mardi 18 octobre 2011

> Georges-Arthur Goldschmidt : la douleur et la langue

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Il y a des livres qui ont besoin d’espace, de respiration, qui ne peuvent circonscrire l'essentiel que par la bande. Et puis il y en a d’autres qui plongent directement dans le nerf de la dent, là où ça fait mal, là où tout se joue. Le poing dans la bouche, de Georges-Arthur Goldschmidt, est de ceux-ci. Encore faut-il être à la hauteur de cette densité, de ce pari. Rares sont les auteurs qui y parviennent. Car cet espace restreint où tout se joue n’est pas une construction littéraire, encore moins un édifice spéculatif. Il appelle sa part d’expérience, il doit avoir été, d’une façon ou d’une autre, traversé par le corps. Il est faux de dire que la vérité est une notion obsolète et inopérante en littérature. Elle est au contraire une question centrale. Ecrire aussi près de la vérité, de « sa » vérité, peut tout autant passer par la fiction la plus débridée que par l’essai philosophique ou autobiographique. L’exercice relève d’abord d’une exigence de tension et de clairvoyance et il est immédiatement repérable.

Alors que dire d’un livre si fort, si âpre et si peu commun ? Le poing dans la bouche est un récit autobiographique qui, arrivé à un certain stade, ne peut plus se poursuivre qu’en s’éclipsant totalement pour laisser place à une lecture de l’œuvre de Kafka. Aucun tour de passe-passe, pourtant, dans ce basculement. Aucune rhétorique. Juste un cheminement singulier où il est d’abord question d’un enfant allemand d’origine juive réfugié en France, de la haine qu’il a vouée à sa langue maternelle quand celle-ci était devenue la langue de la violence et du chaos, de son glissement de survie vers le français. Un cheminement où très tôt, la littérature apparaît comme une planche de salut et s’impose comme une expérience indépassable. Jusqu’à la rencontre de cette œuvre qui va trouver, au cœur d’une existence marquée du sceau de la faute et de la déchirure, la place exacte qui l’attendait.



En 1943, cela fait cinq ans que Georges-Arthur Goldschmidt a quitté l’Allemagne en raison de son ascendance juive. Il est passé par l’Italie et la Suisse avant de s’installer dans le pays que ceux qu’ils fuyaient allaient bientôt occuper. C’est en octobre de cette année-là, il s’en souvient comme d’une «surrection», qu’il découvre en recopiant pour une punition un passage des Caractères de La Bruyère, la magie d’une langue qui l’habite sans qu’il s’en soit rendu compte.

«Dans la détresse quotidienne, cette langue que je recopiais faisait un surprenant et merveilleux refuge.»

Expérience qui inaugure, au-delà de ce passage à la langue salvatrice, un saut dans l’éblouissement littéraire. A travers des textes de La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, la littérature est d'abord vécue comme une déflagration, et dans toute son épaisseur charnelle.

«Le corps était donc à proximité des mots pour que la « pensée » fasse à ce point à la fois trembler et suffoquer»

Cette rencontre est donc indissociablement liée au français, passerelle vers un retour soudain à la parole et au sens, dont Goldschmidt avait d’abord été expulsé, au cœur même de sa propre langue maternelle, par les aléas de l’histoire. On a beaucoup écrit sur ce terrible déchirement linguistique auquel se sont trouvés confrontés de nombreux allemands victimes du nazisme. Ruth Klüger l’évoque à plusieurs reprises dans ces récits autobiographiques (dont nous avons parlé ici et ici), elle qui, durant cette période de son enfance où elle fut détenue à Teresenstadt, n’avait pas d’autre langue pour se donner le change :

«Ne posséder pas d’autre langue que celle des détracteurs de ce peuple. N’avoir aucune opportunité d’en apprendre une autre »

On pense aussi à Aharon Appelfeld et à son bouleversant dernier livre, le Garçon qui voulait dormir. Ce roman largement autobiographique n’est pas sans résonance avec le texte de Goldschmidt. Le narrateur s’arrache à sa langue maternelle pour s’immerger dans l’hébreu, qu’il apprend en recopiant la bible, et qu’il choisit comme langue d’écriture, dans un mouvement complexe d’acculturation et de renaissance à soi. L’allemand, irrémédiablement défiguré par l’abomination nazie, devient une langue où il ne peut plus se retrouver, alors même qu’elle demeure la langue des parents perdus, celle dans laquelle le père et la mère s’adressent à lui dans ses rêves, lui reprochant parfois de s’en éloigner.

Cette douleur d’être exclu de sa propre langue, ce rejet impossible, sont également évoqués avec une force aiguë par Georges-Arthur Goldschmidt.

«C’était de cette langue qu’était faite la tessiture profonde de mon âme et c’était elle qu’on m’interdisait, c’est par elle qu’on me signifiait d’avoir à disparaître, bouche inutile, parasite destiné à l’élimination».

Ou encore ici :

«J’avais toujours su que je n’aurais pas dû exister, au fond, que ce n’était pas normal d’exister quand on était moi, et pourtant ma langue m’était si naturelle, elle faisait tellement partie de moi que je la confondais avec l’air que je respirais, sa poésie était mienne comme le souffle de ma mère».

Difficile, bien sûr, de ne pas penser aussi à Celan, dont toute la poésie peut également être lue à l’aune de cette impossible séparation. C’est l’un des axes importants que développe l’essai d’Alexis Nouss, Celan, les lieux d’un déplacement. Philosophe et traducteur de Celan, Nouss envisage l’œuvre du poète comme une entreprise de déplacements multiples et notamment de dépassement de la langue dans la langue. Car si la question de la possibilité d’une écriture poétique après Auschwitz est au cœur de son œuvre, le fait d’inscrire cette écriture dans la langue qui fut celle des bourreaux rend cette interrogation encore plus vive.

Georges-Arthur Goldschmidt a lui aussi, à un autre niveau, éprouvé cet exil interne. La langue douce, populaire, poétique, la langue des contes, celle de l’enfance d’avant la fuite, s’est trouvée ensevelie sous celle qui n’a bientôt plus servi qu’à dire la loi, le châtiment, l’expoliation. Une langue qui ne portait plus qu’un message de mort à son attention. En tant qu’être humain il s’est donc vu exclu de sa propre langue, autant dire de son propre corps, et réduit au silence.

«Par les seules contingences historiques, on est ainsi d’emblée voué à l’indémontrable identité : je ne suis pas ce que vous dites et vous ne dites pas ce que je suis : ce que je suis est sans mots.»

 

Ce silence s’est traduit parce qu’il a cru être un temps l’oubli de sa langue maternelle, dans le contexte de l’occupation où absolument personne ne parlait un mot d’allemand, identifié comme l’idiome de l’envahisseur et celui de tous les dangers. Et c’est donc le basculement vers le français qui va venir combler ce silence. Mais tout comme en 1943 Goldschmidt découvre que le français est devenu sa langue sans qu’il s’en aperçoive, il découvrira bientôt qu’on n’oublie pas sa langue. Ses études l’amèneront à nouveau à s’immerger dans cette zone dangereuse dont il s’était cru séparé. Il devra composer avec un bilinguisme traversé par cette histoire singulière et douloureuse, passer constamment de l’une à l’autre langue. Si ce récit ne l’évoque pas on sait que Godlschmidt obtiendra l’agrégation d’allemand en 1992. Le français restera pourtant toujours sa langue d’écriture et c’est vers le français qu’il traduira Nietzsche, Kafka, Peter Handke alors que jamais la traduction du français vers l’allemand ne semble l’avoir tenté.

Parlant de l’allemand Goldschmidt précise que toute sa vie il n’aura cessé d’être «confronté à ce champ linguistique qui réunit l’extrême du poétique et l’absolu du crime», une assertion que n’aurait, là encore, sans doute pas renié Celan. L’immersion dans la littérature et l’exercice de la traduction lui auront sans doute permis de gérer au mieux ce paradoxe mais pas d’en venir à bout. La rencontre avec Kafla, auquel Goldschmidt consacre presque la moitié du Poing dans la bouche, ne sonne d’ailleurs pas tant comme une réconciliation définitive avec une langue que comme une découverte inédite et restée pour lui inégalée du pouvoir de la littérature, de sa capacité, parfois, dans quelques livres rares, à vous situer de manière parfaite, à désigner le lieu exact de votre existence.

«Je savais désormais où j’en étais, l’horizon intérieur avait désormais trouvé son cercle. Kafka en avait établi la géographie interne et tracé le champ»





C’est donc en lecteur « subjectif » que Goldschmidt aborde volontairement cet auteur qui l’a marqué de manière définitive, n’hésitant pas à déclarer «Joseph K. c’était moi. Il se situait à ma façon dans l’espace, son regard était le mien, nul personnage, jamais, ne se plaça à ce point en moi […]»

Les livres ont peu à peu habillé la nudité que le destin semblait lui avoir réservé, à lui, l’enfant juif vivant caché et reclus dans une pension de province. Si Hector Mallet a donné un visage à sa condition d’orphelin, si Rousseau a mis en lumière le trouble érotique que la punition et le châtiment corporel allaient aussi lui procurer, c’est Kafka qui a ouvert la voie à l’essentiel. Et c’est bien sûr autour de l’indéfinissable culpabilité qui est au cœur de l’œuvre de Kafka que s’opère la confluence et la révélation. Kafka incarne inlassablement la parole de l’accusé, de l’homme sursitaire, il fait de cette blessure muette le moteur de son écriture et trouve, mieux que personne aux yeux de Goldschmidt, les mots pour dire le grand délaissement de l’homme. Mais cette « étincelle » n’est pas seulement le résultat hasardeux de deux courbes qui se croisent, celle du lecteur et celle de l’écrivain, sur le thème de la persécution. Car si la littérature pouvait offrir à Goldschmidt un large échantillon de témoignages ou de récit de vie qui fussent encore plus proches de son parcours personnel, seul Kafka parvenait justement, par «l’extraordinaire netteté d’une langue»«on ne lit pas les mots mais la courbe de sens qu’ils établissent» et par la dimension universelle et decontextualisée des personnages et des situations qu’il met en scène, à indiquer ce lieu d’où tous les autres découlent et à permettre ainsi à chacun, dans sa singularité même, à se retrouver dans ses textes.

C’est ainsi que Goldschmidt laisse peu à peu Kafka envahir son récit au point de l’interrompre. Le «je» devient soluble et disparaît finalement tout à fait, cédant le terrain à un voyage dans l’œuvre de Kafka. Mais c’est une ruse, Goldschmidt parle encore et toujours de lui. C’est simplement la manière la plus vraie qu’il ait trouvé de nous faire sentir à quel point la littérature, surgie parfois comme une bouée au milieu de l’océan, peut être inextricablement liée à une vie d’homme :

«Il y a ainsi quelques rares livres grâce auxquels on parvient à se libérer de cette menace toujours présente de la démence précoce, des livres dont on découvre qu’ils empêchent de gratter le sol, de griffer l’herbe, de pleurer d’un seul coup des années de désespoir, d’irrémédiable séparation, de foyer perdu, de mère à jamais disparue.»













Georges-Arthur Goldschmidt, Le poing dans la bouche. Verdier. 2004.


Images : 1) Odilon Redon, Le silence (source) / 3) Vavro Oravec, Portrait de Kafka (source) / 4) Pablo Picasso, La lecture (source)


mardi 4 octobre 2011

> Promenade dans un parc - Louis Calaferte

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Promenade dans un parc est un recueil de textes courts que l’on aura peut-être déjà croisé dans l’œuvre prolifique de Louis Calaferte. Publié en 1987 chez Denoël, il reparaît aujourd’hui dans la collection l’Imaginaire de Gallimard. Réédition qui nous permet de constater combien ce livre (qui est loin d’être le plus connu de l’auteur de Septentrion et de la Mécanique des femmes) bat encore d’un sang neuf et pose un regard tranchant et décalé sur une modernité qui n’a pas pris une ride. Dans une note postée sur son blog, les Ruines circulaires, Bustos soulignait la présence notable, en cette rentrée littéraire, de romans relevant de la contre-utopie et qui semblent vouloir révéler «les symptômes secrets des dysfonctionnements de notre monde». Ecrites il y a presque quinze ans, ces proses de Calaferte offrent pourtant un bel écho à la tendance dystopique actuelle. Le parc où l’on nous promène est le jardin zoologique dans lequel se délite lentement une humanité réduite à sa face obscure. Les petits travers y ont été dopés, les bobos sont devenus des plaies purulentes et l’égoïsme, la cruauté, la solitude constituent la nourriture quotidienne d’une société en chute libre. Navigant entre l’étrange, l’anticipation sociétale, et le réalisme sarcastique, Calaferte compose ici une mosaïque de personnages dont la réclusion prend des formes diverses mais qui sont tous confrontés, de près ou de loin, au plus sombre d’eux-mêmes et de leur prochain.





Un fils qui crève régulièrement de peur en se jetant dans le vide pour apprendre à voler, comme son père, lui, y parvient si aisément.

Un nouveau-né emmailloté de bleu qui se voit contraint d’assurer, par ses gestes naturellement maladroits, la circulation routière au carrefour d’une grande ville.

Une araignée suicidaire qui se retrouve malencontreusement suspendue à un fil de sa toile au moment du grand saut

Un homme tronc, obèse, aveugle et gélatineux, érigé en star du comique.

Des aïeux qui endossent le rôle de cafards nuisibles au cours de jeux routiniers et cruels.

Des enfants quotidiennement fusillés dans le cadre de rituels que leur imposent leurs parents.

Un homme discret et tout à fait ordinaire devenu, sans qu’il comprenne pourquoi, célèbre au point que l’on connaît ses moindres faits et gestes sur les quatre continents.

Voici quelques unes des scènes que l’on peut contempler dans le grand parc de Calaferte. S'il joue sur une large gamme de situations pour laisser transparaître différentes formes de déchirement, on retrouve un certain nombre de figures récurrentes.

Il y a par exemple des solitaires, beaucoup de solitaires. Des solitaires qui ont été lâchés par tous et par tout ou au contraire des reclus volontaires s’efforçant de préserver leur imperméabilité aux autres et au monde. Mais finalement, la différence est bien mince et la solitude, qu’elle soit subie ou phobique, porte toujours la trace des blessures du monde. On pense par exemple à cet homme qui, éternellement assis sur sa chaise, ne perçoit plus ce qui lui est extérieur que par les infimes tressaillements de son parquet. Ou à cet autre qui se calfeutre chez lui et, tel le héros du Silenciaire d'Antonio Di Benedetto, voudrait finalement éradiquer de son environnement toute forme de perception sonore.

Autre leitmotiv, celui de la ville, toujours hostile, inquiétante : la ville où l’on se perd, la ville où l’on ne vous attend plus, la ville où l’on ferme la gare à double tour avant de vous laisser rejoindre les ombres qui s’y sont déjà dissipées.

La force de ces textes tient aussi dans leur accointance avec le réel. Non pas simplement parce que les dérapages fantastiques de Calaferte se nourrissent d’excroissances bien humaines mais aussi parce que certains récits se rétractent soudain vers des situations tout à fait réelles ou d’un réalisme à peine « tremblé », qui mettent en scène des expulsés, des internés, des déclassés, des mal logés. Tout le talent de Calaferte consiste alors, dans la proximité qu’il établit entre ces témoignages si proches de nous et d’autres histoires plus extravagantes, à nous faire ressentir la misère sociale la plus tangible comme une énormité digne de la littérature d’anticipation. Si les cauchemars d’aujourd’hui sont les réalités de demain, les mauvais trips d’hier ressemblent bien à la réalité d’aujourd’hui.

La déviance introduite par rapport au réel est parfois forte parfois plus légère. De même, si l’effet de chute peut être au bout du récit, on reste aussi souvent en suspension. Et la souffrance résonne à tous les diapasons. Il est ainsi aussi pénible, douloureux et au final inconcevable de s’égarer à quelques mètres de son appartement que d’être perdu en pleine forêt au milieu de la nuit

«Un seul point doit occuper ma pensée, comme le feraient les données d’un problème d’arithmétique élémentaire : en deux ou trois enjambées je puis me retrouver chez moi, mais il se peut également que cette distance en apparence négligeable soit la plus considérable de celles que j’aie jamais eu à parcourir. L’erreur d’appréciation ne m’est donc pas permise.»

La peur ne se mesure pas tant à la volumétrie objective des événements auxquelles elle s’accorde qu’à son intensité. Le doute peut surgir partout et à tout instant et les êtres que campe Promenade dans un parc sont friables à souhait. La fragilité profonde qui les habite peut se manifester à de grandes comme à de petites occasions. Certains sont meurtris qu’on ne les applaudisse pas quand ils parlent ou qu’on ait oublié leur nom. D’autres sont réduits en esclavage, martyrisés, affamés, rabaissés au rang d’objets ou d’animaux.

Et pourtant, pour décrire cet univers infernal ou nauséeux, Calaferte utilise ici un style d’une froide précision. Alors même que les personnages témoignent le plus souvent de leur sort à la première personne du singulier ou du pluriel, le rapport se veut le plus objectif possible et la langue a une tonalité presque juridique. On pense souvent au Kafka du Procès ou de la Métamorphose, alors que sur le fond, l’ironie cruelle et légère des premiers textes de Michaux n’est pas toujours si loin.

Par ces petits textes redoutables, sans doute Calaferte, nous invite-t-il simplement à dire non, acte qui lui semblait, pour peu qu’il soit conduit avec une certaine obstination, le plus politique qui soit….

En attendant, on pourra toujours quitter le parc avec, pourquoi pas celui-ci, un joli souvenir de nous-mêmes :
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«L’intelligence, murmurait-il, oui, l’intelligence… La raison, la logique, l’analyse, l’expérience réfléchie, la déduction, le savoir qui permettent de contrôler, de dominer choses et gens, le long, le long apprentissage des connaissances multiples, cette supériorité de la pensée…
Tout à sa méditation, le front plissé, les yeux graves, il sautillsait dans sa cage d’un point d’appui à un autre, indifférent aux appels bruyants des enfants agglutinés à l’extérieur des barreaux qui cherchaient à attirer son attention et à éveiller sa gourmandise en lui jetant des cacahuètes décortiquées. »

 
 
 
 
 
 
 
Louis Calaferte, Promenade dans un parc. L'Imaginaire Gallimard. 2011.
 
Images : 1) Caged-Humans (source) / 3) Louis Calaferte (source)