lundi 24 mars 2014

> Tchicaya U Tam'si : la parole et le fleuve

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Les éditions Gallimard ont entrepris de publier dans la collection Continents noirs les œuvres complètes de l’écrivain congolais Tchicaya U Tam’si. Décédé en 1988, et un peu oublié aujourd’hui, il reste pourtant l’un des grands noms de la littérature africaine. Le premier tome de cette somme est consacré à sa poésie. On ne peut que se féliciter de cette initiative puisque plusieurs de ses recueils n’avaient pas été réédités depuis les années 60. De plus, on connaissait plutôt l’écrivain congolais comme romancier. On avait surtout retenu de lui sa trilogie romanesque parue chez Albin Michel dans les années 80. Trois romans qui brossaient, à travers l’histoire d’une famille et principalement d’un frère et d’une sœur, un portrait réaliste de la période coloniale.

Rassemblés sous le titre J’étais nu pour le premier baiser de ma mère, les poèmes de Tchicaya traversent sa vie, ses combats et ses douleurs sur plus de vingt ans. On peut observer les ressacs de son écriture sur près de six-cent pages, entendre une voix naissante qui s’émancipe des formes scolaires des débuts et chemine rapidement vers son propre territoire. Mais l’on découvre surtout un poète de l’exil, habité dans sa chair même, sans idyllisme ni complaisance, par la mémoire incandescente d’un pays. Pays perdu, donc, et souvent contenu tout entier dans la force à la fois sombre et nourricière de son fleuve, qui innerve toute la poésie de Tchicaya.




Dans sa préface à ce premier tome des œuvres complètes de Tchicaya U Tam’si, Boniface Mongo Mboussa insiste d’entrée de jeu sur l’irrédentisme  fondateur de son écriture poétique. Tchicaya se serait le premier désolidarisé de la Négritude senghorienne qui faisait office de chapelle et de cri de ralliement pour la plupart des écrivains africains à l’époque où le poète congolais publia ses premiers poèmes. A les lire, pourtant (d’un œil probablement pas suffisamment averti), cette distinction ne saute pas immédiatement au visage. Ils regorgent d’hyènes, de jacinthes, de soleils brûlants, de tambours ancestraux et de vierges d’ébène. On n’éprouve pas nécessairement l’impression de naviguer à des années-lumière du lyrisme tellurique et coloré de la poésie de Senghor. Le premier recueil publié de Tchicaya (Le mauvais sang) est plus intimiste, peut-être, mais présente certaines maladresses, si l’on considère la forme encore quelque peu scolaire que revêt cette poésie, rimée, jouant d’inversions pas toujours très souples. Si Mongo Mboussa raille quelque peu «le bon maître ès langues» (Senghor) qui recommanda alors au jeune poète «l’achat d’un dictionnaire de rimes», il faut pourtant reconnaître que certains de ces poèmes sont encore fragiles. Néanmoins, et le préfacier nous aide ici au décryptage, on y trouve déjà la volonté de Tchicaya de faire chemin à part, de faire entendre une autre voix. Il oppose à l’africanité subsumée et collective de la Négritude, son propre corps (blessé, souffrant, aimant) et ses racines singulières (le Congo). Entendons-nous bien, Tchicaya ne revendique ici aucune préséance ethnique ou territoriale, mais pose la pierre de sa poésie dans un autre jardin. Il lui est impossible de faire abstraction de lui-même. Dans la parole poétique telle qu’il la revendique chaque homme est « cet homme-ci » avant d’être le porte-drapeau de ses frères de couleur. Il ne renie pas pour autant l’idée de combat politique et sera d’ailleurs un fervent admirateur de Lumumba, ce dont témoigne notamment son recueil Epitomé, écrit au début des années 60, après l’assassinat  de celui que Raoul Peck appelait le prophète.

Mais les dés de la poésie sont donc ici jetés autrement.

Peut-être faut-il rattacher cette expression d’une singularité à toute la gamme des différences que Tchicaya dut très tôt ressentir et assumer. Fils d’un futur député du Moyen-Congo qui l’assigna à d’autres horizons que ceux de la poésie, Tchicaya eut à s’opposer longtemps à la tutelle paternelle. Il se sent également en porte-à-faux dans le milieu scolaire qui l’accueille à son arrivée en France au milieu des années quarante et se rallie très vite à l’écriture comme à la voie qui sera la sienne. On pourrait encore évoquer la séparation d’avec sa mère, sevrage prématuré qui le marquera à jamais («ouvrez le giron de ma mère/que j’y mette ma tête chaude / et béni soit le pain qu’on m’ôte / bénie soit la soif qu’on m’ôte») ou une jambe «en chanterelle» qui fait également de lui un enfant pas comme les autres… Il passera par des hauts et des bas, de nombreux petits boulots et scellera de manière définitive son destin  d’écrivain et la rupture d’avec le père en signant son deuxième recueil poétique d’un nom de plume qui ne le quittera plus : Tchicaya U Tam’si. En kikongo, «celui qui parle de son pays». Un pseudonyme qui en dit long, cette attache-là constituant peut-être, avec l’écriture, le dernier fil que la vie ne lui aura pas enlevé.

Passé le premier recueil, on est très vite saisi par l’écriture de Tchicaya U Tam’si, par sa liberté, ses couleurs, la profusion d’images et de sensations qu’elle convoque. Et par sa personnalité. Une écriture qui, à l’instar du fleuve boueux  (ce fleuve «de la teneur du bronze bu chaud») qui semble souvent la porter, charrie en son sein le pire comme le meilleur, les souvenirs flamboyants comme les affres de la mémoire. Mongo Mboussa y décèle une modernité qui n’avait encore guère cours ailleurs dans les Lettres africaines.

Si l’on entend encore souvent une voix qui est plus qu’elle-même, si la race, le peuple, la terre constituent un ferment collectif qui fait lever le poème, Tchicaya mêle aussi à ses appels-là des fragments de sa propre jeunesse, des lambeaux d’une mémoire impartageable. Il tisse autour de sa musique-congo des souvenirs qui lui sont propres – deuils (comme celui de sa sœur Sammy), absences, douleurs enfouies, nostalgies de l’enfance et du pays quitté.

« triste souvenir
il était doux notre amour
terre ailée terre ailée
les cheveux de sammy sentaient la brume et l’ambre
nous rêvions à briser nos mémoires
de mon pays absent des mappemondes
et notre amour
un panier à crabes
un panier à crabes se passerait bien
de vitamine b et de règles sociales
maintenant prendre le temps à bout de bras
le temps sans oublier le chemin
longtemps attendre l’aube qu’elle revienne
bien sûr il ne faut pas que le temps se brise
sur les lignes de la main offerte
je me tourne le dos
j’habite ton regard de fossile ancien
nous sommes l’orage
l’éclair tend une corde de feu
de ta main à la mienne
à chaque vague d’orage qui corne
un lacet brisé renoue mes cauchemars »

Pays quitté, trop tôt quitté lui aussi et qui s’inscrit comme une blessure dans la parole du poète. Pourtant, le pays de l’enfance ne revêt pas les simples apparats d’un Éden lointain et chatoyant. Il est aussi fait des violences et des brûlures de la vie, et les vignettes qu’il génère dans la mémoire  sont tout sauf des images d’Épinal. Ce que révèle par exemple cette Nature morte, poème extrait du recueil Feu de brousse.

« Je jouais
quand ma sœur morte
mon grand-père
au couteau
mon grand-père achevait
un grand poisson
pendu devant notre porte
à cet arbre
nous aimions les aubergines
nous aimions les courgettes
mais il fallut jeûner
Aussi ai-je pleuré de faim
si je vous dis
que mon père ignore le nom de ma mère
je suis témoin de mon temps
et j’ai vu souvent
des cadavres dans l’air
où brûle mon sang »

On raconte que Tchicaya U Tam’si disait à ses compatriotes : «vous habitez le Congo, moi c’est le Congo qui m’habite.»

Cette possession passe avant tout, disions-nous, par la présence/mémoire du fleuve Congo. Une présence particulièrement prégnante dans les trois premiers recueils de Tchicaya et qui constitue plus encore qu’un leitmotiv, un miroir de son écriture. Un fleuve à tout faire, qui dit la joie, les débordements mais aussi la douleur, un fleuve dans lequel se noie souvent la parole du poète pour mieux renaître à elle-même. Origine de toute parole, de toute mémoire et horizon insaisissable, il occupe une place particulière dans l’imaginaire poétique et sensoriel de l’écrivain.

« justement
mon fleuve – une idée fixe -
n’était beau qu’au clair de lune
et je lui ai lancé des pierres pour voir
je n’ai pas su l’enjamber
seul l’arc-en-ciel l’enjambe »

Il est omniprésent dans certains poèmes et le poète y revient régulièrement, comme à une sorte de recours ultime.

« faites à mes tempes
des étais de grès sombre
faites à ma bouche une horizontale
faites à ma main une verticale
pour sonder
à l’étiage d’un simple amour
le fleuve que je mène à la mer
le fleuve que je mène à la mort »

Si les poèmes plus tardifs évoquent moins directement le pays, ils sont encore animés par une sensibilité à vif et une forme d’incandescence qui semblent s’y ressourcer. Au fil des pages et des recueils, certains poèmes pourront nous toucher plus que d’autres. Demeure cette force des images et cette liberté de ton. Il arrive que l’écriture semble touchée par des échos venus d’ailleurs. Du côté des images, une certaine gymnastique surréaliste, notamment,  n’est pas absente de la poésie u tam’sienne. Mais tout cela est toujours porté par un souffle éminemment personnel.

Pour le plaisir encore, ce poème, Le corps, extrait de l’un des derniers recueils de l’ouvrage (La veste d’intérieur).

« Je grave des cils sur tes lèvres
on les verra de loin
scintillantes du bleu des vagues
ainsi salées de lumière

L’inférieure surtout qui mouille
quand le mot amour  passe
le zénith ou les canicules
                                                                                     Mon baiser te refait l’œil clair
Tu redeviens racine
Ton corps te ressemble »

On trouvera des poèmes d’amour aussi, chez Tchicaya. Dans la notice biographique figurant en fin d’ouvrage ne nous dit-on pas (sans que l’on sache très bien à quoi il est fait référence…) que l’écrivain congolais « meurt d’amour » dans la nuit du 21 au 22 avril 1988 ? La question du désir est souvent prégnante dans ses poèmes et les blessures du cœur  jalonnent aussi son œuvre de nombreuses incises. Peut-être décèlera-t-on là, derrière le temps qui passe, les traces du rendez-vous maternel manqué et l’impossible retour à ce «premier baiser» qui prête son titre à cet opus. Dans les Notes de veille qui clôturent ce premier tome des œuvres de l’écrivain congolais, on trouve cette courte sentence, crue et étincelante, au miroir de laquelle on pourrait sans doute relire un bonne partie de sa poésie.

«Il n’y a pire désert que celui de la chair quand l’âme s’enivre de nostalgie». 

Tchicaya U Tam’si est un poète à la fois puissant et touchant qui a su tracer son propre chemin, à l’écart des modes et des courants de son temps. La publication de l'intégralité de son œuvre poétique nous offre une belle occasion d’aller nous (re)tremper dans le fleuve de ses mots.














Tchicaya U Tam'si, J'étais nu pour le premier baiser de ma mère - Oeuvres complètes 1. Editions Gallimard, Continents noirs. 2013.



mercredi 19 mars 2014

> L'homme de justesse

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Ni essai, ni récit, ni poésie - mais certainement tout cela à la fois, l'écriture de Dominique Sampiero a de quoi surprendre et ravir. Si on le connaît aussi comme scénariste et auteur de livres de jeunesse, il serait dommage de ne pas le découvrir sur ce versant plus indéfinissable de son œuvre. Il faut aller se promener du côté de Patience de la blessure, Carnet d'un buveur de ciel ou du Maître de la poussière sur ma bouche.

Dans Bégaiement de l'impossible et de l'impensable, on ne cerne pas d'emblée l'objet avec lequel il chemine. Un objet sourd, ouaté, qui habite chacune de ses phrases et nous tient en haleine - nous maintient dans une sorte d'attente musicale toujours renouvelée. C'est qu'il y est question, sans doute, de ce qui se tient à la lisière des mots, de cette frange de silence au cœur de laquelle il faut progresser de jour en jour, de poème en poème. Il s'agit de cerner ce «quelque chose de tendre et de nuageux» qui, nous dit-il, «me dicte ces grumeaux de lumière collés à mes doigts».

Bien sûr, il y a là quelque chose comme le journal un peu hors du temps d'un homme qu'écrire habite. Il y a l'intention de cerner ce qui se joue dans cette étrange disposition. Ou plutôt, de tourner autour. Car le mystère reste entier, au final. Il s'agirait plutôt de déambuler au plus près de ce qu'écrire implique, appelle, remue. Mais c'est aussi, à travers cet effort d'attention, une attention au monde, à ses silences et à ses résonances intérieures qui se trouve ici déployée.

Pourtant, chez Dominique Sampiero, penser est encore une musique. Se pencher sur ce qu'écrire noue et dénoue, c'est se laisser à nouveau porter par des mots, s'insinuer dans le travail et le voyage qu'ils exigent, inlassablement. C'est nécessairement  bégayer encore et encore, accepter de se perdre, de la manière la plus juste et la plus douce possible.

*

« Je laisse mon corps décider ici d’un envahissement dont il ne sait rien. Ce flottement imposé, je l’accepte. Dès que je suis là, je ne veux plus y être. Quelque chose m’attire ailleurs dans une forme qui n’est rien d’autre qu’une autre forme.

Je suis un homme de justesse si vous préférez. Mon corps se souvient de formes anciennes. Et de la fonte des neiges. Certains jours, je vis dans un caillou. D’autres, dans l’eau du vase. Quand je ne sais plus où je suis, j’y suis enfin. 

Je reste hagard, profitant de l’écarquillement que provoque le doute pour me dissoudre dans les formes qui, me vidant de moi, se vident aussi d’elles-mêmes, paysages ou personnages, idées ou sensations, mais qui m’absorbent dans le mouvement des migrations, cette large boucle dans le plus vaste du ciel et du corps.

Bref, je suis là, à peu près là, des silences mordent mes mains puis se dévorent entre eux. Le temps de reprendre souffle, il me reste dans chaque élan du poignet assez de force pour parler à l’usage de ceux qui lisent avec les yeux. Une tempête brise mes phrases et j’enfonce les mots comme des pieux pour résister à l’envie de m’effacer et de laisser la fenêtre dévorer mes pupilles.

J’aime le ciel bas et toute privation de lumière comme une menace dont on ne sait pas grand-chose, à vrai dire rien, mais tout à coup monte une vie plus sobre, identique à tout ce qu’on nous cache de la vie et dont nous connaissons l’envers, une vie sans soleil, rampante, souterraine, de taupe et de racine, une vie qui se souvient de l’absence de regard dans une nuit totale.

Quand le soleil revient, je me demande s’il existe vraiment ce monde où tout est là déjà, je creuse la page sur ces futilités, je gaspille mon temps à croire à cette initiation, les yeux fermés, sur une vérité qui résonne mot à mot, captif de ce bégaiement qui cherche à dire l’impossible et l’impensable.

Et sur la table où mes mains s’épuisent à ouvrir et fermer des cahiers de paupière et de salive, la lumière blottie dans le cercle noir d’une tasse attend que je la boive enfin refroidie. »






Dominique Sampiero, Bégaiement de l’impossible et de l’impensable. Editions Lettres Vives. 2012.


dimanche 16 mars 2014

> Médée vivante

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Les grandes figures mythiques, entend-on dire souvent, sont indémodables. Elles incarnent des destins qui traversent les âges, mettent à jour des forces contradictoires qui innervent encore la modernité, elles constituent des ponts indestructibles entre hier et aujourd’hui. Elles sont un jour surgies du ventre d’on ne sait quel inconscient collectif pour dire ce qui aura toujours et encore à être dit. Sur le pouvoir, le sexe, la mort, la famille... On aurait là un vivier de marqueurs profondément enfouis en nous, que chaque époque, chaque créateur, chaque genre artistique aurait le loisir voire le devoir de reprendre à sa sauce, pour en réactiver les saveurs les plus relevées à l’attention de nos palais endormis.

Si l’on s’accorde volontiers à l’admettre, c’est parfois sans réelle conviction. Il est en effet plus rare qu’on le ressente pleinement devant une œuvre vivante. Cet évident miracle de la transsubstantiation culturelle traîne souvent derrière lui de vagues relents d’académisme un peu suranné qui suscitent secrètement la méfiance.

Heureusement il existe de temps à autre quelques heureux événements pour nous rappeler le bien-fondé de cette foi…

Médée, poème enragé, écrit, mis en scène et interprété par le dramaturge et comédien haïtien Jean-René Lemoine fait partie de ces événements-là.

C’est à la MC 93 jusqu’au 23 mars. Et à ne manquer sous aucun prétexte.





Un mot du texte, d’abord, même si c’est en premier lieu l’incroyable présence du comédien qui retient notre attention lorsque s’ouvre le rideau.

Jean-René Lemoine a réécrit Médée ou plutôt a écrit avec Médée. Ce qu’il écrit reste très proche des grandes lignes du mythe tels que nous le connaissons. On ne trouvera dans son poème aucune sur-interprétation, aucune lecture unilatéralement fléchée, aucune intention isolée au dépend des autres intentions possibles que contenait déjà le récit premier…

Les portes que la terrible histoire de la fille d’Aétès ouvre et laisse battantes dans les formes les plus connues du mythe restent à peu de choses près les mêmes. Médée n’est pas tant ici revisitée qu’habitée, intimement habitée par une écriture inspirée, un récit à vif. On retrouve toute la dimension complexe du personnage, seule (anti ?)héroïne antique «agissante» (qui «n’attend pas son héros», comme le formule ailleurs Jean-René Lemoine), tour à tour traîtresse et trahie, mais qui transforme toujours en acte ce qu’elle subit (la passion, l’abandon). Elle est aussi la figure emblématique de l’apatride, de l’étrangère en toute terre, là aussi tour à tour exilée volontaire et répudiée.

C’est avant tout aux espaces vides du mythe que Lemoine a donné chair. On est plus près des corps, il y a plus de crudité, on entend le souffle de Jason qui pèse de tout son poids sur le ventre de Médée. On le verra vieillir, blanchir comme de «la craie» à la mort de ses fils. Le texte se laisse envahir par les humeurs que secrètent la souffrance, le plaisir, la mort ; on donne à voir aussi bien la semence des hommes que les excréments d’Aétès agonisant.

Il y a un court prologue et trois parties : Genèse, Exil, Retour, et l’on retrouve les points cardinaux de la destinée tragique de Médée. Fille du roi de Colchide, elle s’éprend de Jason, l’étranger venu quérir la toison d’or sur les terres de son père. Jason est celui qu’elle attendait sans le savoir. Pour lui, elle abandonne tout et elle trahit les siens. Elle assassine son frère, laisse sa mère mourir de chagrin et son père esseulé. Elle devient une étrangère (cette étrange étrangère que lui conférait déjà son statut de magicienne). Sa seule patrie se restreint dès lors au corps de Jason. Barbare, exilée, elle le suivra partout, chez lui et ailleurs, se prêtera à ses moindres caprices, l’aimera, le protègera. Jason finit par lui préférer une «putain de quinze ans», la fille du roi Créon. Médée en concevra la vengeance que l’on sait. Elle use d’un subterfuge pour revêtir sa rivale d’un linge qui la consume et elle tue ses propres enfants – les fils qu’elle a donnés à Jason. Elle reviendra vers sa terre natale pour assister son père dans ses derniers instants, un père qui ne lui pardonne rien et dont elle ne reçoit aucune parole en retour.

Jean-René Lemoine a à la fois très librement et, sur les points essentiels, très fidèlement écrit son Poème enragé.

Il emprunte quelques références à la modernité : il émaille son récit de bribes de chansons en plusieurs langues, italien, anglais et il y a notamment, revenant comme un leitmotiv, le titre de la chanson des Moody Blues, Nights in white satin, qu’il finira par interpréter vers la fin de son récit ; Médée se retrouve exilée par Jason dans une villa et elle noie ses enfants dans une piscine ; certains objets, certaines scènes rappellent donc notre environnement urbain, quotidien. Mais tout cela, étonnamment, est très léger, s’insère sans fausse note au poème et le relève sur une ligne plus proche de nous. L’auteur a conservé les noms et les toponymes d’origine et le souffle d’intemporalité qui convient au mythe.

Quelques éléments sont modifiés. Lemoine imagine, au début de son récit, une relation incestueuse entre Médée et son frère Apsyrte. Mais la seule modification importante, nous semble-t-il, tient à ce que Lemoine  coupe court à la « seconde vie » de Médée après la mort de Jason. Dans cette version-ci, Médée se refuse en effet à Egée (qu’elle épousa selon le mythe et à qui elle donna un fils, Médos), en un cri de révolte éminemment politique où elle se voue à l’exil, à la précarité et à la liberté.

«Arrachez ces fleurs de mon cou ! Vous êtes mes ennemis devant l’éternité. Vous avez cru que la barbare allait courber l’échine et vous lécher l’anus ! J’ai tout accepté, pendant des années, des siècles, j’ai lavé le khôl de mes yeux, arraché les anneaux de mes narines, les colliers de mon cou, brûlé mes scarifications, gratté mes tatouages, calqué mes pas sur les vôtres, apprivoisé les accents de ma langue, mais vous n’avez pas compris qu’il y a des limites qu’on ne peut pas franchir, vous n’avez pas compris que votre opulence ne faisait pas de vous les maîtres, ni de moi la vassale, je ne suis pas votre hétaïre, je ne suis pas la femelle de vos coïts triangulaires, la reine de Saba vendue comme pacotille, la vierge éclaboussée de sperme, je vous maudis, je vous encule, je renie votre compassion, votre humanité, vos savoirs, vos protocoles, vos évangiles, je vous encule, je remets sur ma tête le voile de l’étrangère et redeviens Médée !»

Médée, poème enragé est un texte fort qui dédouble la voix sans âge de Médée au creux d’une autre voix, tout aussi terrible, ravagée, mais plus librement intimiste.




Mais sur les planches, on le sait bien,  un texte n’est rien s’il n’est pas incarné. Jean-René Lemoine est seul sur scène et se tient debout devant un micro à pied. Ce n’est pourtant pas une « lecture » et on a un peu l’impression qu’il s’est imposé là une contrainte. Cette nécessaire proximité réduit son espace à un jeu minimal, peu déployé sur l’espace de la scène – mais auquel il parvient à donner une densité qu’il n’aurait peut-être pas trouvé sans cela.

Le comédien compose une figure discrètement androgyne : il porte un pantalon de flanelle et des souliers pour le bas, une tunique mauve d’allure légèrement « hellénique » pour le haut. Et il joue constamment des ressources puissantes et variées de sa part de féminité, magistralement habitée.

Le texte passe par son corps à la fois avec une retenue et une intensité incroyables. Médée, poème enragé est une histoire à la première personne, mais une histoire rapportée. On appuie, comme il est dit dans le texte, sur la touche rewind. Cet après-coup autorise un jeu qui peut se passer de la colère du présent. Les éclats de voix sont comptés. Le seul moment où Médée exprime haut et fort sa fureur est justement celui de la tirade citée plus haut. Il y a, pour le reste, dans chacune des phrases de Lemoine / Médée, une sorte de douleur presque paisible, une tension sans emphase. Médée semble revenue de tout, non pas guérie, mais à même de prêter une forme de douceur à ce qui la déchire. Attention, on ne se situe pas pour autant dans le registre de l’atonie beckettienne, mais bien dans celui d’une souffrance tenue en bride, une sorte de tragédie qui a renoncé à se consumer et peut-être, au final, comme le laisserait penser la fin du texte, gagné une paix fragile. Pourtant, on a plus d’une fois l’impression que Médée avance au bord du vide, que la voix du comédien, où tremblent de très légers éraillements, est sur le point de se briser. Le jeu de Jean-René Lemoine est également soutenu par une intensité de regard rare et qui rive le spectateur à la scène durant une heure et demie. Bref tout cela donne ce que l’on appelle communément « une présence ». Et celle-ci est inouïe.

On sort de là essoré mais avec une certitude. Une certitude qui, pour pontifiante qu’elle puisse paraître, sera cette fois passée par nos tripes : Médée est vivante.













Jean-René Lemoine, Médée, poème enragé. Editions Les Solitaires Intempestifs. 2013

A la MC 93, Bobigny,  du 3 au 23 mars 2014.