vendredi 26 avril 2013

> Yeux primitifs

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«Là où la peur ne raconte ni contes, ni poèmes, elle ne forme pas de figures de terreur et de gloire.


Un vide gris est mon nom, mon pronom.


Je connais la gamme des peurs et cette manière de commencer à chanter tout doucement dans le défilé qui reconduit vers mon inconnue que je suis, mon émigrante de moi.


J’écris contre la peur. Contre le vent et ses serres qui se loge dans mon souffle.


Et quand, au matin, tu crains de te retrouver morte (et qu’il n’ y ait plus d’images) : le silence de l’oppression, le silence d’être là simplement, voilà en quoi s’en vont les années, en quoi s’en est allée la belle allégresse animale.»





Alejandra Pizarnik, L'enfer musical. Editions Ypsilon. 2013. Traduit de l'espagnol (Argentine) par jacques Ancet.


Image : Graciela Iturbide, Chalma (source)

samedi 20 avril 2013

> En attendant dimanche

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 Les dimanches de Jean Dézert, l’unique roman de Jean de La Ville de Mirmont, est un texte au destin curieux… Sans jamais être vraiment sorti de l’ombre, il est pourtant régulièrement réédité depuis des années. Il fait partie de ces œuvres discrètes qui appellent pourtant une estime durable, suscitent une tendresse qui ne se flétrit pas. A chaque nouvelle parution, il est généralement accompagné de la préface que François Mauriac consacra à celui qui fut son ami de jeunesse. Mais c’est aussi un livre que l’on manipule comme une trace ténue. Celle que laissa parmi nous un jeune homme très tôt emporté par les vagues dévastatrices de la Grande Guerre. Jean de La Ville de Mirmont fut enseveli sous un tir d’obus le 28 novembre 1914, le surlendemain de son arrivée sur le front du Chemin des Dames. Il était myope et de petite santé, il aurait pu s’éviter ça. On dit que c’est son peu de goût pour la paperasserie qui le poussa à se laisser mobiliser. Il y a dans cette vague paresse un peu de l’«aquoibonisme» qui colle à la peau de Jean Dézert, son petit frère de papier. Car les Dimanches nous dresse le portrait d’un homme tout en transparence, un résigné mélancolique qui se laisse porter par la vie en occupant le moins de place possible. Il regarde passer les jours de la semaine en attendant le dimanche où il ne fait guère plus que ne rien faire : flâner sur les boulevards, lire les enseignes des magasins, se promener anonyme dans Paris parmi les passants anonymes de Paris. Voilà qui lui va bien. Jean Dézert a un petit air du Bartleby de Melville. Mais l'on trouvera aussi dans la prose de Mirmont quelques accents plus proches de son espace-temps  (Alphonse Allais, Jules Laforgue...). Et une petite musique, légère et acérée, que l’on aurait aimé entendre plus longtemps.





 « Jean Dézert n’est pas ambitieux. Il a compris que les étoiles sont innombrables. Aussi se borne-t-il, faute de mieux, à compter les réverbères des quais, les soirs d’ennui. »

Tout est dit, pourrait-on croire, mais ce trait de caractère a priori peu engageant trouve à se décliner de bien des manières sous la plume de Jean de La Ville de Mirmont. Son personnage endosse la vie comme un costume mal taillé mais qu’il faut bien porter - il serait sans doute plus fatigant encore d’aller cul nu. Et d’aller où, d’abord ?

Jean Dézert «ne résiste à aucune concession». C’est là la forme que prend chez lui le péché de gourmandise. «Lorsqu’ il pleut il ouvre son parapluie et retrousse le bas de son pantalon» et il a même «servi plusieurs fois de témoin dans des accidents de voiture».

Jean Dézert est gratte-papier dans la (petite) fonction publique et il ne s’en réjouit pas plus qu’il ne s’en plaint. Son seul ami s’appelle Léon Duborjal mais il ne le rencontre qu’au restaurant. Ces quelques repas partagés lui suffisent. Sinon il vit seul dans un petit appartement, rue Vaneau. Depuis sa fenêtre il se contente souvent des menus spectacles que la rue lui offre. Il n’en tire aucune conclusion. Il constate, voilà tout.  

«Entre quatre et cinq heures, trois chevaux de fiacre, dont un blanc, ont glissé devant la maison. Aucun n’a eu de mal.»

Il serait pourtant faux de dire que jean Dézert n’attend strictement rien de la vie. Ce qu’il attend dans la vie, c’est le dimanche. Un jour pas tout à fait comme les autres, puisque c’est celui où il peut enfin ne rien faire. Un jour un peu déserté durant lequel les familles s’enferment chez elles et où il lui plaît de déambuler dans Paris. Il se coule dans une sorte de laisser-aller indolent, butine les signes, les enseignes, les silhouettes passantes, les petits riens…

Ces flâneries nonchalantes nous valent aussi une série d’aperçus collatéraux du Paris de l'époque. Un Paris où les fiacres croisent les premières automobiles, où les coiffeurs vous vantent les mérites de la raie au milieu et où l’on peut s’asseoir (déjà) à la table d’un restaurant végétarien et «anti-alcoolique» pour  commander une «nutto-crème d’arachides» ou «un protose aux pignons de pin».

Mais malgré son peu de goût pour les passions troublantes et les événements retentissants, Jean Dézert aura droit néanmoins à  sa part d’«aventure». L’aventure s’appelle Elvire Barrochet et il la rencontre au Jardin des Plantes devant le bassin des otaries… Au cours de cette première rencontre aux atours indigents, Jean de La Ville de Mirmont nous offre une série de dialogues d’une drôlerie raffinée… L’humour, chez lui, n’est jamais explosif, juste travaillé à la pointe. Elvire est la fille d’un artisan qui fait commerce de couronnes mortuaires. Une relation se noue. Un dimanche ils prendront le train jusqu’à Viroflay, mais il pleut… Jean Dézert sera présenté au père, il y aura des fiançailles et puis tout retombera bientôt comme un soufflet, pour un motif aussi léger qu’inattendu : Elvire découvre un jour avec stupeur que son fiancé a «la figure trop longue»...

Face à cette peine d’amour, l’animal à sang froid conserve un esprit rationnel et mesure les décisions qu’il faut prendre…

«Il existe trois moyens d’obtenir l’oubli en pareil cas. Le premier consiste à se jeter dans les plaisirs, autrement dit à faire la fête. Le second réside dans l’alcool. Le troisième – les précédents ne manquent pas -, c’est la mort. Cette dernière ressource est la plus sûre et la moins coûteuse. Avant d’y recourir, peut-être convient-il pourtant d’avoir épuisé les deux autres.»

On passera donc rapidement les deux premières étapes. Mais c’est au bord de la troisième que Jean Dézert renonce, ni par peur, ni par regain d’intérêt pour la vie mais «car cela même, un suicide, lui semblait inutile, se sachant de nature interchangeable dans la foule et incapable de mourir tout à fait.»

Que le lecteur se rassure, il n’a pas à craindre que tout soit ici défloré. On l’aura compris, la vraie saveur des Dimanches de Jean Dézert réside avant tout dans une prose délicatement astringente, des aplats légèrement déhanchés et dans un ton apathique piqué de touches d’humour et de mélancolie.

«Voici la Seine. Ce ne sont plus les bateaux-mouches qui font les vagues. Le fleuve s’amuse tout seul, entre ses quais d’aplomb, froidement et tristement, à petits clapotis. On ne croirait pas de l’eau. C’est trop noir.»

Si Jean de La Ville de Mirmont se montra finalement capable de « mourir tout à fait », peut-être avait-il à tout le moins pressenti, dans le cœur étréci de Jean Dézert, les cendres sous lesquelles l’Histoire allait une fois encore dissoudre les plus beaux enthousiasmes et les plus belles ambitions.

A noter : cette édition rassemble également les poèmes que Mirmont publia en revues de son vivant (L'horizon chimérique) ainsi que ses Contes.











Jean de La Ville de Mirmont, Les dimanches de Jean Dézert suivi de L'horizon chimérique & Contes. Editions de La Table Ronde. 2013.


Images : 1) La Seine (source) / 3) Jean de La Ville de Mirmont (source)

dimanche 14 avril 2013

> Otto Dov Kulka : la nuit intérieure

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(article publié sur Culturopoing, le 5 mars 2013)



Otto Dov Kulka est né en Tchécoslovaquie en 1933 et a émigré en Israël en 1949. Il enseigne l’histoire juive contemporaine à l’Université hébraïque de Jérusalem et est également membre du comité exécutif de Yad Vashem, l’institut commémoratif des héros et des victimes de la Shoah qui héberge notamment la collection la plus complète au monde de documents, de témoignages et d'informations diverses sur l’Holocauste. Grand spécialiste de cette période de l’histoire et de la destruction des Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale, il n’avait encore pourtant jamais parlé de lui, de sa propre mémoire. Dans Paysages de la Métropole de la Mort, il passe ce cap et revient sur sa propre expérience, subjective et singulière, de la déportation.



Il faudrait, pour être plus exact, dire qu’ Otto Dov Kulka s’intéresse en fait plutôt ici aux traces que cette expérience a laissées dans l’homme qu’il est devenu, au paysage intérieur que l’univers concentrationnaire a composé en lui. L’historien, déporté avec sa mère en 1942 puis transféré à Auschwitz en 1943, a enregistré par la suite, et au fil des années, des souvenirs, des rêves et des images rattachés à cette période de sa vie. Il a conduit une sorte d’introspection fragmentée et ce sont ces empreintes et ces résurgences qu’il nous livre dans Paysages de la Métropole de la Mort.

Le récit de Kulka contribue à la somme des témoignages déjà recueillis sur Auschwitz et s’inscrit à ce titre dans un contexte historique que nous connaissons. Mais il vaut également comme expérience singulière, et vécue de ce point de vue par l’auteur comme impartageable et impartagée. On retrouve ici une idée forte, exprimée par plusieurs écrivains ayant survécu à la Shoah et qui est particulièrement présente dans l’œuvre d’Imre Kertész. : l’idée selon laquelle, si, de par sa dimension hors norme, la Shoah a d’abord été historiquement enregistrée comme une «expérience» collective, elle reste avant tout la somme d’expériences particulières, imperméables les unes aux autres et qui peuvent varier du tout au tout. C’est pour cette raison qu' Otto Dov Kulka confie avoir toujours fui les témoignages directs sur Auschwitz. Non pas tant par crainte de réminiscences douloureuses que parce que ces témoignages risquaient d’entrer en conflit avec son propre paysage intérieur. Et c’est effectivement ce qui se produisit un jour où il ne put éviter de participer à l’une de ces rencontres-témoignages. Face à d’autres expériences, il s’est senti soudain étranger à cette mémoire (supposée partagée). Il n’y a rien reconnu de ce que lui avait vu ou vécu et en a éprouvé un douloureux sentiment de solitude.

Cette singularité indépassable du vécu concentrationnaire semble renforcée lorsqu’elle se rattache à l’enfance. Et c’est là un point qui génère un certain nombre de paradoxes que l’on retrouvera encore chez Imre Kertész (et plus particulièrement dans son ouvrage Être sans destin) : Otto Dov Kulka avait onze ans lorsqu’il a été déporté, Kertész en avait quinze. Pour les deux hommes, Auschwitz appartient au territoire de l’enfance, et a donc aussi imprimé en eux, parallèlement aux souffrances vécues, une série de «photographies» qu’ils ont en partie conservé comme des images premières, parfois même esthétiques, tout simplement parce qu’ils n’en avaient pas d’autres auxquelles se référer. Certaines images de cet univers ont ainsi pris dans leur mémoire une forme qui pourrait sembler incongrue vu de l’extérieur. Otto Dov Kulka évoque ainsi son souvenir du bleu céruléen du ciel au-dessus d’Auschwitz-Birkenau à l’été 1944, un bleu que même celui d’Israël n’aura pas réussi à remplacer :

«Le seul bleu qui soit à sa place, éclipsant toute autre couleur, imprimé dans ma mémoire comme la couleur de l’été, la couleur de la tranquillité, la couleur de l’oubli – de l’oubli momentané -, est cette couleur d’un été polonais en 1944. Et pour ce petit garçon qui fait partie de cet été, cela restera à tout jamais une pierre de touche de la beauté, sans pareille dans tous les paysages que j’ai recueillis en moi et que je serai probablement capable de recueillir, comment dire – en un mot – à tout jamais.»

On repense, en lisant ces lignes, au narrateur d’ Être sans destin, évoquant «la beauté d’un coucher de soleil sur Auschwitz». Une image dérangeante et qui n’avait pas manqué de choquer un certain nombre de lecteurs, comme si nous étions nous-mêmes prisonniers des représentations collectives associées à l’univers des camps. Mais la réalité vécue est bien plus complexe, bien plus terrible encore.

De nombreux documents, souvent très poignants (comme ces dessins d’enfants réalisés dans les camps ou ces poèmes de révolte rédigés au seuil de la mort), accompagnent le texte de Kulka et entrent en correspondance avec son propre vécu. On le voit aussi revenir sur certains événements qui l’ont marqué à jamais et qu’il a cherchés longtemps à comprendre : c’est le cas de ce dernier regard que sa mère (sans doute, au final, pour leur «bien» à tous deux) refusa de lui accorder lors de leur ultime séparation et qui raviva en lui l’épisode célèbre du mythe orphique.

La lecture du récit d’Otto Dov Kulka est parfois éprouvante. Mais elle a la vertu, soixante ans après les faits, de nous rappeler ce principe si souvent vérifiable : chaque nouveau témoignage sur les camps défie la raison encore et encore, et nous place dans la posture de l’ignorant qui va une fois de plus devoir tout apprendre et tout découvrir. Avec la même stupeur.














Otto Dov Kulka, Paysages de la Métropole de la Mort. Editions Albin Michel. 2013. Traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat.

Image : 1) Entrée Auschwitz (source) / 3) Otto Dov Kulka, Yad Vashem Photo Archive (source)


lundi 8 avril 2013

> Les mots ont déplacé la montagne




















 Les  nouvelles de l’écrivain norvégien Magne Skåden, traduites pour la première fois en français par Hélène Hervieu  - et qui viennent de paraître chez Les Impressions Nouvelles sous le titre La montagne s’est déplacée, sont à la fois troublantes et attachantes. Leur lecture, difficilement dissociable de l’histoire de l’auteur, interroge aussi nos propres représentations de la littérature.

Cette histoire singulière, Hélène Hervieu nous en parle dans sa préface. Magne Skåden est né en 1977 d’un père sami et d’une mère norvégienne dans une région désertique, au nord du cercle polaire. Atteint dès la naissance de lésions cérébrales graves, il aurait pu rester sa vie entière confiné dans le silence. Ses premiers mots écrits (il ne parle toujours pas à ce jour) ne lui sont venus qu’à l’âge de 28 ans, à l’issue d’une rééducation centrée autour de la méthode Doman (développée aux Etats-Unis dans les «Institutes for the Achievement of Human Potential»).

En avril 2005, un ami qui lui avait promis une promenade avant la fonte des neiges oublie le rendez-vous. Sous l'effet de cet incident qui l'affecte,  Magne Skåden griffonne alors ses premières phrases. Il ne s’arrêtera plus. Son premier livre paraît en 2008 en Norvège. D’autres suivront et Magne Skåden est aujourd’hui reconnu dans son pays comme un écrivain à part entière. Certaines universités ont mis ses livres au programme pour l’étude de «la littérature sami en norvégien».

Les histoires que l’on lira dans ce recueil (le premier de ses livres traduits en français) mêlent à un ton proche du conte par leur simplicité, leur rythme narratif, une sorte d’inquiétante étrangeté qui nous entraîne dans un monde intérieur habité de tensions et de vertiges. L’écriture et les interrogations de Magne Skåden semblent parfois rejoindre, par des voies internes et préservées de toute influence littéraire, des univers proches de ceux d’auteurs comme Kafka, Walser ou Beckett.




Dans chacune de ces nouvelles, on trouvera comme une fraîcheur cruelle. On entre d’abord dans ce qui pourrait être le récit d’un souvenir, un fil brodé autour d’une image gravée dans la mémoire ou une balade philosophique gorgée d’enfance. Et puis, très vite, on ne sait plus trop vers où l’on va nous conduire, on ignore si la prochaine étape sera un mur infranchissable ou une porte ouverte. On suit le narrateur dans ses égarements comme dans ses stations immobiles. On le voit voyager de l’autre côté des étoiles pour combattre un alter ego qui comme lui, refuse de n’être que la copie de l’autre (Derrière les étoiles). Mais on peut aussi bien l’observer se tenir sans mouvement devant la mer, au pied d’une montagne (Je ne suis pas alpiniste) ou devant un outil fixé depuis toujours au mur de la grange familiale et dont il n’a jamais osé se saisir (L’outil).

Il y a des doubles, des labyrinthes, des chemins que l’on aimerait bien prendre et que l’on ne prend pas, d’autres que l’on découvre quand on ne s’y attendait plus. On a l’impression qu’à chaque nouvelle histoire, un petit conte initiatique à la première personne cherche à se mettre en branle, qu’il y aura peut-être une leçon à en tirer. Mais s’il y a parfois des chutes, elles n’ont jamais la rondeur d’une leçon. Ou bien la leçon nous reste dans la bouche comme un bonbon amer, la réponse comme un point d’interrogation.

Chaque phrase, chaque passage est empreint d’une naïveté profonde qui fait surgir devant nos yeux la fragilité oubliée du monde. Souvent, c’est à la fois cocasse et sensible.

« Le sentier commençait là où je me tenais. Etrange que les choses commencent toujours à l’endroit où l’on se trouve. Mais je dois reconnaître que c’est pratique qu’elles commencent là et pas ailleurs. Vous imaginez un peu si le sentier avait commencé à un endroit où je n’étais pas. Je me serai retrouvé orphelin de sentier, dans un terrain dépourvu du moindre chemin. »

Derrière ces histoires qui sont autant de vagabondages introspectifs, on entendra bien sûr l’écho des obsessions qui ont nécessairement marqué l’auteur. La question de la solitude, de l’enfermement, de la différence sont récurrentes dans les nouvelles de Skåden. Dans l’une d’entre elles (J’existais), il évoque de manière à peine masquée, le passage qui l’a conduit du monde d’avant sa naissance au langage à son nouveau monde.
  
« Je vivais dans un monde que la langue norvégienne n’a pas d’adjectif pour décrire. La langue se développe par rapport à ce que l’on doit décrire, et l’univers dans lequel je vivais, la langue ne l’avait jamais approché de près ou de loin – donc on n’avait pas de mot pour le décrire. »
 
Dans cette nouvelle très émouvante il fait ensuite le récit du voyage en train qui le conduit vers cet ailleurs à la fois désiré et un peu menaçant. Il se trouve d’abord enfermé dans un compartiment «exigu et inconfortable». Il entend crier et siffler de l’autre côté, une présence se signale mais il ne parvient pas, dans un premier temps, à faire céder la porte. A force de lutter, le narrateur finit par s’arracher à son compartiment.

« La porte s’entrebâilla. Je glissai un pied pour la bloquer. Puis j’appuyai encore. Petit à petit, je compris qu’à force d’acharnement ça allait marcher. J’ai pris un élan désespéré et j’ai foncé. La porte s’est ouverte. J’étais dehors à la lumière du jour !
- Un garçon ! dit une voix. »


 

Plus souvent, le « Je » qui porte ses histoires apparaît sous la forme d’un corps dissocié de lui-même. Plusieurs histoires mettent en scène un narrateur qui progresse en pièces détachées, qui observe sa propre désolidarisation. 

«Moi-même, le corps et les talons, nous avancions plus haut sur la pente, toujours plus haut. Les talons avaient une peau calleuse, des talons de travailleur. Mon corps s’était musclé à force de suivre mes talons. Il ne souffrait plus. Un corps bon et solide. Et moi ? Je suivais cahin-caha de mon mieux, ayant peur de rester en rade.»

Si l’effet d’humour n’est pas absent de ce passage, on devine aussi la gravité qui l’habite.

Dans Le sentier, peut-être l’une des plus belles nouvelles du recueil, le narrateur évoque le souvenir d’une promenade en forêt. Il décide de rester assis sur un talus herbeux alors que ses pieds, son nez et ses yeux continuent la promenade. Les pieds, le nez et les yeux reviennent un peu plus tard, incroyablement émus mais incapables de décrire ce qu’ils ont vu. Des années plus tard, le narrateur, qui a vieilli, passe en revue «les vidéos qui sont si intelligemment sauvegardées dans la mémoire de tout homme et auxquelles on a accès dans un moment de faiblesse ». Lors de ce « replay » il revoit la scène mais parvient également à suivre ses pieds, son nez et ses yeux dans la balade qu’ils firent la première fois. Il découvre alors ce qui lui était resté caché : 

« Dans la vidéo de ma vieillesse, je revis la femme de ma vie, la femme que j’avais toujours rêvé de rencontrer, assise sur un rocher avec son pique-nique. Je vis mes yeux la contempler – et mes pieds continuer leur route ! »

Le vieil homme devine alors tout ce qu’aurait pu être sa vie si ce jour-là il avait accompagné ses pieds, ses yeux et son nez… Mais l’âge atténue les chagrins et il ne lui reste plus, comme dans un lointain prolongement de l’Invention de Morel, qu’à se repasser sans cesse la vidéo…

On verra encore ce narrateur lunaire hésiter au bord d’un puits, on l’entendra nous parler d’un ami mort qui l’aidait à ne pas se tromper dans ses comptes ou de son rapport fusionnel à un arbre que des engins ont détruit… Dans chacune des nouvelles de Magne Skåden, des souvenirs semblent inventés pour en transfigurer d’autres, et l’étrange se met au service d’une sensibilité réelle. On ressentira, à chaque page de ce recueil étonnant, ce que la traductrice a elle-même relevé en le découvrant : la force d’ «une écriture poussée par une nécessité interne». Hélène Hervieu nous rappelle que c’était là l’ «un des plus importants conseils qu’ait donné Rilke dans ‘Lettres à un jeune poète’ ». Magne Skåden n’a probablement jamais eu le loisir de se nourrir de ces conseils. C’est par d’autres chemins qu’il a dû accoucher de cette parole vraie. Il nous rappelle que la littérature survient parfois là où on ne l’attend pas et que les mots peuvent déplacer des montagnes.

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(Le recueil de nouvelles de Magne Skåden entre un peu en résonance avec un autre récit récent : Porte-voix, de Roland Pottier, paru aux Editions  Presque Lune. Il s’agit du journal d’un écrivain  frappé d’aphasie suite à un accident cardio-vasculaire. L’auteur témoigne de sa  longue et pénible reconquête du langage dans et à travers l’écriture de son journal. On le voit passer du style luxuriant de son roman en cours (dont les premières pages alimentent le début du livre) à un réapprentissage total du langage. Il développe peu à peu, au prix de grands efforts, un style à la fois approximatif, ludique et porté lui aussi, d’une autre façon, par une touchante force interne. Voir sur ce livre, l’article d’Eric Bonnargent). 














Magne Skåden, Un jour la montagne s’est déplacée – Récits du silence. Les Impressions Nouvelles. 2013. Traduit du norvégien par Hélène Hervieu.


Images 1, 3, 4 : ©Rune Guneriussen



mercredi 3 avril 2013

> Entretien avec Antoine Piazza

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Antoine Piazza, auteur exigeant et relativement discret, a publié six livres en quatorze ans, tous aux Editons du Rouergue. Cette maison d’édition a su croire en lui en 1999 en publiant son premier texte Roman fleuve, refusé par plusieurs autres éditeurs. Un texte qui obtint une audience importante l’année de sa parution. Nous avons eu l’occasion de chroniquer ici ses deux derniers récits, de facture moins romanesque, Un voyage au Japon et Le chiffre des sœurs. Mais c’est de son premier roman que l’écrivain vient de s’emparer à nouveau. Alors qu’il s’apprêtait à apporter quelques correctifs pour une édition de poche, Antoine Piazza s’est immergé dans l’œuvre première dont il s’était détourné depuis et l’a presque totalement réécrit. C’est donc en quelque sorte un autre Roman fleuve qui vient de paraître (*).

Le sujet du roman conserve toutefois son fil rouge initial, qui repose sur une idée forte, vertigineuse et qui en fait toute l’originalité : le président autoritaire d’une France en guerre contre tous (parce que soustraite à la «Confédération des Etats européens») décide de sauver son peuple des invasions et de la défaite qu’il s’apprête à subir... Rien moins qu'en le propulsant, par décret, dans le monde de la fiction littéraire. Chaque citoyen français passera de l’autre côté du miroir, sous l’identité d’un personnage de fiction puisé dans l’immense patrimoine littéraire du pays, réuni à cet effet dans une sorte de bibliothèque-bunker. Cette histoire nous est racontée du point de vue de l’un de ses protagonistes, Jean-Pascal Viennet, un jeune homme d’une mémoire et d’une érudition littéraires hors normes. Ce qui lui vaut d’être préempté pour accompagner les premiers «colons» au seuil de leur transfert vers cet univers hors de portée de l’ennemi. Mais les aléas, les doutes, les interrogations et les rebondissements ne manquent pas…

Antoine Piazza a gentiment accepté de répondre à quelques-unes de nos questions sur Roman fleuve pour la Marche aux Pages.




Fiolof
Le Roman fleuve, qui vient de (re)paraître aux Editions du Rouergue quatorze ans après la publication de ce qui fut votre premier roman, a été presque totalement réécrit. On se trouve un peu comme devant l’énigme que soulève la parabole du bateau de Thésée : toutes les planches du navire ayant été changées s’agit-il encore du même navire ou bien d’un autre ? Bref, qu’est-ce qui vous a poussé à le modifier à ce point tout en restant néanmoins «dans» ce roman ?


Antoine Piazza
Roman fleuve dans sa mouture de 2013 annule les publications de 1999 (la brune, Rouergue) et de 2001 (Folio). Bien que, dans un premier tiers, le roman colle encore un peu à la version d’origine, il s’agit d’un autre livre. Le titre est inchangé et la problématique est la même : faire basculer dans le monde de la fiction un pays menacé de destruction. Mais des personnages ont disparu et d’autres s’étoffent. Confronté à des protagonistes de haut rang, le narrateur a noué les liens qui établissent sérieusement les enjeux du livre et le sort qui lui est réservé à la fin du livre est conforme avec le personnage de premier plan qu’il est devenu. Son père prend corps dans une intrigue secondaire qui se dénoue dans les derniers chapitres. Il y a quantité d’éléments nouveaux qu’il serait fastidieux d’énumérer.


Fiolof
Les transformations que vous avez apportées sont nombreuses : forme, personnages, fin du roman, ajout d’annexes qui en prolongent la lecture et peuvent même encore l’infléchir. Il y a néanmoins une voie qui pouvait s’offrir à vous et dont vous vous êtes détourné : celle qui aurait consisté à moderniser le cadre du roman en introduisant des éléments liés à tout ce que les nouvelles technologies ont apporté de nouveau depuis la fin des années 90 en matière d’archivage, d’indexation, de constitution de bases de données littéraires. Cette problématique, qui est au cœur de votre roman à travers la volonté démesurée (impossible ?) du président de circonscrire l’intégralité d’une littérature nationale, aurait pu trouver-là certaines pistes. Même chose pour ce passage dans le monde de la fiction, auquel la prégnance accrue des «mondes virtuels» via Internet et les nouvelles formes de communication, aurait pu donner une coloration encore différente. L’idée vous a-t-elle traversé l’esprit ? S’agit-il d’un désintérêt ? D’un choix esthétique ?


Antoine Piazza
Vous évoquez Internet et les nouvelles formes de communication. Quelles certitudes peut-on avoir sur leur devenir ? Les professionnels de l’édition et de la librairie ne savent pas eux-mêmes ce que sera le livre dans cinq ans alors que le livre est un support vieux de plusieurs siècles ! Dans Roman fleuve, il y a un parti pris d’indifférence à l’égard des nouvelles technologies. Celles-ci sont présentes dans le livre, indiscutablement, mais les imprimantes qui produisent le décret à raison de soixante-cinq millions d’exemplaires – un par citoyen français –, dans un vacarme lancinant d’atelier de tissage, sont de vieilles « machines à marteaux » datant des années quatre-vingt…



FiolofIl y a un cadre romanesque et esthétique très fort dans Roman fleuve, et c’est l’un des aspects que je trouve personnellement très touchant dans votre livre : si l’idée qui est au cœur de l’histoire (l’évaporation d’un peuple dans le monde de la fiction) appelle un certain vertige borgésien, on est loin de l’univers éthéré et hors du temps de la bibliothèque de Babel : on est immergé dans une campagne française en guerre, sur fond de boue, de pluie. Il y a une atmosphère très réaliste, dans les ambiances, les noms de lieux, le choix des patronymes. Réaliste et presque anachronique : cette guerre n’a rien d’une guerre du futur et l’on a presque au contraire l’impression d’évoluer dans un décor de Première ou de Seconde guerre mondiale. Pourquoi ce choix, qui introduit une sorte de décalage entre le propos et le cadre romanesque dans lequel il prend chair ?


Antoine Piazza
On se heurte en effet aux intempéries, aux mesquineries, à une quantité de vicissitudes qui remplissent les romans plus conventionnels. Et puis il y a cette logique de conflit militaire sans aucune arme qui pointe, tout au plus quelques avions de reconnaissance. On comprend que le sang ne sera pas versé et, pourtant, l’histoire est ancrée dans l’Histoire. En réponse à un effroyable XXe siècle, le XXIe s’ouvre sur le refus des utopies. Fuir devient une possibilité, voire une nécessité. Que le livre finisse sur le mot «refuge» n’est pas innocent…


FiolofOn dit beaucoup qu’il y a une forme d’hommage à la littérature dans Roman fleuve. Certes, le narrateur (dont on suppose volontiers que vous lui avez prêté un peu de vous-même…) est un amoureux inconditionnel des livres. Pourtant, il y a quelque chose d’assez sombre, pessimiste et même tyrannique dans ce passage programmé (et imposé au peuple) dans l’univers de la fiction. On est presque dans un monde orwellien inversé… On pourrait même en retirer une vision aliénante et déshumanisante du patrimoine littéraire. Qu’en est-il ?


Antoine Piazza
Il s’agit en fait moins d’un hommage que d’une mise en abyme qui conduit le lecteur en marge d’une narration traditionnelle, dans un univers sans fond, à l’image de ce gouffre terrifiant et glacial, à la fin du roman, où seront précipités des personnages aussi différents que l’inquiétant Klincksieck ou le plus conventionnel Martial. Le président Collet-Personnaz, qui pour son grand projet, reprend les thèses et les travaux de l’écrivain Kleber-Gaydier, est considéré par le narrateur comme le plus grand visionnaire de l’Histoire «puisqu’il a su regarder plus loin que les autres». Sa tyrannie est-elle tempérée par le fait qu’il répugne à verser le sang… ? Ou alors est-elle tout aussi insoutenable parce que, à défaut de s’appuyer sur la violence, elle se greffe en parasite sur ce que l’homme a produit de meilleur : la littérature ?


FiolofUne attention forte est portée sur les personnages secondaires. De nombreux «colons» endossent dans le monde de la fiction, l’identité de personnages fugaces ou subalternes. Et c’est presque plus sur eux que sur les grandes figures romanesques que l’on s’arrête dans votre roman (avec une mention spéciale pour le traitement émouvant que vous faites de «la première femme de chambre de la baronne de Putbus», l’un des personnages les plus ténus de la Recherche de Proust). Y a-t-il dans ces ombres passantes, ces personnages inachevés ou à peine esquissées, un autre lieu de la littérature ? Quelque chose qui, en tant qu’écrivain mais aussi lecteur, vous intéresse, vous interroge ?


Antoine Piazza
Dans le film Vénus beauté, Nathalie Baye rend visite à ses tantes à Limoges. Aussitôt, celles-ci se renseignent sur les vedettes, les «people» qu’elle ne manque pas de rencontrer tous les jours, à Paris. Mais tout au plus apprennent-elles que leur nièce a croisé une fois Georges Descrières dans la rue… Le territoire de la fiction est un peu à l’image de Paris. Il faut penser avant tout qu’il y a beaucoup de monde… Pour ce qui est de «la première femme de chambre de la baronne de Putbus», tenons compte du fait que Roman fleuve est un roman d’éducation. Le narrateur y fait une quantité d’apprentissages qui le construisent en tant qu’homme et il fera inévitablement celui de l’amour. Ce personnage ténu de la Recherche, est un des derniers parmi les soixante «colons» à quitter le camp où se trouve le narrateur. En révélant la volupté à celui-ci, la jeune femme va se révéler elle-même… et l’histoire peut continuer.


FiolofOn ne sait jamais rien de la façon dont s’opèrera ce passage dans la fiction. Il fait l’objet d’un décret, il va se produire, mais aucun mode opératoire ne nous est livré. Ce silence fait aussi l’une des grandes forces du roman. Pourquoi et comment vous est venu ce choix ? Est-ce parce qu’il vous aurait conduit à entrer pleinement dans l’univers de la Science-Fiction, genre avec lequel vous flirtez sans vraiment l’investir ?


Antoine Piazza
La clé se trouve dans l’entretien avec Goebbels et dans l’épisode qui suit, celui du train traversant les monts Métallifères. Là, on devine qu’il y a un antécédent, à savoir que les plus hauts dignitaires du IIIe Reich auraient échappé aux bombardements, au suicide ou à la justice des hommes en passant dans le monde de la littérature allemande. Pour ce faire, ils ont employé l’écrivain Kleber-Gaydier qui, par le biais du Verbe fondateur, se fait fort de tenter l’expérience. Toutes les conditions requises sont là, est-il expliqué dans le livre, à commencer par le chaos qui menace l’Allemagne. Il s’agissait encore, que ce soit pour les Allemands, ou pour les Français une soixantaine d’années plus tard, de rendre crédible le transfert d’une population dans le monde hypothétique qui se doit de l’accueillir. Dans le film Retour vers le futur, c’est un bricoleur et sa voiture qui se chargent d’opérer le «passage» ; dans un autre film, les Visiteurs, plus classiquement, c’est un mage avec potions et formules. Ce sont des artifices, mais ils fonctionnent. Pour ce qui est du transfert dans le monde de la fiction, c’est le Décret, gravé dans un mur du bunker, en 1945, ou imprimé soixante millions de fois par une batterie d’imprimantes, qui, sur la base de travaux préliminaires et motivé par l’imminence du chaos, déclenche le processus. Cela donne une idée du pouvoir des tyrans. La fuite est rendue possible par une simple signature au bas d’un texte… Le problème, c’est que les bricoleurs, les mages qui opèrent un passage dans l’avenir ou le passé, n’ont pas de gros problèmes avec leur conscience. En revanche, je n’aimerais pas être Kleber-Gaydier…


FiolofDe la même manière, le lecteur ne passe jamais avec les «colons» de l’autre côté du miroir. Un mystère (parfois angoissant) demeure quant à ce que pourrait être la vie du citoyen « fictionnalisé ». Le récit agite plutôt des questionnements : les colons sont-ils réduits à n’être que des marionnettes, des zombies hagards ? Sont-ils encore dotés d’une vie intérieure, d’une conscience de leur existence passée, d’une marge de manœuvre ? Faut-il voir, dans ce savoir impossible, une forme d’interrogation sur l’acte de lecture ? L’idée que le passage nous est toujours refusé et que lire ne revient jamais qu’à se lire soi-même dans les personnages que l’on croise ?


Antoine Piazza
Qui sait si notre actuel président, soucieux de soustraire le pays aux rigueurs d’une longue crise économique, ne va pas s’inspirer de ce livre ? Dans ce cas, nous serons tous dans le bain, il n’y aura plus de mystère à élucider… Nous n’aurons plus qu’à regarder autour de nous…


FiolofVotre roman se prolonge par une série de fiches techniques et de documents annexes. Ils nous invitent à construire une autre fin après la fin, mais introduisent aussi une forme d’humour et d’autodérision. L’idée vous en est-elle venue dès le début de votre projet de réécriture ou une fois achevé le roman en tant que tel ? Que pouvez-vous nous en dire ?


Antoine Piazza
Ça, c’est le… quatrième tiers du livre ! Autrefois, avant de voir les images d’un film sur l’écran, on voyait des traits de lumière s’animer dans l’obscurité, sous le plafond de la salle de cinéma (je me réfère volontiers au cinéma car j’ai fait en sorte que Roman fleuve fourmille d’images). Aujourd’hui, les films, on les sort d’un boîtier pour les regarder dans son salon. On en fait l’usage que l’on veut… On peut choisir les différentes versions : Louis de Funès doublé en allemand, ce n’est pas rien… Et puis il y a les bonus : les scènes coupées, le bêtisier, le making-of… Quelque part, je rêve d’un livre en forme de DVD…


Fiolof
Si l’on excepte vos deux premiers romans (Roman fleuve et Mougaburu) les autres livres que vous avez publiés s’appuient plus volontiers sur un matériau autobiographique ou relevant de l’histoire familiale (le Chiffre des Sœurs). Cette nouvelle immersion dans le roman de fiction stricto-sensu a-t-elle rouvert des portes dans vos envies d’écriture ? Pourriez-vous envisager d’investir à nouveau ce champ-là ?


Antoine Piazza
Curieusement, je n’avais pas « envie » de récrire Roman fleuve. C’est la perspective d’un second passage en format de poche qui m’a poussé à donner à lire quelque chose d’achevé… Une sorte de contrainte. Mais la contrainte n’est pas un obstacle à la création, elle peut aussi agir comme un déclencheur, un moteur. L’ «envie» est arrivée, oui, mais après. Au moment de reprendre Roman fleuve, je me trouvais dans une logique de «matériau autobiographique» qui avait gouverné la rédaction des quatre livres précédents. Mais je suis incapable de dire ce qui dicte mes choix… Roman de fiction vs roman autobiographique ? Il s’agit de raconter une histoire, des histoires… de (re)créer un monde à soi, un monde hors de soi… Mais les frontières entre réalité et fiction ne sont-elles pas floues, si l’on en croit Roman fleuve… ?



(*) A lire aussi, l'article de Philippe-Jean Catinchi : Replonger dans "Roman fleuve" (Le Monde des Livres, 29 mars 2013)







Antoine Piazza, Roman fleuve. Editions du Rouergue. 2013.


Images : 1) Arcimboldo, Homme livre / 3) L'autre côté du miroir, dans Utopsie
     

lundi 1 avril 2013

> Poèmes amers de Makronissos

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Makronissos, petite île grecque de 10 km2, accueillit ce que les historiens considèrent aujourd’hui comme le premier camp de concentration européen après la Seconde Guerre mondiale. Le camp de Makronissos fut créé en 1946, au début de cette période de guerre civile qui devait coûter si cher aux militants des différents partis communistes de ce pays. Le camp fut soutenu par les fonds américains du plan Marshall dès le début de la Guerre Froide.

Il fut un lieu de déportation, de travail forcé, de tortures, et d’exécution pour des dizaine de milliers de communistes grecs de souche ou originaires des Balkans, soupçonnés de nuire à la sécurité de l’Etat.

Makronissos fut aussi, sous la figure tutélaire de Yánnis Rítsos,  un lieu d’intense production poétique clandestine. Les Editions Ypsilon (1) ont fait paraître cette année un recueil qui en donne une idée. L’Amertume et la Pierre (2), est une sélection de poèmes issus de cette production entre 1947 et 1951. Une poésie de l'urgence, de l'extrême.  A côté de celle de Rítsos (3), on entendra les voix de dix poètes (dont celle, témoignage brut de terreur, de Tassos Livaditis) qui ont tous séjourné sur cette île. De certains on trouvera des extraits de poèmes écrits après. C’est le cas de Victoria Théodorou, l'une des deux femmes de cette sélection, déportée à l’âge de vingt-deux ans («Le duvet de ma première jeunesse / est resté sur les branches de l'arbousier») à Chios, Trikéri puis Makrossinos et qui fait état d’un retour sur «l’île déserte» . Elle se souvient de ses mains, «deux cruchons sur des hanches immatures»… Pour la plupart, les poèmes qui figurent dans ce recueil ont toutefois été écrits à Makronissos même, sur des supports de fortune, volés au temps de la souffrance, de la peur, du travail absurde. La plupart ne sont passés à la postérité que pour avoir été glissés dans des bouteilles enfouies sous terre, cachés dans des chaussures ou des citernes.

 Ces poèmes ont été sélectionnés et traduits par Pascal Neveu, à qui l’on doit aussi une postface éclairante et richement annotée. Dans ce texte liminaire, il revient sur l’histoire singulière et violente de la Grèce moderne, de 1871 à 1974, et réinscrit Makronissos dans le contexte qui l’a vu naître et se déployer en toute «légitimité». Pascal Neveu, s'appuyant sur de nombreux textes et témoignages nous livre avec force détails ce que furent les conditions de vie de ces hommes et de quels supplices raffinés ils firent l'objet. A l'heure où la Grèce revient sur le devant de la scène européenne pour les raisons que l'on sait, ce petit pas en arrière n'est pas de trop. Notamment pour nous rappeler ce que ce pays a traversé à une époque où, à l'ouest, les autres pays d'Europe étaient plutôt dans une phase de reconstruction.

Pour le lecteur d’ici et d’aujourd’hui, il pourra arriver que certains des mots qui circulent dans ces poèmes résonnent un peu à vide : il est parfois question de liberté, d’idéal, de lutte. Rappelons-nous d’où ils viennent. A quel désespoir on ne peut plus concret ils ont été arrachés. D’ailleurs, ces quelques notes hugoliennes font de pâles bouées. Elles donneront, à la lecture de ce recueil, l’impression de flotter dans un océan de paroles crues qui disent le plus souvent autre chose : les privations quotidiennes, les êtres qui manquent, la peur de mourir. Elles se heurtent, entre quelques souvenirs qui diffusent un peu de lumière,  à de vieilles gamelles, à des boutons rouillés, à la faim, à la chaleur et au froid. Ces mots nus, qui ont roulé dans la bouche des uns et des autres, grattent la pierre amère de la douleur pour tenter d’en extraire, selon l’expression de Dominique Grandmont (qui a préfacé le  recueil) un peu plus que le «degré zéro de la parole». Pour parler de cette poésie, tout à la fois de témoignage, de résistance et de survie, Pascal Neveu parle encore de «vibration fossile de l’événement»… Une vibration qui n’échappera ici à aucune oreille.

Et pour en faire entendre quelques ondes, voici un extrait de la Lettre à Joliot-Curie, poème-fleuve bouleversant que Yánnis Rítsos adressa au physicien français en 1950, lors de son transfert sur l'île de Aï-Stratis.



*

« …/…
Mon cher Joliot, il y a bien longtemps que je n’ai pas entendu d’étoile
creuser une fosse dans mon cœur
pour y planter une fleur.
La vie était si dure, Joliot,
à rester toute la journée au soleil,
sans avoir un seul souvenir de soleil,
à rester si près de la mer
sans avoir deux coudées de mer
pour enveloppe notre cœur brûlant,
à porter toute l’année notre baluchon
une vareuse éteinte, une écuelle, une gourde,
notre peine, notre peine à nous, la peine du monde
sans trouver la place pour nous abriter
pétrir le sol de nos larmes
façonner des cruches pour de pauvres fenêtres
et rafraîchir l’eau de la liberté et de la paix.

Dis-nous, Joliot, comment s’endort le midi
parmi les épis et les coquelicots
comment la sérénité descend de la montagne au soir
(ses cheveux sans doute humectés d’étoiles)
comment un rameau s’incline au petit matin
comment sont les mains d’une mère
quand elle plie les serviettes après le dîner
quand elle s’approche de la lampe et passe un fil dans l’aiguille
pour raccommoder silencieusement le chagrin de notre foyer ?
Dis-nous, Joliot, comment ?
…/… »



*

Notes

(1) : Une maison d'édition remarquable que nous aurons encore l'occasion d'évoquer, notamment pour l'impressionnant et louable travail qu'elle entreprend actuellement autour de l’œuvre d'Alejandra Pizarnik.

(2) : La pierre revêt un statut symbolique particulier dans l'univers hostile et désertique de l'île de Makronissos. L'un des principaux travaux forcés auquel étaient astreints les détenus du camp sonne comme un rappel ironique et terrible du mythe de Sisyphe. On leur demandait de transporter à longueur de journées de lourdes pierres au sommet des collines pour les jeter ensuite dans la mer.

(3) : on mentionnera aussi la publication en 2008 (toujours chez Ypsilon) de Temps pierreux, Makronissiotiques, recueil rassemblant les poèmes de Yánnis Rítsos écrits sur cette île entre septembre et décembre 1949.







L'amertume et la pierre, Poètes au camp de Makronissos, 1947-1951. Ypsilon Editeur. 2013. Choix, traduction du grec et postface de Pascale Neveu. Préface de Dominique Grandmont.



Image 1 : ©Pierre Lucas, L'amertume des impatiences