jeudi 28 juillet 2011

> Marie NDiaye : « Mon enfant me regarde...»

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La voix de Marie NDiaye nous revient par des chemins de traverse. Y penser sans cesse est un petit livre publié aux (très bonnes) éditions de l’Arbre Vengeur, en format à l’italienne. Il garde la trace d’un projet, Die Dichte, qui visait d’abord une performance visuelle et scénique : la lecture du texte par son auteur dans un cadre scénographique laissant une large place à la photographie et à la vidéo. Nous retrouvons ici une extraction de ce projet : le texte de Marie NDiaye, sa traduction en allemand par Claudia Kalscheuer (Unablässig daran denken) et quelques photographies de Daniel Cointe prises dans Berlin, la ville qui traverse et hante ce récitatif. Marie NDiaye aborde ici une forme qu’elle n’avait pas encore explorée, proche du poème, et interroge le rapport à la fois sensible et inquiet qu’elle entretient avec sa ville d’adoption.




Il est étonnant de retrouver le « toucher » d’un auteur que l’on aime dans un genre où il ne s’est pas encore fait entendre. C’est un peu cette bonne surprise que réserve le dernier texte de Marie NDiaye. Y penser sans cesse présente la double originalité d’avoir été écrit pour être d'abord lu à haute voix et d’être le premier texte dans lequel Marie NDiaye nous renvoie un écho de la ville où elle vit maintenant depuis plusieurs années.

Son long poème, adressé à «mon enfant», prend la forme d’une déambulation dont le fil rouge est celui de deux mémoires croisées. La mémoire de cette voix à la première personne, qui s’adresse à l’enfant, et celle, sombre, calmement obsédante, de certains lieux de la ville. Une ville hantée par une histoire de sang jamais explicitement nommée mais où les crimes nazis du passé affleurent à chaque instant. Ces traces sont lisibles dans Berlin notamment à travers les Stolpersteine essaimés dans la ville et qui inscrivent dans la pierre des maisons où ils résidaient le souvenir des victimes du nazisme. Le poème s’abandonne lentement à cette mémoire en surimpression qui enveloppe peu à peu les quartiers, les jardins publics, les images et les objets du quotidien.

«Mon enfant» devient ainsi l’interlocuteur possible et privilégié d’un lointain «petit ami», enfant assassiné qui résidait dans la maison même où vivent aujourd’hui en étrangers de passage Marie NDiaye et sa famille. Une maison hantée, donc, qui devient un lieu de perpétuel questionnement, de suppositions, de résurgences douloureuses.

«car elle gît aussi l’âme intranquille du garçon/dans les feuilles curieuses et attentives qui se frottent aux vitres / et constatent amères peut-être que nous rions / fredonnons gémissons oublieux de laisser au jeune mort / à l’enfant épouvanté assassiné / et qui se tint debout sur le quai dix-sept de Grunewaldbahnof / jambes nues et bras découverts / desséchés hâlés par l’ardent soleil du Brandebourg / qui se tint là debout oh dans quel effroi / et nous oublieux de lui laisser dans l’appartement qui fut le sien / une place où revenir une petite chaise où s’asseoir»

Cette présence forte et diffuse interfère aussi avec la mémoire de l’étrangère «à l’œil brun toujours cerné». Elle fait écho à d’autres peurs et à quelques sentiments de culpabilité enfouis, qui surgissent parfois au fil du texte comme des météorites autobiographiques aussitôt redigérés par le poème.

«mais voilà que je reconnais l’œil fixe / du grand chien noir et blanc qui m’épiait / là sur le trottoir d’en face il me prend sans doute / pour une petite fille aux frayeurs faciles / Je savais bien qu’il dissimulait / sous sa peau de chien le père qui voulait m’enlever / car on tremble et on est fière d’avoir assez de prix / pour qu’un fantôme important veuille / vous prendre».

Cette déambulation convoque encore d’autres peurs où se joue le rapport de l’adulte à l’enfant - ici de la mère au fils -, l'un des motifs lancinants de l’œuvre de Marie NDiaye. Il y a notamment ce très beau passage qui évoque dans une teinte douce-amère le basculement de l’enfance vers l’âge adulte.

«oh du lait pour l’ami sévère de mon enfant / mais plus pour lui car le soleil sur sa peau / lui est une consolation suffisante / et le sein de sa mère le révolte comme il se doit / le sein gonflé suppliant de sa mère affadit son âme / ainsi que cela doit être / quand on est grand et audacieux»

C’est également l’ «étrangéité» (être d’ailleurs dans Berlin) qui semble creuser la parole de Marie NDiaye, interroger en filigrane le frottement de la langue maternelle et de la langue d’adoption à laquelle «mon enfant» semble se rallier naturellement, marquant ainsi de manière encore plus appuyée la séparation d’avec la mère.

«Mon enfant m’a regardée et j’ai vu qu’il était rassasié / (j’étais une petite fille très convenable) / Ich bin satt un murmure de béatitude dans sa nouvelle langue / a-t-il oublié l’autre l’ancienne toute froissée»

Le poème se développe avant tout autour de cette présence, marquée dans la pierre du Solpersteine, de l’enfant-fantôme assassiné. Mais il agrège également dans son sillage plusieurs autres thèmes qui sont autant de relances des motifs qui travaillent fréquemment l’œuvre de Marie NDiaye.

Y penser sans cesse est le résultat d’une expérience d’écriture. Mais dans cette autre forme d’expression on retrouve encore le meilleur de Marie NDiaye : l’amplitude de sa phrase, la densité de son style et cette gravité si singulière qui caractérise ses autres textes.










Marie NDiaye, Y penser sans cesse. L’arbre Vengeur. 2011
Photographies de Denis Cointe
Traduction allemande de Claudia Kalscheuer

Images : 1) Photographie de Denis Cointe (source) / 3) Marie NDiaye, Die Dichte (source)

lundi 25 juillet 2011

> Mais où Descartes a-t-il donc la tête ?

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Un beau jour de 1936, Raymond Queneau, écrivain encore peu connu et encore moins fortuné, eut une bonne idée pour «mettre du beurre dans les épinards». Il proposa à l’Intransigeant, l’un des deux grands quotidiens français de l’époque, de poser chaque jour à ses lecteurs trois questions sur Paris. La rédaction du journal accepta la proposition et ouvrit à Queneau une chronique qui s'intitula Connaissez-vous Paris ? Un an plus tard, elle s’octroya même la licence de faire figurer les réponses un peu plus loin, dans la rubrique des petites annonces, «perfectionnement destiné à faire lire lesdites».
Entre le 23 novembre 1936 et le 26 octobre 1938, parurent ainsi 2102 questions-réponses, portant toutes sur la capitale de notre honorable pays et mitonnées d’une main de maître par l’auteur de Zazie dans le métro.
Gallimard en publie aujourd’hui une sélection conséquente (un quart d’entre elles) précédée en guise d’introduction d’un texte que Queneau fit paraître en 1955 dans la revue Service.
Le résultat est un recueil aussi sérieux que savoureux, composé de rappels oubliés et de découvertes étonnantes et dont le format de poche rend la manipulation familiale en bord de mer plus aisée que celle d’un Trivial Pursuit.
Quant aux Parisiens qui ne partent pas en vacances, l’ouvrage leur sera d’une utilité qui se passe de commentaires.



Saviez-vous que la rue la plus courte de Paris est la rue des Degrés, dans le 2ème arrondissement (sept mètres de longueur tout de même) ? Que la voie dont le nom comporte le plus de lettres est le square des Ecrivains-combattants-morts-pour-la-France, dans le 16ème ? Vous souveniez-vous que l’hôpital Saint-Louis fut le premier bâtiment parisien éclairé au gaz ou que la bibliothèque Sainte-Geneviève fut le premier édifice de Paris dont la structure ait été construite en fer (plus de cinquante ans avant la Tour Eiffel) ? Que seulement 57 églises parisiennes sont antérieures à la Révolution française ? Que la reine Victoria fut à Paris la seule personnalité à inaugurer la voie portant son nom ? Que Boccace est né rue des Lombards, autrefois peuplée de changeurs et de banquiers et où son marchand florentin de Père était venu «trafiquer» ?

Peut-être ne vous êtes-vous d’ailleurs jamais posé la question et n’en avez-vous après tout pas grand-chose à faire. Et bien ce n’est pas grave, Queneau en a d’autres en réserve. Beaucoup d’autres. Ce petit exercice aux faux airs germanopratins aiguisa sa plus vive attention de longs mois durant et lui procura un plaisir dont il ne s’est jamais caché. Une période, comme le rappelle Emmanuël Souchier dans sa post-face, en le citant, que Queneau évoquera avec beaucoup de nostalgie dans les années 40.

«Mon exploration de Paris pour "Connaissez-vous Paris ?" a été le seul événement marquant pour moi – le seul en tout cas qui m’ai fait plaisir ; et j’ai été long à me remettre du choc que me causa la suppression de ma chronique.»

Queneau avait trouvé là une sorte de gymnastique quotidienne, faite de recherches documentaires et de déambulations urbaines, qui lui convenait au plus haut point.

C’est que Paris était sa ville, on ne se refait pas, une ville pour laquelle il avait très tôt développé, utilisons un terme à la mode, une addiction forte. Son goût pour les explorations parisiennes est d’ailleurs prégnante dans une bonne partie de son œuvre. Que l’on pense à Courir les rues, poèmes qui sont autant de scènes quotidiennes saisies sur le vif du pavé, au tourisme décalé de Zazie, ou à l’intérêt que Valentin Brû, dans le Dimanche de la vie, porte aux monuments de Paris… Un Paris qui touchait son auteur tant par l’odeur de friture de ses fêtes foraines et le fumet des ses bas-fonds d’avant-guerre – ceux de Robert Giraud et d'Henri Calet, que par ses allures de carte postale flamboyante qu’il a aussi souvent célébrées avec humour.

On comprend dès lors qu’il ait pris le temps de se perdre aussi bien dans le Dictionnaire des rue de Paris de Jacques Hillairiet ou les ouvrages plus anciens de Jean Dumoulin ou du marquis de Rochegude, que dans les arrière-cours du XXème arrondissement…Et ce qui rend touchant ce long questionnaire, c’est bien qu’il laisse transparaître un peu de cette passion gourmande et ludique de Queneau pour Paris.

Si l’on en croit l’éditeur, on peut y aller les yeux fermés, Queneau s’assurait avec le plus grand soin de la validité des réponses qu’il apportait à ses devinettes.

Alors allons-y, chacun y fera bien quelques découvertes. On apprend par exemple qui était la Collette de la rue éponyme ; d’où vient le nom de la rue Des Envierges - où il est plus question de vignoble que de rosières - ; pourquoi la rue du Faubourg Saint-Honoré est privé de numéro 13, ou encore, à quel emplacement l’on peut trouver la statue de celui qui utilisa le premier le gaz hilarant pour l’anesthésie dentaire…



Et Descartes dans tout cela, où a-t-il donc la tête ? Et bien elle se trouve au Museum d’Histoire Naturelle, alors que son corps, lui, repose dans l’Eglise Saint-Germain des Prés. Il est de ce fait le seul philosophe dont la dépouille loge à elle seule dans deux arrondissements de Paris. Cas de figure singulier, mais dont l’auteur des Principes de la Philosophie apprécie sans doute, post-mortem, la portée symbolique. N’affirmait-il pas que l’âme et le corps sont des substances de nature fondamentalement différente et qu’ «il est possible d’avoir une connaissance claire et distincte de l’une sans avoir besoin de concevoir l’autre ?»











Raymond Queneau, Connaissez-vous Paris ? Editions Gallimard. 2011.


Images : 1) Notre-Dame de Paris (source) / 2) René Descartes (source) / 3) Raymond Queneau (source)

dimanche 17 juillet 2011

> Dans ma peau - Guillaume de Fonclare

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Bien sûr, comme lecture estivale, on trouvera plus léger que ce récit terrible et bouleversant. Mais il est pourtant difficile, dès qu’on en a lu la première phrase, de le lâcher avant la dernière. Paru chez Stock en 2010, Dans ma peau, de Guillaume de Fonclare, est un témoignage brut de souffrance autant que de dignité. L’auteur y convoque avec puissance et sobriété tout ce que l’écriture peut donner d’elle-même quand il s’agit de dire l’inadmissible, l’intolérable - et qu’il faut pourtant bien s’efforcer d’admettre et de tolérer. Guillaume de Fonclare est atteint d’une maladie orpheline auto-immune depuis qu’il a 37 ans. A dater de ce jour, il n’a cessé de se battre contre son propre corps, qui ne lui procure plus qu’une seule sensation : celle de la douleur. Ironie de l’existence, il occupe par ailleurs une fonction qui fait de lui le passeur de mémoire privilégié d’une autre douleur, celle que la Première Guerre mondiale a généreusement déversé sur des millions d’hommes. Il dirige en effet l’Historial de la Grande Guerre, situé à Péronne, au cœur de la Somme. Une position qui l’amène à restituer, dans un parallèle à la fois modeste et sensible avec le sort qui lui échoit, le vécu inconcevable de ceux qui ont été sacrifiés sur l’autel de cette autre guerre.



«Mon corps est un carcan ; je suis prisonnier d’une gangue de chair et d’os. Je bataille pour marcher, pour parler, pour écrire, pour mouvoir des muscles qui m’écharpent à chaque moment. Mon esprit ressasse d’identiques rengaines ; je ne vois plus les sourires de mes enfants, ni les tendres regards de celle que j’aime ; je ne vois que mes mains qui tremblent, mes bras qui peinent à amener la nourriture à la bouche et mes jambes qui ploient sous les poids d’un corps devenu trop lourd. Je ne suis plus qu’un homme mal assis qui songe sans fin, et si j’ai aimé ce corps, je le hais à présent. Nous cohabitons désormais et il a le dernier mot en tout ; je ne me suis résolu à cette idée que contraint.»


Tout est dit, ou presque dans ce premier paragraphe placé sous le signe de l'expérience de la douleur. La littérature ne manque pas de témoignages de cet ordre. On pensera notamment à la Doulou le journal incisif dans lequel Alphonse Daudet enregistra minutieusement les souffrances que lui infilgèrent la syphilis. Une expérience qui, pour répandue qu'elle soit, demeure pourtant foncièrement impartageable et ne résonne que dans la chair de celui qui la vit. Daudet, après et avant bien d'autres, en fit aussi l'amer constat :

«Douleur toujours nouvelle pour celui qui souffre et qui se banalise pour l'entourage. Tous s'y habitueront, excepté moi.»

Guillaume de Fonclare, historien, marié et père de deux enfants a un jour été rattrapé par un destin singulier auquel rien ne l’avait préparé. Il n’a même pas droit à cette infime consolation que peut apporter la désignation d’une maladie par son nom lorsqu’elle s’abat sur vous. Cette terminologie qui, à tout le moins, vous inscrit dans une communauté, vous connecte à d’autres, rend votre souffrance identifiable.

«J’aurais tant aimé pouvoir mettre un nom sur cette douleur, mais le mal dont je souffre n’en a pas».

Sujet à une maladie sans nom, sans histoire, sans «étiologie», l’auteur de ce récit est devenu l’orphelin de son propre corps. De cette douleur, personne ne sait rien, on n'en connaît ni l’origine (supposée toutefois génétique) ni l’issue. L’auteur de ce récit ne peut constater que le caractère dégénératif de la maladie sans nom qui l’affecte et il se sait probablement condamné, à terme, à une paralysie complète. Ce témoignage sans détour de ce que devient une vie dans un corps souffrant ne s’accorde pourtant aucune forme de larmoiement. Nous n’en apprendrons également guère plus sur l’aspect clinique de cette maladie orpheline. C’est depuis l’intérieur de sa peau que Guillaume de Fonclare construit son récit, laissant de côté toute forme de description médicale de ce qui se produit «objectivement» en lui.

Au bout du cercle concentrique des corps qui l’entourent, ceux de ces proches d’abord, puis de ces collègues, des visiteurs qui se rendent à l’Historial, on trouve enfin les corps fantômes des victimes de la Grande Guerre, auxquels il accorde une attention toute particulière. De par son métier d’abord, puisqu’il lui revient d’informer, de sensibiliser, de scénographier ce qu’a pu être la Première Guerre mondiale, cette boucherie d’un autre temps. Mais c’est également son expérience singulière et personnelle de la douleur qui l’amène à porter un regard aiguisé sur les blessures faites au corps par l’histoire. Si une forme d’intimité secrète semble se tisser peu à peu entre la souffrance de l’auteur et celle des Poilus de Verdun et du Chemin des Dames, c’est avant tout sur ce qui les différencie qu’il met l’accent. Car si la muséologie de la Grande Guerre n’a pas pour objectif de sublimer la douleur, la déréliction et la mort de millions d’hommes dans une forme supérieure de représentation où brilleraient des concepts tels que l’Honneur ou la Patrie, il n’en reste pas moins qu’elles peuvent revêtir une dimension historique, un sens éventuel qui les situe à des années lumière de la «torture égocentrique» que subit Guillaume de Fonclare.

«Je livre un vain combat, de mon sacrifice ne sortira aucune victoire ; du rempart de mon corps je ne protège ni ma famille, ni mes proches ; je ne défends aucun idéal. Je souffre, c’est tout.»

Dans une telle situation, la métaphore filée de la guerre, du combat, semble pourtant incontournable. Il s’agit de se battre contre son propre corps, un corps ennemi qui ne laisse aucun répit à celui qui le subit. Un duel de soi contre soi qui enclenche un processus où tout le monde est perdant.

«Je dois résister à toutes les offensives que lance mon corps contre lui-même, combat harassant dont nulle part ne sort vainqueur. "Je me grignote", pour parodier Joffre. Oui, je me grignote ; et c’est moi contre moi. Je suis un champ de batailles, de batailles perdues.»

Mais de ce hiatus entre la douleur solipsiste et sans retombée pour personne de Guillaume de Fonclare et la douleur historique des soldats de la Grande Guerre, le directeur de l’Historial de Péronne ne tire aucune conclusion grandiloquente à porter au bénéfice de cette seconde. Bien au contraire, l’épreuve qu’il endure joue finalement comme un levier qui le conduit à percevoir à fleur de peau le sort qui fut celui de nos aïeux jetés dans la tourmente de la Grande Guerre. Car derrière les listes de noms, les monuments, les plaques commémoratives, les musées, il y a avant tout ces «frères d’humanité qui ont combattu ici et comme ça». Et il s’en approche avec une extrême sensibilité qu’il est difficile de ne pas porter au crédit de l’expérience tragique qui est la sienne. Comme il le précise, un simple ralentissement de la vitesse de projection des images d’archive suffit à redonner une soudaine et effarante consistance humaine à ces «étranges pantins à l’allure saccadée» et nous permet de les voir enfin tels qu’ils furent. Nos grands-mères - bientôt de tristes veuves, et nos grands-pères, terrés dans des tranchées avec «toute cette boue qui colle ; cette poussière qu’on avale, ce froid qui mord, les odeurs, l’urine, la merde, des tripes», lieux bien réels et pourtant inconcevables puisque «nous imaginer y demeurer un quart d’heure nous affole». Une guerre d’un autre temps, dont nous sommes aujourd’hui éloignés comme du Moye Age, sans frappe ciblée ni dégâts collatéraux, où l’on pouvait encore envoyer des centaines de milliers d’hommes à la mort, certains que le nombre de vies viendrait fatalement à bout de toute la supériorité technique de l’ennemi. Les quatre cent cimetières de la Somme peuvent en témoigner. Pourtant, dans cette guerre lointaine, et Guillaume de Fonclare s’efforce de donner tout son poids à cette vérité, c’est une chair semblable à la nôtre qui a été lacérée.

«Ils souffrent comme nous souffrons ; un coup de baïonnette reste un coup de baïonnette, un bras arraché est un bras arraché».

Il n’y a plus de «mausers contre des lebels» ni de combats au corps à corps au fond des tranchées. Des termes nouveaux ont fait leur apparition et la guerre, sans doute toujours aussi absurde, se fait autrement. Pourtant, c’est à des hommes comme nous qu’il aura été donné de vivre cela. Guillaume de Fonclare tente aussi de nous rendre vivant ce qu’aura pu être le lot de ceux qui ont survécu : le silence des gueules cassées, les fils sans père, le traumatisme collectif de «tous ceux dont les livres d’histoire ne disent rien, dont les récits familiaux ne traduisent que les silences ou les étranges obsessions, sommets émergés d’icebergs de terreurs et de douleurs».

Et l’homme, derrière l’historien, s’inscrit ici en porte à faux par rapport à certains discours admis, à certains récits qui font l’impasse sur la partie immergée de l’iceberg.

«Car nul n’ a jamais, jamais gagné la guerre.»

Guillaume de Fonclare se défend de toute connivence morbide dans cette proximité ressentie. Il sait bien que seul ce qui est comparable peut-être comparé. Il est pourtant parfois amené, dans ce «regard croisé à un siècle de distance», à mettre son cœur à nu et à retrouver à travers les regrets qu’il éprouve, ceux que durent également connaître ses aïeux.

«Il m’aura fallu souffrir pour mesurer la valeur de ce que j’ai perdu, et il faut pleurer pour regretter de ne pas avoir ri lorsque le temps était à rire. Je sais qu’au fond de votre trou, ou à l’arrière dans un bistrot, ou dans les bras de Marie, fille d’un soir rue des Trois-Cailloux, vous avez regretté de ne pas avoir ri lorsque le temps était à rire».

Le temps n’est plus à rire, donc et quand Guillaume de Fonclare déclare que «la guerre est son quotidien», il est bien conscient de la polysémie de ses propos. Pour autant, il ne baisse pas les bras, et s’efforce de faire ce que firent peut-être les générations dont il nous parle : avancer tant bien que mal, «un pas après l’autre, vers un plus loin» qu’il a «appris à ne plus redouter».

Dans ma peau est un texte pudique et poignant où le récit d'une tragédie personnelle s'élargit sans cesse pour porter un regard empathique sur la souffrance oubliée des hommes de la Grande Guerre.









Guillaume de Fonclare, Dans ma peau. Stock. 2010.

Images : 1) Barbelés (Source) / 3) Guillaume de Fonclare (source)


mardi 5 juillet 2011

> Pierre Senges : ici et nulle part

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Notre soif d’imaginaire est insatiable. La littérature, la mythologie, les religions, regorgent de lieux merveilleux et de recoins insondables - et l'on se lasse rarement de feuilleter de temps à autre le Dictionnaire des lieux imaginaires d'Alberto Manguel et Gianni Guadalupi. Pierre Senges, dans un petit ouvrage enlevé et érudit, s’intéresse quant à lui à un autre aspect de ce désir d’ailleurs et d’autre chose : l’étrange volonté, tout aussi ancienne que la première, de réinscrire dans le réel ces espaces insituables dès que nous les avons inventés… Environs et mesures nous donne un large aperçu des efforts qui ont été déployés pour faire entrer dans le périmètre de la géographie humaine quelques uns de ces lieux emblématiques : de la bourgade de Cervantes au passage du Nord-Ouest en passant par le Paradis, l’Enfer, l’Atlantide, l’Eldorado, le royaume du prêtre Jean ou l’île de Calypso. Que ces tentatives pour trouver, localiser, toiser, décrire de tels mondes aient pris la forme de modestes propositions ou aient absorbé des vies entières et conduit aux sacrifices les plus fous, elles nous dévoilent finalement un surprenante dialectique. Car nous pourrions tout aussi bien, sans crainte de nous tromper, conduire notre première proposition vers son étonnant corollaire : notre soif de réalité est insatiable…



 
Les ellipses échauffent parfois les neurones. Pas moins de dix savants (sociologues, urbanistes, philologues, historiens, sémioticiens, métriciens…) furent mandatés et se penchèrent sur une carte au 1/20.000e de la Mancha pour répondre à une seule question : quelle pourrait bien être cette bourgade espagnole, située dans la dite région, dont Cervantès dit ne pas vouloir se rappeler le nom, et d’où son Quichote serait parti vers les aventures que l’on sait ? Résultats des courses et brusque retombée dans la poussière d’un hameau perdu mais bien réel : la bourgade en question ne pouvait être que Villanueva de los Infantes… Après tout pourquoi pas. Mais c’est une interrogation plus profonde qui agite Pierre Senges :

«Quant à savoir pourquoi six savants financés par les universités et les Conseils ont travaillé plus de vingt mois pour assigner un nom à ce qui n’en a jamais eu, un patelin appartenant à une pure façon de parler, c’est une autre histoire – et ça demanderait, pour être résolu, dix autres savants, deux autres années, autour d’une table : les cartes, les compas, l’obstination d’Achab.»

Hésiode situait le paradis au nord-ouest de l’Atlantique alors que Saint-Athanase le voyait plutôt, en raison des fleurs, des parfums et des fruits qui prolifèrent en ces contrées, au bout de l’Asie. Huit siècles plus tard, Richard de Haldingham rectifie le tir : le paradis est une île au-dessus de l’Inde. Au fil des siècles, des déductions et des supputations, les lieux se succèderont sans cesse : Palestine, Syrie, Galilée, Arménie, Chaldée, Assyrie, Brésil… On cherchera à justifier ces localisations par l’étymologie de certains toponymes ou au contraire par des relevés de terrain et des recoupements géographiques, notamment en tentant d’identifier les quatre fleuves du paradis du côté du Tigre et de l’Euphrate ou, à l’époque de Christophe Colomb, de l’Orénoque et de l’Amazone… Un goût de la précision décelable dans des efforts encore plus surprenants telle que la chronologie de la Création du monde :

«[…] vendredi 25 mars, création d’Adam ; de 9 heures à 11 heures, promenade d’Adam au jardin d’Eden ; de 12 heures à 15 heures, baptême de tous les animaux ; de 15 heures à 16 heures sieste et création d’Eve – après quoi, la vie continue.»

L’enfer n’aura pas été laissé pour compte et aura lui aussi eu droit à son lot de circonscriptions. Une légende populaire qui perdure depuis le XIIème siècle signale qu’ «il existe un trou en Irlande par lequel on pénètre aux Enfers». Giraud le Gallois les aurait situés le premier sur une île du lac Derg connue sous le nom de Station Irlande. Pourtant, les portes de l’enfer ont été plus généralement localisées en Sicile ou dans le sud de l’Italie. Les Anciens situaient volontiers le séjour des damnés du côté de Naples et de Nauplie, alors qu’au XIIème siècle, Jean Vézelay rapproche l’appellation d’ «ethniques», que l’on réserve aux âmes condamnées, à l’enfer de la montagne de l’Etna. On se sera également souvent interrogé sur la capacité d’accueil et les dimensions des réserves infernales. Galilée lui-même, alors âgé de vingt ans, entreprit vers 1587 d’établir avec précision la topographie des lieux décrits par Dante, n’hésitant pas à recourir à des équations mathématiques ainsi qu’à des instruments de mesure séculiers… Et Galilée ne s’arrêta d’ailleurs pas en si bon chemin :

«Sur sa lancée – la mathématique bien huilée ne connaissant pas d’échec -, Galilée parvient à établir la taille des géants (environ 25 mètres), puis celle de Lucifer, 1935 brasses, arrondies à 2000 pour corriger des errements inévitables chaque fois qu’il est question du diable : à savoir 1146 mètres.»

Pierre Senges nous retrace également une curieuse odyssée, vécue dans l’ombre d’Ulysse, celle d’un certain Victor Bérard, qui consacra pas moins de 20 ans de son existence à rechercher l’île de la nymphe Calypso, entre l’Espagne et le Maroc. Un objectif qu’il pensera finalement avoir atteint en foulant le sol de l’île de Pérégil, non loin du détroit de Gibraltar, en 1908… Il se persuade en effet, par de nombreux détails concordants, que ce bout de caillou ne peut être que l’antre qui abrita les amours du héros d’Homère et de la nymphe. Pourtant, quelque chose cloche… Il ne parvient pas à trouver les quatre sources mentionnées dans le poème. Il lui faudra quatre années supplémentaires pour se persuader définitivement que l’île Persil au pied du mont des Singes est bien celle qu’il cherchait. Il y retourne en 1912 et se convainc définitivement que cette île est la bonne… Comme le précise Senges, en guise d’épilogue à cette aventure aussi édifiante que cocasse :

«...d’ailleurs, cette fois, il trouve les quatre sources, Pérégil est bien l’île de Calypso, Homère et la géographie moderne se touchent, il n’y a pas de déchirure entre l’ancien monde et le nouveau, ni entre la fable et la réalité de terrain ; le réenchantement est possible dans un sens comme dans l’autre. En assignant Calypso du côté de Gibraltar, Victor Bérard n’enchaîne pas la nymphe comme Prométhée au Caucase : à sa manière maladroite mais si détaillée, décousue, parfois inventive, d’érudit, il prouve que l’univers des dieux archaïques compte sur l’approbation et sur la protection de bibliothécaires comme lui.»



 
Quoique la quête de Victor Bérard ait été l’une des plus longue et des plus symptomatique, les itinéraires d’Homère n’auront eu de cesse de susciter des explorations de reconnaissance de l’Antiquité jusqu’au XXème siècle. Ces périples, menés à des fins scientifiques (déceler les lieux réels qui constituent le soubassement de l’œuvre poétique), Pierre Senges les passe en revue, non sans s’interroger au passage sur un paradoxe pour le moins confondant : comment se fait-il que toute ces chercheurs et explorateurs n’aient jamais envisagé, alors que l’œuvre d’Homère abonde en scènes et en personnages merveilleux ou imaginaires, que les lieux où se rend Ulysse aient pu l’être aussi… Et ce que Senges dit ici de Bérard est valable pour tous ceux qui l’ont précédé ou lui ont succédé

«Bérard suppose peut-être un souci de vraisemblance de la part d’Homère ou de ces dizaines d’hommes constituant Homère ; il imagine des auditeurs scrupuleux, qui acceptent l’enchantement, l’invisibilité d’Ulysse, l’intervention d’Athéna, les géants à un seul œil, la métamorphose des marins en pourceaux, mais n’admettent pas l’idée d’une île perdue sans détermination au beau milieu de la Méditerranée.»

Rien de tel qu’un sol ferme pour asseoir les envolées du rêve et de l’esprit…

«On ne peut pas épouser Calypso, elle se dissimule, on ne peut pas lui conter fleurette, elle est un enchantement ; en revanche, on peut toujours débarquer sur l’île de Pérégil autant de fois que ça nous chante.»

Pierre Senges recense encore plusieurs autres quêtes, effeuille avec humour et gourmandise nombre d’expéditions, constructions théoriques, syllogismes géographiques qui tous on poursuivi indéfectiblement le même but : pouvoir ancrer sur quelque carré de notre bonne vieille terre ou en un point précis de nos océans familiers, les royaumes et les pays les plus improbables…

L’ouvrage s’apparente à un essai, mais un essai vibrionnant… Rien d'encyclopédique, ni dans le ton, ni dans le style. Senges ne s’embarrasse ni de notes en bas de page, ni d’interminables références bibliographiques. Les noms y sont, il faut lui faire confiance et libre à chacun de pousser plus loin le bouchon s’il le souhaite. L’auteur se fait plaisir, on le voit bien. Il brasse, recense, énumère, déroule des listes sans fin d’explorateurs, de savants, d’exégètes et de fous, célèbres ou méconnus, qui ont tous succombé à cette étrange obsession de placer sur une carte des territoires nés de l’imagination de quelques uns ou de lointains rêves collectifs. Et pourtant ces listes n’ont rien de poussif. Elles fendent l’air. La phrase de Pierre Senges est toujours ciselée, précise, portée par un humour et une intelligence jubilatoires.

Et s’il se promène avec une telle bonne humeur au cœur de ses tentatives aussi nombreuses que chimériques, c’est sans doute parce qu’elles lui inspirent une sorte de tendresse. Elles ne font finalement que révéler le «trop humain» dont nous sommes tous faits...

«Celui qui assigne une place à des pays imaginaires exprime seulement l’espoir le plus brut, vulgaire mais vital, de voir son imaginaire compatible avec le monde où il a échoué, celui-là et pas un autre : et qu’ils s’entendent tous les deux, qu’ils composent, qu’ils sympathisent, qu’ils nous permettent un jour prochain de cesser de chercher la chose vraie au-delà des apparences.»


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Pierre Senges, Environs et mesures. Gallimard. 2011


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