dimanche 21 novembre 2010

> La Brebis galeuse - Ascanio Celestini






Le procédé qui consiste à nous donner le monde à voir à travers les yeux d’un narrateur qui n’en possède qu’une vision tronquée, orientée, amoindrie, n’est pas nouveau. La parole de l’enfant, celles du fou, de l’idiot, du criminel ou du malheureux qui s’ignorent ont fait florès en littérature. Elles permettent souvent à l’écrivain d’aborder des territoires de la réalité difficilement soutenables sans ce biais ou de nous introduire dans des univers, vécus ou imaginés, qui sont habituellement considérés de l’extérieur. De ce parti pris narratologique, qui place souvent le lecteur dans la situation d’en savoir plus que le narrateur lui-même, surgissent parfois des étincelles, naissent des surprises, des révélations. Pourtant, s’aventurer sur ce terrain de manière réellement personnelle et convaincante appelle un degré d’audace et une capacité d’empathie qui ne sont pas le lot de tous les écrivains. Avec la Brebis galeuse, son dernier récit paru aux Editions du Sonneur en janvier 2010, Ascanio Celestini retrouve la magie de la formule. Avec un style à la fois sombre et gouailleur aux accents de théâtre populaire il nous entraîne vers un institut psychiatrique du fin fond des Abruzzes. A travers les mots, les rêves et les fantasmes de l’un de ses « pensionnaires », il nous fait visiter de l’intérieur une existence vécue entre quatre murs gris. Un monologue féroce, drôle, irrévérencieux et un récit bouleversant.





Le narrateur qui n’a pas de nom, pas encore, est d’abord un enfant ou plutôt revient sur son enfance. Mais le ton, la parole resteront les mêmes. Il n’y a pas de recul, pas de rétrospection, le temps semble ne s’être jamais écoulé et c’est le même regard qui est posé sur le monde tout au long du récit. Un enfant de la campagne qui vit seul avec sa grand-mère et qui se trouve d’entrée de jeu hors circuit, « une pomme pourrie», « une brebis galeuse » dont la grand-mère achète ses passages dans la classe supérieure en livrant des œufs au directeur de l’école. A l’image de cette grand-mère de basse-cour restent attachés quelques gestes et cette façon de souligner la fraîcheur des œufs qu’elle gobe en toute occasion après y avoir percé un trou avec l’ongle du petit doigt : « il est frais cet œuf, qu’il pue encore le cul de la poule ».

Mais pour cet enfant simplet, cet « idiot du village » en puissance, les dés sont jetés. Le verdict est simple et sans appel : «Il est faible en mathématiques. Il est faible en géographie. Il est faible du cerveau » ; sur les bancs de l’école, on le tient à l’écart afin qu’il ne pourrisse pas les autres.

Une enfance pourtant bercée de rêves d’enfant. S’il mange systématiquement les insectes qu’il trouve dans la sacristie, mouches, fourmis, araignées, s’il joue avec Pancotti Maurizio, un enfant encore plus attardé que lui («il mange de la terre et il a les dents sales»), il est amoureux de Marinella, et des héros traversent son univers : Zorro, Tarzan, Batman. C’est pourtant dans un vieux costume de lapin rapiécé qu’il sera tenu, à son grand désespoir, de participer au carnaval de la paroisse. Un déguisement aussi ridicule et artificiel que les saintes statues de l’église dont il se défie très tôt au fond de cette province italienne pourtant pétrie de catholicisme pur jus :

« Je regarde ces pantins et je n’y crois pas que ce sont des saints. Ils ont l’air de prêtres gigantesques avec des déguisements de saints de carnaval et une auréole en fil de fer. Une fausse auréole, comme le fil de fer qu’il y a à l’intérieur de mon oreille de lapin. »

Sa grand-mère l’accompagne déjà à «l’institut des fous» où elle se rend régulièrement avec des sacs remplis d’œufs frais, le seul bien qu’elle semble décidément posséder, à consommer, offrir ou utiliser comme monnaie d’échange. Dans cet institut l’enfant découvre d’abord «ces pauvres fous qui criaient et crachaient sur les murs» et la sœur qui règne sur les lieux, fidèle à la représentation simple et expéditive qu’elle s’est forgée de sa mission :

«ça n’a aucune importance si ces pauvres créatures perdent leur pantalon. La seule chose qui importe est qu’ils se lèvent rapidement et qu’ils arrivent à l’heure au petit-déjeuner. La cure de l’asile, c’est de faire les choses à temps ».

Règle de vie dont la « brebis galeuse » perçoit la ligne de force :

«Se réveiller, se laver, chier, pisser, s’habiller, manger, dormir. Chaque chose en son temps. Et la vie continue».

Et puis l’enfant découvre aussi qu’il a une mère dans cet institut, une mère dont il ignorait jusqu’à l’existence et qui donne soudain sens à ces visites régulières :

« Moi, je regarde cette mère, je ne savais même pas que j’en avais une et il me semble que c’est une vieille. Une vieille encore plus vieille que ma grand-mère. Une pauvre vieille avec le visage triste »

Cette mère appartient à la catégorie des fous «qui eux, sont toujours éteints». Elle est percluse d’électrochocs, mais les accès de violence qui l’arrachent parfois à son état végétatif (« une fois elle a mordu une sœur au visage et elle en a arraché un morceau ») l’auront conduite sous le bistouri du docteur de l’institut, « un génie à prix Nobel » pour une lobotomisation sans trépanation crânienne, nec plus ultra de la chirurgie psychiatrique moderne (des années soixante).

L’enfant n’oublie rien des détails scabreux de la vie de cette mère étrangère, et quand il faudrait lui baiser le front à la veille de sa mort, la prudence reste de règle :

« Ma grand-mère me dit "embrasse ta mère". Et moi je dis "non. Parce que sinon elle va me mordre le visage"

Et ma grand-mère me dit "embrasse-la. Embrasse-la maintenant parce que ta mère elle va mourir demain".

Et moi je lui dis "je l’embrasserai quand elle sera morte. Morte elle ne m’arrachera pas un morceau de visage".

C’est ce que j’ai fait. Quand ma mère est morte, je l’ai embrassée sur le front.

Elle avait la tête dure comme une brique. Une brique que je venais d’embrasser. »

Triste tableau que ne relève que le regard sans pathos que l’enfant pose sur lui-même et ceux qui l’entourent et le contraste que la plume mordante de Celestini laisse transparaître entre ces «fabuleuses années soixante» toutes en promesses et progrès technologiques et ces petites vies détraquées, oubliées du monde et de la société, au fond d’un îlot de ruralité sur lequel l’histoire ne semble pas avoir de prise.


C'est alors qu'à l’occasion d’un « entracte », notre narrateur passe soudain la main :

« Je suis mort cette année.
Avant de mourir, j’ai rencontré Nicola »

Nicola a passé trente-cinq ans de sa vie à l’institut, et c’est cette vie qu’il va raconter. Nicola n’a jamais été inscrit sur les registres de l’institut parce qu’il n’a jamais eu d’état civil, son père ayant oublié de le déclarer. Il est ainsi devenu une sorte de «clandestin», un «petit malade», «un fou qui aide les infirmières dans leur tâches en échange de quelques cigarettes».




Dans la seconde partie du récit c’est donc Nicola qui se raconte, mais le premier narrateur nous aura prévenu :

«c’est l’histoire d’un fou, ce n’est pas la peine de croire tout ce qu’il dit».

Nicola est né lui aussi dans «les fabuleuses années soixante», il vend du fromage sur le marché avec son père, mange parfois du caca de brebis et il croit aux Martiens. Il est même convaincu que les Martiens veulent connaître le goût des hommes, telle ces femmes en mission spatiale qui viennent parfois, contre de l’argent, lécher ses frères dans leur cabane perchée en haut de la montagne. Un soir, il rencontre l’une d’entre elles et s’engage un dialogue sur cette étrange mission qui consiste à «lécher des hommes nus». Mais lorsque les frères sortent et lui demande de « finir le travail », celle-ci s’enfuit et menace de se rendre au village pour prévenir leur père. Ils lui lancent alors des pierres et la femme émet bientôt d’étranges grognements. Nicola assiste jusqu’au bout à la scène :

« Mes frères continuent à gronder et à lancer des cailloux jusqu’à ce que la plainte se taise pour toujours. Comme si, à force de lancer des cailloux, ils avaient tué la nuit ».

Le carabinier qui interroge Nicola le lendemain n’obtiendra aucun élément lui permettant d’éclaircir ce que le lecteur aura compris être un meurtre. Le fait est que c’est à dater de cet événement que le père de Nicola emmène son fils à l’institut pour une première série d’électrochocs :
« La lumière de l’asile électrique fait disparaître la peur du cerveau des enfants malades. Parce qu’en vérité c’est le noir qui fait peur aux enfants. Et on peut mourir d’avoir peur dans le noir ».

Dans la troisième partie du récit le premier narrateur reprend la parole et revient sur les années passées à l’institut auprès de Nicola. Les distractions sont rares au milieu des «pauvres fous». Ils donnent la main, aident les malades à prendre leurs repas, à s’habiller, se déshabiller, distribuent les pastilles et les médicaments. Ils vont parfois fumer une cigarette sur la terrasse, parlent de la mort, des chinois qui clonent Alberto Sordi et lui font faire «un film cochon où il lèche la brebis Dolly». Nicola s’amuse à compter les pets continus de la sœur, trop sourde pour les entendre elle-même. La grande et la seule sortie c’est le supermarché, où ils se rendent parfois pour faire les courses avec la sœur. Dans ce temple de la consommation qui étale sous leurs yeux tout ce dont ils sont privés, ils se laissent traverser par les slogans publicitaires : on y trouve «le yaourt Müller faites l’amour avec le goût qui est bon parce qu’il est velouté», «les pâtes barilla qui ne collent jamais», l’eau gazeuse Ferrarelle qui ne fait pas roter… Un jour, le narrateur rencontre une caissière sous les traits de Marinella son ancien amour. Il propose à celle-ci de le suivre à l’asile pour venir voir «comment vivent les fous», mais elle décline son invitation et lui dépeint, clin d’œil ironique de Celestini, une autre prison, sorte de réplique inversée de l’institut psychiatrique.


« J’aimerais bien les voir, mais je ne peux pas sortir du supermarché. Depuis qu’ils m’ont embauchée au supermarché, je ne suis pas sortie. A l’intérieur, il y a des logements pour ceux qui travaillent ici. L’entreprise est contente si on reste ici après les heures de travail. Elle dit que c’est hygiénique, comme ça nous ne ramenons pas ici les microbes des maladies.

Et puis ici on est bien parce que le climat est toujours le même. C’est celui de l’automne à Rome. J’ai même l’impression d’entendre le bruit du vent au rayon surgelé, même si les caissières disent que c’est le bourdonnement des frigos.

Devant les bâtonnets Findus et les pizzas précuites Buitoni, j’ai l’impression d’être à une fenêtre sur la colline du Janicule à prendre le vent de la Rome des papes. Parfois quand j’ai fini mon service, je vais me promener. Je peux rester des heures entières parce que le supermarché est ouvert même la nuit et qu’il ne ferme pas à Noël. La lumière ici à l’intérieur reste toujours allumée. »

Le directeur du supermarché apparaîtra plus tard sous la figure de Jésus-Christ et permettra au narrateur, au cours d’un rêve éveillé où sont reconvoquées toutes les figures de l’enfance, de manger enfin et sans aucune restriction, tout ce qu’il souhaite : «pizzas précuites», «bâtonnets Findus», «packs de vin Tavernello», «dentifrice Aquafresh» et «même les revues avec les femmes qui ne lèchent pas les hommes nus, mais font voir leurs seins nus pour nous rappeler que le monde n’est pas fait seulement de massacres et de tribunes politiques»… Autant d’aliments, qu’une fois rassasié, il vomira ensuite sans fin dans une sorte d’apothéose où s’entremêlent les cauchemars de l’enfance et les rêves dévoyés :

« Après avoir fini de vomir, j’ai regardé autour de moi.

Il y avait ma mère, qu’on avait détachée et qui semblait tranquille. Ma mère qui me disait "remercie tous ces braves gens du supermarché. Ce sont tous des saints. Les caissières qui rient des gaz que lâche la sœur sont des saintes, Marinella qui t’aime est une sainte, et le directeur est le plus saint de tous. Remercie le directeur. Lui, c’est le chef des saints, c’est Jésus-Christ." »

Ascanio Celestini met en scène un monde qui a tout d’un monstre bicéphale, un monde consumériste gouverné d’une part par «un Christ cannibale qui ressuscite les morts pour les manger vivants» et d’autre part par un Christ qui «ressuscite les vivants pour les faire mourir ».

Dans le récit de cette longue réclusion, on apprendra bientôt, presque par hasard, au détour d’une phrase de la sœur, ce que l’on pressentait depuis longtemps : il n’y a bien qu’un seul et même narrateur, dont Nicola n’est que le double inventé, le frère de solitude ; une seule et même existence disloquée où la souffrance et les frustrations se mêlent aux rêves et aux fantasmes ; une seule et même famille tissée de secrets, de violence, de misère. Et en arrière-plan de ce monologue burlesque et déchirant se dessine l’image d’une société de consommation qui ne fonctionne de part et d’autre que grâce aux hommes qu’elle vomit dans le silence.

Ascanio Celestini a composé ici un récit puissant où l’on retrouve quelque chose du souffle de Dario Fo. On pensera notamment au ton débridé et iconoclaste de Mystère Bouffe ou à la virulente critique sociale de Récits de femmes (co-écrit avec son épouse Franca Rame). Ce récit peut être lu comme un roman mais appelle également, par sa composition et son écriture, une forte dimension dramaturgique* (et il a d'ailleurs plusieurs fois été mis en scène). Si le réalisme de la situation s’estompe et semble balayé par la parole subjective, débordante et schizophrénique du narrateur, la réalité sociale est pourtant tenue bien en joue derrière cette parole. Et à la façon dont le texte d’Ascanio Celestini résonne longtemps en nous après sa lecture, on comprend qu’il n’a pas manqué sa cible.

Note :
*Hésitation relayée par l’éditeur qui nous présente à la fois la Brebis galeuse comme le premier roman du dramaturge (note sur l’auteur en quatrième de couverture) et comme une «pièce traduite à l’initiative et avec le soutien de la Maison Antoine Vitez» (mention précédant les références éditoriales).















Ascanio Celestini, La Brebis galeuse. Editions du Sonneur. 2010. Traduit de l'italien par Olivier Favier

Images :1)  Modigliani, Le jeune paysan (source) / 2) Solitude (source) / 3) Ascanio Celestini (source)