-être n’existent pas – les mythes n’étant eux-mêmes que l’expression secondaire et déjà incarnée de récits plus profonds perdus dans la nuit des temps. Qu’est-ce, dès lors, que revisiter un mythe ? L’actualiser dans un contexte politique ou social donné ? Lui faire dire autre chose que ce qu’il aurait pu vouloir dire ? Se le réapproprier pour lui faire parler de nous-mêmes ? Tout est possible, bien sûr et l’exercice de relecture semble à peu près inépuisable.

L'une des forces du texte de Marie Richeux, c’est peut-être cette manière qu’elle a de se réapproprier la figure et le destin d’Achille tout en préservant ce que l’on pourrait appeler leur pureté d’origine. Elle le laisse entrer tel qu’il est, au sens propre comme au figuré, puisque c’est dans son salon qu’elle invite le fils de Thétis à venir rejouer pour elle les grandes lignes de sa courte vie.

« Je t’aimerai en pleurant sur ton talon troué. Je t’aimerai en pleurant sur ton genou rendant l’âme. Sur tes larmes, sur ta tente, sur ta blondeur et ton immortalité. Je t’aimerai depuis ton prénom jusqu’à ton prénom, en boucle serrée, en nœud fait à la gorge. Je t’aimerai tellement que je peux commencer par là.
  Achille est bientôt dans mon salon »


Un tel point de départ aurait pu donner lieu à tout autre chose. Mais les infléchissements et les oblitérations que l’on aurait pu attendre de ce tête-à-tête domestique vont prendre une forme extrêmement délicate sous la plume de Marie Richeux. La présence de la narratrice constitue un contrepoint qui ne force jamais le trait. Elle nous offre un regard à la fois profond et sensible mais qui ne bouleverse jamais le cours de ce qui a été écrit par les dieux. Il n’y aura d’ailleurs jamais de véritable dialogue entre Marie et Achille, le héros semblant prisonnier d’un univers où elle n’entre pas. Elle frémit, interroge, prédit, regrette, donne parfois un sens inédit à un geste de son héros, mais elle n’interfère finalement jamais sur ce qui se produit. Quant à Achille, ses yeux sont ailleurs et il semble à peine apercevoir celle qui lui parle, même lorsque celle-ci se love contre lui. La leçon est peut-être là : elle lui parle comme on parle à un livre qu’on aime à la folie mais dont on ne pourra jamais faire qu’il fût écrit autrement.


Elle peut le toucher, le voir, lui parler, boire le sel de ses larmes mais elle n’accède jamais à un quelconque pouvoir d’intrusion. Son incantation est celle d’une accompagnatrice, amoureuse et endeuillée.


«Une petite pute de tristesse marche sur les trottoirs désormais ensablés de la ville, qui n’est plus ma ville, mais la nuit devenue nôtre. Une petite pute de tristesse bien séduisante, bien commode, qui vient, là, dans le creux qu’offre le triangle clavicule-épaule-cou. Je l’accueille. Je suis triste. Je me glisse dans les larmes qu’Achille a coutume de faire couler doucement et qui ne sont pas les miennes. Il a fallu que je prononce encore une fois son prénom, son lumineux prénom de guerrier pour que se déchire en moi, dans une largeur équivalente à celle du temps que nous n’avons pas passé ensemble, une plaie rougeoyante. Une luciole de petite pute de plaie, prête à me lancer.»


C’est justement à la jointure de cette distance infranchissable et de cette proximité absolue que semble vouloir se faire entendre le poème de la narratrice. Toutes les marques d’humanité et de fragilité d’Achille ne résorberont pas le mythe. Marie Richeux invente un chant qui se nourrit à la fois de la force de ce mythe, de la grandeur martiale du héros et de tout ce qui, à l’inverse, en dévoile les failles, les fractures, les abîmes. Ce chant nous laisse entrevoir, à l’inconditionnel passé, les autres vies qui auraient pu tourner le dos à «la vie brève » qu’Achille s’est choisie. La tendreté de son pied vulnérable concentre en elle l’enfance de l’homme.


«Achille me fixe. Dans ses yeux, rien n’est manquant et son nom est complet. Je le vois dans sa jeunesse intacte. Je le vois tel qu’il aurait pu aimer. Tel qu’il aurait pu vivre. Dans une petite fissure de sa pupille s’est glissée l’autre vie. Je la vois, et sans mesure je l’aime. C’est ce moment suspendu et muet que choisissent toutes les flèches pour s’abattre sur lui. Toutes, elles retombent, anéanties par sa force, rejetées par son corps qui n’a plus besoin de bouclier. Toutes, sauf celle qui entre dans la fine chair, que sa cheville fait vibrer entre deux os. Elle entre dans sa chair comme dans celle d’un nouveau-né. C’est si facile et si chaud, que son nom, ton nom, Achille, n’explose pas sous l’impact de la mort amoureuse. C’est ainsi que toujours, et aujourd’hui encore, d’infinis siècles plus tard, nous pouvons le lire et le prononcer.»


Dans ce beau texte, Marie Richeux ne « revisite » pas Achille. Elle le « revit ». Avec la tragique distance qui l’en tient éloignée et le désir fou de se tenir au plus près du plus humain des visages.
















Marie Richeux, Achille. Sabine Wespieser Editeur. 2015.




jeudi 26 mars 2015

> Hors limites 2015

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Le festival de littérature Hors Limites rouvre ses portes à partir de demain pour une édition 2015 particulièrement faste.

Rappelons tout de même (non sans une émulsion de fierté sequano-dyonisienne) que ce festival, qui se déploie durant deux semaines, dans de multiples lieux de la Seine-Saint-Denis est en France l’une des plus importantes manifestations dédiées au livre et à la littérature.

Du 27 mars au 11 avril près d’une centaine d’auteurs seront accueillis dans une trentaine de villes du département. Au programme : des rencontres, des ateliers, des spectacles, des lectures, des débats, des regards croisés, des voix entremêlées…

La soirée d’ouverture se tiendra demain à la médiathèque Robert Desnos de Montreuil autour de l’irrésistible Bertrand Belin (dont nous avions pu apprécier les lectures guitaristiques de Christophe Tarkos en 2014), qui lira pour l’occasion des extraits de son premier roman, Requin.

Les festivités s’achèveront le samedi 11 avril à La Courneuve avec une performance des étudiants en master de création littéraire de l’université Paris VIII (autour d’un travail qu’ils mènent d’arrache-pied avec Maylis de Kerangal et Sylvain Pattieu depuis plusieurs mois) et une autre de la cinéaste Véronique Aubouy, qui construit une œuvre originale à partir de la Recherche de Proust.

Entre les deux on aura pu s’égarer dans les Constellations d’Adrien Bosc, croire en la Providence avec Olivier Cadiot, écouter Claro et Fabrice Colin nous parler de blogs littéraires, assister à une «performance généalogique» de Guillaume Rannou, entendre Pascal Quignard lire des extraits de Mourir de penser dans l’enceinte de la Basilique Saint-Denis (grand moment d’émotion en perspective…), croiser Laurent Mauvigner, Emmanuel Pireyere, Sylvain Prudhomme, Patrice Pluyette, Antoine Volodine, s’interroger sur le télescopage des petites histoires et de la Grande avec Valérie Zenatti et Anne Plantagenet, prendre la mesure de tout ce que Frank Smith et Jacques-Henri Michot ont à se dire…

Et ce n’est là qu’un tout petit aperçu de ce qui nous attend…

Chacun pourra composer son propre parcours à partir d’un vaste programme dont vous trouverez le détail ICI.


Bon voyage à tous !












Hors Limites, édition 2015. Du 27 mars au 11 avril dans les villes de Seine-Saint-Denis.


mardi 10 mars 2015

> Bactérire et Récépisser

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Il n’y rien à faire. J’ai beau me dire que c’est toujours la même chose, que ce sera encore et toujours la même chose, que franchement, non, vraiment, quand même…
Il n’y a rien à faire, je n’y résiste pas.
 
On a déjà causé ici et des Très Précis de conjugaisons ordinaires de David Pouillard et Guillaume Rannou, alors je vous ferai grâce des mises en bouche…

J’ai réalisé il y a quelques semaines en passant au Monte-en-l’air que j’en avais raté deux, étourderie inconcevable, quand j'y songe, à laquelle j'ai aussitôt remédié.

Le numéro 4 conjugue dans les traces de l’Animal et le numéro 5 dans les effluves un peu aigres de la Migration.
























Il n’y a plus rien à dire. Il faut seulement se laisser passer à la moulinette des temps têtus et implacables…
Poisson rouge s’infinitive en «poisser rouge» et c’est ainsi que « ils, elles, avaient poissé rouges ». Pourquoi ce «rouges» ainsi affublé à tout va d’un pluriel ? Eh bien parce que c’est ainsi qu’en a décidé la matricielle première personne du pluriel de l’impératif du présent : «poissons rouges ! ».

On trouvera encore du «piger voyageur», du «flamer rose», du «godziller» ou du «boer constrictor» dont, allez savoir pourquoi, nous apprécions particulièrement la troisième personne du singulier et toute sa garde-robe de pronoms personnels : 

«Qu’il, qu’elle, qu’on, que ça ait boé constrictor »

Mais je dois reconnaître, que non loin de là, mon cœur flanche aussi pour un futur délectable qui résonne à comme une prophétie tragique : 

«Tu sanglieras des Ardennes »

Au prétexte d’un irréprochable subjonctif présent (1ère et 2e forme du singulier s’il vous plaît), nos deux conjugueurs nous offrent encore un savoureux «bactérire» - de quoi se taper sur les cuisses en plein hiver.

Et si «diplodocus» se transporte en un  troisième groupe grand cru («diplodocoire») avec le passé simple comme alibi («je diplodocus»), trône entre tout cela, un très pur «être humain» à déguster sous toutes ses formes comme une chanson de Villon.

De La Migration nous ne vous dirons rien. A peine vous en vaporisera-t-on, parce que nous ne sommes pas pas si cruels : 

«j’avais étrangé», 
« il aurait posté-frontière », 
« tu paleras de justice »,
« ayons visé long séjour ! ».

Voilà, c’est tout.

On en conclura donc que David Poullard et Guillaume Rannou sont des poètes.
Qu’ils mériteraient qu’on les enferme dans un collège à l'heure de la conjugaison.
Et que ça ne ferait pas du mal à tout le monde…













David Poullard et Guillaume Rannou

Très Précis de conjugaisons ordinaires
N° 4, L'Animal, avril 2014
N°5, La Migration, octobre 2014

Ed. Le Monte-en-l'air


Images 1 et 4 : (c)Redmer Hoekstra



dimanche 8 mars 2015

> Stasiuk et ses morts


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Dans son dernier récit (paru en 2012 en Pologne et traduit cette année en français), Andrzej Stasiuk s’inscrit à nouveau dans cette veine autobiographique ouverte avec Pourquoi je suis devenu écrivain. Mais l’on est ici sur quelque chose de plus diffus, buissonnier et mélancolique. L’hommage aux morts, à ce que l’on a perdu, est sans doute aussi vieux que la littérature elle-même. Qu’importe, la manière de Stasiuk est unique : sans effet de style, volontiers factuelle et directe dans son propos, son écriture demeure pourtant toujours attachante et distille un je-ne-sais quoi d’étonnamment poétique. Un vague sentiment de perte rassemble quatre textes consacrés à des êtres qui ne sont plus : une grand-mère, une chienne, un ami… Le dernier d’entre eux, le plus long, est centré sur le quartier où a grandi l’auteur mais s’adresse également à un ami disparu. Nimbées d’interrogations sur la mémoire, la mort et le souvenir, ses quatre évocations, d’une belle simplicité, confirment Stasiuk comme un écrivain sans sans artifice et unique en son genre.










Rien, pourrait-on dire, de plus que cela : repasser par le cœur et les mots quelques-uns de ceux qui nous ont laissé en chemin. Faire le compte de ce qui nous en reste. Quelques souvenirs, quelques histoires, quelques images, parfois fortes, parfois un peu irréelles, découpées dans le paysage de la mémoire.

Il y a cette grand-mère qui « croyait aux esprits », avec un tel naturel que la chose ne paraissait étrange et inquiétante qu’à ceux qui l’entouraient. Un personnage magnifique qui semble tout droit sorti d’une vieille légende rurale polonaise et qui aurait trouvé sa place, entre réalité et imaginaire, dans ces Contes de Galicie que Stasiuk nous avait offerts au début des années 2000. Les morts, aux contours diaphanes ou précis, viennent régulièrement lui rendre visite. Et ces présences semblaient traverser son quotidien sans qu’elle n’y voie jamais là rien que de tout à fait plausible.

« Cette déchirure dans l’étoffe de l’existence ne se produisait sans doute que dans mon imagination, c’est moi qui y voyais des trous. Ma grand-mère, elle, ne le remarquait pas. Pour elle, c’était dans l’ordre des choses : les événements n’obéissaient qu’à un seul ordre supérieur et indivisible et étaient donc aussi réels que légitimes. Peut-être procédait-elle tout de même à des distinctions, faufilant et rapiéçant des endroits usés, décousus, mais impossible de retrouver dans ses récits la trace d’un tel ravaudage. »
Une manière de vivre, une manière de conter et les deux font la paire. On pourrait même déceler derrière l’art du ravaudage de cette vieille paysanne sans lettres qui toujours «s’affairait entre la table et le poêle», un conseil sûr adressé à tous les écrivains…

Une autre « vie minuscule » traverse ces pages, celle d’Augustin, que Stasiuk avait découvert à l’occasion d’un concours de nouvelles organisé par le magazine polonais Temps de la culture. Il était attelé à lire les manuscrits reçus, travail qui se résumait à « l’ennui, l’ennui, l’ennui », jusqu’à ce qu’une pépite lui saute aux yeux :

« Soudain, j’étais tombé sur une étonnante nouvelle où un petit campagnard livrait une guerre au coq de la basse-cour. »
L’auteur de cette nouvelle était un vieil homme, enseignant à la retraite, qui avait passé sa vie à Izdebki, un village perdu du Centre-Ouest de la Pologne transcendé en point nodal du monde par le seul poids que lui conférait sa parole…

« Izdebki, c’était son royaume. Sans doute tout ce dont il avait besoin. Le passé et le présent. Des lieux de sa mythologie personnelle, de sa propre géographie. L’histoire d’Izdebki était pour le moins comparable à celle de l’Europe. C’était l’empire d’Augustin qui y régnait en maître absolu. Condamnant les uns aux néant, faisant asseoir les autres à sa droite pour l’éternité. »
Andrzej Stasiuk nous conte avec pudeur et tendresse les dernières visites rendues à cet homme après qu’un AVC l’a cloué « en chien de fusil » sur son lit d’hôpital. Sa mémoire s’est faite filandreuse, ses yeux sont hagards et parfois, lorsqu’il réagit encore, il semble s’accrocher comme à un radeau aux quelques phrases, bien insuffisantes, qui lui restent.

« D’autres fois, lorsqu’il ne parvenait plus à retrouver les mots pour exprimer ce qu’il voulait (et il voulait en dire de plus en plus), il serrait le poing de sa main valide et, de façon distincte, forte et impuissante à la fois, lançait : ‘Putain de merde !’ ».
On saura seulement qu’ «Augustin est mort en juillet», comme si les années,  dans cet exercice intemporel où les souvenirs rebondissent les uns contre les autres, n’avaient plus vraiment d’importance.

Stasiuk consacre encore un texte, peut-être l’un des plus beaux, à sa chienne mourante à laquelle il se refuse d’administrer la piqûre qui abrègerait son agonie. Lui qui a déjà « égorgé des chèvres et des moutons » ne verse dans aucun pathos. Il s’interroge seulement sur les termes d’une cohabitation possible entre les vivants et ceux qui sont sur le point de nous quitter, déjà inutiles, coûteux, végétatifs et imprégnés de cette odeur de mort que ne supportent plus nos nez délicats…

«Nous payons les gens en gants de latex pour qu’ils la respirent à notre place. Nous les payons pour qu’ils accompagnent la mort. D’une certaine manière, nous les payons pour qu’ils meurent à notre place. En accompagnant un mourant, nous mourons un peu nous-mêmes, nous devenons un peu plus mortels. Ainsi achetons-nous un service pour ne pas perdre notre temps. Pour ne pas respirer cette odeur.»
Vivre avec ses morts, avec ses mourants, accepter auprès d’eux cette part de fragilité qui nous constitue, c’est l’un des messages forts que nous adresse ici l'auteur de Sur la route de Babadag.

Cette cohabitation, c’est finalement le temps et l’écriture qui nous la restituent au cœur même de la maturité. Il y a des leçons qui arrivent plus tard, des phénomènes dont on prend conscience peu à peu dans la lente coulée des jours. Voilà ce qu’écrit Stasiuk, comme en incise de son récit, dans le dernier des quatre textes (Mon quartier) qui composent cet opus :

« Oui. Il se passe une chose étrange avec le temps. Les événements passés deviennent aussi nets que les plus récents. Ils transparaissent, ressurgissent. Lorsque j’y repense à présent, c’est comme si tout se déroulait en parallèle. Les faits anciens refont surface, l’abysse sombre du temps se fend pour leur laisser un passage, et les voilà qui remontent. Est-ce que rien ne se perd ? Est-ce que tout revient ? ».
Un livre sobre, sans esbroufe, où l’écrivain polonais nous apparaît plus que jamais comme un maître dans l’art ténu de la mélancolie.










 
Andrzej Stasiuk, Un vague sentiment de perte. Actes Sud. 2015. Traduit du polonais par Margot Carlier.