lundi 8 février 2016

> Roman pour une seule note

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D’où vient la grâce troublante des œuvres de Gabriel Josipovici ?

Chacun de ses livres (Infini – l’histoire d’un moment est le sixième traduit à ce jour en français) semble jailli de nulle part, indifférent aux morsures des modes et des courants littéraires, intempestif, pourrait-on dire, un peu au sens que Nietzsche donnait à ce mot. Voilà qui ne fait  pas une qualité en soi, me direz-vous, il faut aller plus loin. Si l’on se penche sur l’effet que produit la lecture de ses textes, on peinera pourtant à faire surgir des termes propres à désigner une satisfaction ronde, entière et immédiate comme en procurent certains livres. Une fois la dernière page venue, on aura été tenu par la main autant qu’égaré, ébloui autant que bluffé, on aura l’impression d’avoir joué un jeu dont nous ignorions les règles. Le jeu est l’une des grandes affaires de la littérature et le lecteur une proie facile. Des vertiges de Borges aux facéties compulsives de Vila-Matas, on a déjà goûté la saveur douce ou vénéneuse des labyrinthes, et, du côté de la forme, subi des mises en boîte stupéfiantes. Mais la magie josipovicienne opère autrement. Elle nous enfume les yeux dans les yeux. A chacun de ses romans (exception faite de Tout passe, cette brèche beckettienne qui dit peut-être le fond de l’affaire), et plusieurs fois dans chacun d’eux, quelque chose se déploie, s’amplifie dangereusement, une parole prend de la hauteur sur les ailes d’Icare et se repaît des cendres qui préfigurent sa chute possible. Était-ce du vide ou du plein ? Du vent, de la matière grise en vibration, de la poussière ou de l’or ? Toute la littérature (et l’œuvre d’art plus largement) semble suspendue à un fil sans cesse prêt à se rompre. Il lui faut toujours et encore se prendre de vitesse pour ne pas disparaître, crépiter pour ne pas pourrir sur pied.

Moo Pak (2011), Goldberg : Variations (2014) et Infini (2015)* pourraient presque composer une trilogie. Trois romans traversés par trois quêtes différentes mais qui sont peut-être les déclinaisons d’une même obsession. Dans chacun de ces livres une œuvre absolue ou un récit total hante le personnage central. Dans Moo Pak, Jack Toledano se perd dans les méandres d’un texte jamais écrit qui n’aura finalement d’existence que dans et par le soliloque vertigineux visant à le justifier. Dans Goldberg (libre transposition sur le plan littéraire de la genèse légendaire de l’une des plus célèbres œuvres pour clavecin de Bach) on suit les histoires imbriquées qu’invente un jeune écrivain afin de soulager les insomnies du riche et mélancolique gentilhomme anglais qui l’a engagé à cette fin. Dans Infini, s’inspirant librement de la figure du compositeur italien Giacinto Scelsi, Josipovici nous restitue le parcours d’un musicien dont la recherche créative se concentre sur l’exploration d’une seule et unique note. D’autres traits et dispositifs narratifs prêtent une peau commune à ces trois textes. C’est notamment (a minima dans Moo Pak et Infini) par le prisme d’un personnage secondaire que nous parvient la parole du personnage principal : le long soliloque de Jack Toledano nous est rapporté par le témoignage de son ami Damien Anderson ; nous n’accédons au récit de Tancredo Pavone qu’à travers l’étrange entretien qu’un « interviewer » anonyme conduit auprès de l’ancien majordome du musicien, Massimo, un homme froid et réservé qui reste extérieur au sens des propos de son maître, pourtant rapportés dans toute leur étonnante vivacité. La structure dialogique de Goldberg : Variations joue aussi de cet effet de réfraction. Ces trois récits nous imposent également un rythme, un pas de course dont on ne prend pas immédiatement la mesure mais qui nous entraîne (nous enferme ?) peu à peu dans la spirale d’une parole qui ne se « pose » jamais et dont on devine qu’elle ne pourra que s’arrêter net.

C’est pourquoi, malgré leurs résonances multi-référentielles, leur manière d’ingérer et de recracher des pans entiers de l’histoire de l’art et de la littérature, les romans de Josipovici doivent se lire d’un trait. Ils se passent de marque-pages et doivent s’avaler cul-sec. Ce serait sans doute une erreur d’y entrer « crayon à la main » et de les lire comme des méta-romans. Les chemins qui s’y trouvent tracés de Swift à Schoenberg ou de Dante à Walter Scheler composent un tableau bruissant bien plus que les moments d’une théorie. L’érudition flirte toujours avec la dérision, la comédie avec la mélancolie. Dans la parole brillante, affolée ou ruminante des personnages de Josipovici, une forme définitive se cherche, une œuvre qui rassemblerait enfin l’essence de toutes les autres, arracherait la culture au marasme de son déclin, une œuvre qui, comme le formule si promptement Tancredo Pavone, sortirait de la dialectique de la « superficialité » et de la « profondeur » pour se préoccuper de « vérité »… Mais dans cet effort démesuré qui confine parfois à l’emphase, se donne aussi à lire une Vanité, l’aveu, peut-être, d’un échec répété au fil du temps et des œuvres et qu’incarnent dans ses ultimes floraisons verbales les créateurs qui traversent les romans de Josipovici.

De ce point de vue, Infini pousse peut-être jusqu’à ses limites extrêmes l’effort que nous venons d’évoquer. La quête de l’essentiel conduit Pavone vers la pureté sans artefact d’un son primal, un seul et unique tintement dont il décide d’explorer et de restituer les richesses sans fin – espoir d’un lieu fractal qui pourrait enfin accueillir l’Œuvre débarrassée de ses vains effets de style aussi bien que de ses atermoiements analytiques. Rêve d’une littérature qui pourrait enfin se refermer sur elle-même. Rêve d’absolu, de transparence, de « vérité », qui risque pourtant à chaque instant de retomber dans un silence autistique.

La création artistique est une dernière consolation. Les personnages de Josipovici, aristocrates égarés ou brasseurs de cultures multiples, sont des survivants. Ils ont traversé un siècle déchiré par la violence, l’exil, la Shoah (fond historique que l’on entr’aperçoit parfois comme un rideau noir derrière leurs paroles) et ils nagent dans les décombres d’une culture où doit pourtant flotter leur ultime planche de salut. Ils sont tout à la fois merveilleusement obstinés, fous et ridicules. C’est ce qui les rend si touchants et ce qui rend sans doute si forts, si mystérieux les livres de Josipovici. Ses « héros », en s’essoufflant à poursuivre le rêve chimérique d’une œuvre parfaite, nous révèlent finalement (peut-être à leurs dépens) que l’essentiel se joue ailleurs : dans le mouvement que dessine le geste plutôt que dans ce dont il permet de se saisir, dans le point d’orgue plutôt que dans la dernière note.

Avec Infini, la littérature parvient à ce « moment » où est inscrit son point de non-retour. Elle peut enfin commencer.


Note :
 * Nous n'indiquons ici que les dates de parution des traductions françaises.





Gabriel Josipovici, Infini - L'Histoire d'un moment. Traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner. Quidam Éditeur. 2016.