mercredi 24 septembre 2014

> Guerre, amour et goumbé

.















N’y aurait-il eu que cela dans le dernier roman de Sylvain Prudhomme, c’eût été déjà beaucoup : une fenêtre ouverte, enfin, sur un pays dont vous ne trouverez absolument aucune trace dans la littérature française d’hier ou d’aujourd’hui. Voire dans la littérature tout court…


Mais que les écrivains se rassurent, car s’il y a bien une chose que n’importe qui  se fera pardonner ici-bas, c’est de n’avoir jamais entendu parler de la Guinée Bissau - cette ancienne colonie portugaise d’Afrique de l’Ouest, coincée comme un cure-dent entre le Sénégal et la Guinée-Conakry. Et plus encore de n’en avoir jamais parlé ! Les plus fins connaisseurs de l’Afrique, les bourlingueurs émérites et les amoureux des régions reculées peuvent avouer n’y avoir jamais mis les pieds sans craindre le moindre sourire narquois en retour. Ce pays n’évoque aucun cliché particulier, aucune démesure apparente, aucune figure majeure. Si le nom d’Amilcar Cabral, son leader historique (assassiné en 1973 par des émissaires de la police secrète portugaise) a résonné aussi haut que celui de Thomas Sankara dans les années soixante, on ne sait plus très bien aujourd’hui quelle contrée il a contribué à libérer et puis… les mauvaises langues vous diront qu’il était avant tout cap-verdien. Même dans le registre de ce qui isole ou distingue par le bas, la première position lui est rarement dévolue. La Guinée Bissau est presque le plus petit pays d’Afrique, mais pas tout à fait (la Gambie, cet autre impensé géographique, la coiffe au poteau). Elle n’occupe que le troisième rang des pays les plus pauvres du monde et l’espérance de vie y est tout de même de 47 ans, ce qui la place derrière le Bangla Desh ou le Soudan. Ses coups d’Etat et ses guerres civiles n’ont jamais occasionné de bains de sang dignes de faire la une des journaux occidentaux. La corruption des élites politiques s’y porte comme un rêve, mais à l’échelle du monde, le prix d’excellence dans ce domaine lui échappe encore. Tempérons nos propos : à partir de 2009, une légère poussée de notoriété l’a toutefois brièvement nimbée d’une auréole sulfureuse, lorsqu’elle est devenue la principale plaque tournante du narcotrafic entre la Colombie et l’Europe. Le photographe italien Marco Vernaschi en a même conçu un photoreportage qui lui a valu le prestigieux grand prix du Lens Cutlure International Awards.  Il faut dire que son sens inouï de l’embuscade lui avait permis de saisir entre quatre murs délabrés, et à n’en pas douter sur le vif, quelques  passes poignantes entre des junkies guinéennes de 15 ans et des européens égarés. On lui doit également plusieurs jolis clichés (très flous très forts, si, si) de gamins torse nu portant des flingues à la ceinture, ainsi qu’un portrait de famille, dans leur garage, des découpeurs en tranches de feu le président Nino Vieira. Du coup, on a pu croire un temps que Bissau était une sorte d’afro-Chicago explosif. Et puis on a oublié. La drogue est devenue une affaire d’Etat, elle a perdu son potentiel photogénique et Vernaschi est parti exercer ailleurs ses talents de scénographe. La Guinée Bissau n’a pas non plus enfanté à ce jour l’écrivain voyageur qui la pousserait hors de l’ombre. Les fièvres que ses moustiques inoculent n’ont jamais été couchées par écrit à l’instar des cauchemars ceylanais de Nicolas Bouvier et aucun de ses enfants d’adoption n’est revenu vers elle comme Lieve Joris vers la région des Grands Lacs. Ceux qui l’ont sillonné à pied, à vélo ou en voiture n’ont pas jugé utile de consigner leur périple (à moins que leurs bonnes feuilles ne se soient perdues) et si la Guinée a conquis son indépendance au prix d’une lutte au moins aussi longue et éprouvante que celles de l’Angola et du Mozambique, les témoignages connus sur cette période ne font pas légion. Du côté des lettres portugaises, la Guinée n’a pas eu son Cul de Judas et aucun écrivain bissau-guinéen (expression, d’ailleurs, qui accuse encore à ce jour quelques fragilités) ne s’est fait connaître en évoquant cette période. Une dernière touche au tableau, pour plus de légèreté : la cuisine bissau-guinéenne est l’une des rares cuisines du monde qui n’ait pas son restaurant attitré à Paris. Il en existait bien un, le port de Pindjiguiti, mais il a fait faillite dans les années 90. Bref, la Guinée Bissau n’est pas un pays. C’est une fiction objective : elle n’existe que lorsqu’on s’y trouve.



S’y trouver, c’est justement ce qui a tenté Sylvain Prudhomme. L’auteur de Là, avait dit Bahi et de TanganykaProject a vécu quelques années dans le sud du Sénégal, à deux coudées de ce point illisible de la carte d’Afrique. Il en a poussé la porte, s’est épris de la langue, des hommes, de la musique. Et on lui en sait gré. Mais si avec Les grands il nous plonge au cœur de l’un des pays les moins connus du monde, il signe avant tout un roman enlevé et inspiré, où l’écriture ne faillit jamais.




Les « grands », c’est ainsi que l’on désigne en Guinée les hommes que les années avalées ont rendus respectables. Omi garandi, en créole, a quelque chose de notre obsolète noble vieillard, la touche de condescendance en moins. Couto, le personnage central du roman n’est pas tout à fait un vieillard (on découvrira même que la verdeur ne se résume pas chez lui qu’à un lointain souvenir). Mais il a quand même une bonne paire de saisons derrière lui, et c’est un garandi. Sa respectabilité, il la tient aussi de son statut. Il est le guitariste du Super Mama Djombo, un groupe mythique (et historiquement bien réel) des années 70, qui, s’il ne rassemble plus aujourd’hui que quelques nostalgiques, a été alors le porte-voix de la lutte anti-coloniale et l’incarnation de la musique bissau-guinéenne moderne (en donnant notamment une forme réactualisée au goumbé, le style musical traditionnel du pays). C’est au sein de cette formation que l’on a pour la première fois composé des chansons en créole, la langue luso-africaine du pays, que le portugais officiel et dominant avait enferré dans les chaumières. Le nom de ce groupe traverse le roman de Sylvain Prudhomme comme une braise qui ne veut pas s’éteindre, et elle éclaire, par coups de torches successifs, les différentes strates du passé. Les années de lutte et de maquis, la gloire, les déboires, la libération et les déceptions postcoloniales… Dans ces pages, c’est la musique qui raconte l’histoire du pays. Sylvain Prudhomme a rencontré la plupart des derniers membres du Mama Djombo, éparpillés entre Bissau, Lisbonne ou Pantin. Il a écouté leur musique, bu les paroles de leurs chansons. Il a écumé les terrasses des quartiers de Bissau et mesuré, au cœur de la jeunesse du pays, leur perte d’audience où se mêle pourtant un curieux reste de dévotion. Il y a cette scène, vers la fin du roman, où un groupe de rap local très en vogue s’apprête à remplir un stade alors que le Djombo va réunir quelques personnes dans un café. Et pourtant, les rappeurs qui rencontrent Couto dans un bar avant leurs prestations respectives lui promettent une minute de silence avec leur public, à la mémoire de Dulce, l’ancienne chanteuse du Mama Djombo, dont ils apprennent qu’elle vient de mourir.

Dulce est la femme que Couto a aimée et cet amour est l’autre fil rouge du roman. Elle meurt dans les premières pages du livre et ouvre de cette façon elle aussi les vannes de la mémoire en ravivant les souvenirs de Couto. On assiste alors, à travers les déambulations du vieil amant endeuillé, à un chassé-croisé entre présent et passé, petite histoire et grande histoire. Tout culmine vers ce concert d’hommage alors que se profile la menace d’un coup d’état (celui de juin 2012…). Un de plus, et qui n’arrêtera pas la musique.

Selon une vieille recette, une histoire est réussie lorsque ses « méchants » le sont. Et bien Sylvain Prudhomme a dû mijoter dans d’autres sauces. De méchant, vous n’en trouverez pas un seul dans ses deux derniers romans - phénomène assez rare dans le paysage de la (bonne) littérature actuelle pour être souligné… Nous avions déjà évoqué le souffle de tendresse qui balayait son précédent roman, Là, avait dit Bahi. On ressent encore ici ce même vent de bienveillance. Et encore une fois, cela se produit sans que le récit ne cède jamais une once de terrain à la complaisance, à la mièvrerie. Les personnages n’ont rien d’angélique. Dulce elle-même, par exemple, a quitté Couto (sans rompre avec lui ses liens de cœur ) pour épouser un homme qu’elle n’aimait pas mais qui lui offrait de meilleures conditions de vie. La ville nous apparait dans toute sa sensualité mais également sous ses aspects délétères… Et le pays semble bien incapable de nourrir les meilleurs de ses enfants,  pris perpétuellement dans la spirale de la fuite et de la sodade.

Il faudrait encore dire un mot de la place majestueuse qu’occupe le créole de Bissau dans le roman de Sylvain Prudhomme. Pas une page d’où il soit absent, par bribes de phrases, expressions courantes ou parfois par un simple mot. Des mots de tous les jours, qui disent l’amitié, la baise,  la tristesse ou la sagacité. Il y a un hommage évident dans cette omniprésence. Mais elle apporte également une dimension musicale au récit. Des étincelles de créole viennent de toutes parts se greffer à la phrase française comme pour en relancer le rythme. Aucune note érudite, les traductions arrivent en incise sans interrompre la mélodie ; elles sonnent comme des reprises, des échos poétiques. 

Il y a dans Les grands les accents généreux d’un roman populaire. La langue y est pourtant toujours soyeuse, rythmée et nous emporte d’une traite jusqu’à la dernière page. Et l’auteur a su mettre à jour avec simplicité la grâce légère et fragile d’un pays qui compose constamment avec ses dérélictions. 

Au-delà des temporalités qui s’imbriquent, des allers-retours entre présent et passé, voilà un roman qui « parle droit ». Fala filadu... Sylvain Prudhomme nous le rappelle, c’est ainsi qu’en créole on dit « tenir ses promesses ». 




Sylvain Prudhomme, Les grands. Editions Gallimard (Verticales). 2014.





dimanche 14 septembre 2014

> Ecrire et ses fantômes

.



















Pour qui suit son œuvre depuis longtemps, il y a quelque chose de particulièrement poignant dans le dernier livre d’Olivia Rosenthal. On a l’impression que les cercles concentriques qu’il lui arrivait régulièrement de tracer pudiquement autour d’elle-même, de ses obsessions, de certains souvenirs indélébiles, se resserrent ici d’une manière considérable. Pour autant le lecteur entre dans un univers bien plus déstabilisant que celui de la confession ou du récit autobiographique et bien plus singulier que celui de l’autofiction. Le goût que l’auteure développe par ailleurs pour les constructions imbriquées – et cette manière bien à elle de s’imposer des biais narratifs sans jamais renoncer à la radicalité de son propos, trouvent encore ici à s’exprimer. Mécanismes de survie en milieu hostile est composé de cinq parties qui pourraient constituer les cinq temps d’un récit (parfois flottant et onirique, parfois réaliste) allant de la fuite au retour. Mais la fiction entretient des relations à la fois élastiques et extrêmement tendues avec le plus intime. L’écriture gravite autour d’un astre noir (le suicide de la sœur de l’auteure, événement majeur de sa jeunesse et de son existence) et s’en approche peu à peu de manière frontale et beaucoup plus dangereuse. Olivia Rosenthal se risque ainsi à une sorte d’auto-expérience et de réflexion sur le jeu du chat et de la souris dans lequel se trouvent embarqués malgré eux la littérature et le vécu. Et elle nous offre sans doute, avec Mécanismes…, son texte le plus sombre et le plus magistral.




Dans son court prologue Olivia Rosenthal nous adresse cet avertissement liminaire :

«Les faits ne se contentent pas d’arriver. Ils reviennent. Qu’on les accepte ou non, ils sont plus insistants et plus entêtés que les stratagèmes qu’on invente pour les éviter. Ecrire fait partie de ses stratagèmes.»

La littérature déploie une stratégie qui semble donc d’emblée vouée à l’échec. C’est cette impossibilité que Mécanismes de survie en milieu hostile se propose d’explorer et c’est à travers sa propre écriture que l’auteure s’efforce de vérifier l’hypothèse. Un exercice pour le moins paradoxal puisque l’écrivain devra tenir à la fois le rôle du chasseur et du chassé (comme dans le jeu de cache-cache, où le joueur découvert passe du côté des débusqueurs), du pourvoyeur d’illusions et du détecteur de mensonges.

Chacun des cinq textes qui composent le livre peut se présenter comme l’illustration d’un mécanisme de survie dans et par l’écriture. Une tentative de dévoilement/recouvrement, une fiction dont le but serait de se libérer d’une hantise, d’une obsession – de la révéler tout en la tenant à distance. Ces différents récits-fictions tournent autour de l’absence, de la séparation, de la peur et de la mort. Les micro-histoires qui nous sont présentées appellent une expérience de lecture particulière - dérangeante. Leur « objet » est toujours rigoureusement délimité : l’abandon d’une compagne de cavale, l’intrusion d’éléments étrangers et inquiétants dans un domicile familial, une partie de cache-cache qui prend la forme d’une traque,… mais aucun personnage n’est nommé, et le lecteur ne dispose le plus souvent d’aucun ancrage référentiel auquel se raccrocher. Il navigue à vue, prisonnier d’un espace-temps fermé sur lui-même dans un univers à la fois précis et flou qui évoque celui du rêve, du cauchemar. On a l’impression qu’Olivia Rosenthal nous expose une série de proto-récits, une sélection de scènes matricielles, traumatiques, qui se situeraient en amont de nombreuses «histoires possibles», avec leurs cortèges de noms, de dates, de situations psychologiques repérables. L’écriture est hantée par ses propres fantômes mais demeure à chaque fois suspendue au-dessus du récit qui pourrait la contextualiser. Néanmoins, dans cette zone de flottement, le réel fait parfois irruption de manière brute : la figure de la sœur disparue, qui innerve largement ce livre hanté par la mort, circule d’une manière de plus en plus prégnante et occupe de manière centrale et explicite le dernier moment du livre.

A la suite de chaque texte (excepté, justement, le dernier), l’écrivain porte un rapide regard rétroactif sur ce qu’elle a entrepris. Elle essaie de décrypter quel en était l’enjeu, d’analyser ce qu’elle y a engagé et les rapports de force qui s’y sont déployés.

«Je relis ce texte, je le scrute, je le cherche, je le reprends sans cesse, je le triture, je l’abîme, je le rature et il revient (…). Il fait partie de ces choses indistinctes, scories, dépôts, traces, qu’on ne peut effacer. Il fait partie des choses qu’on ne peut abandonner. Il est l’une des expressions possibles de ce qui me hante.» 

Sur chaque ligne de récit vient encore se superposer une autre voix, distinguée par l’italique, qui introduit en contrepoint une série d’informations documentées et de témoignages portant toutes, à des degrés divers, sur le thème de la mort. Expériences de mort imminente (EMI), criminologie, témoignages d’un urgentiste, description des phénomènes de transformation post-mortem du corps, etc. Comme elle l’avait déjà entrepris (dans le registre animal) pour Que font les rennes après Noël, Olivia Rosenthal joue ici sur un phénomène de distance et d’interconnexion entre deux niveaux d’écriture et d’information. Cette seconde ligne ouvre en quelque sorte un autre front à partir duquel tenter d’expliquer le réel pour l’exorciser. De comprendre l’incompréhensible.

Pourtant, ce dispositif, que l’on pourrait dire à trois niveaux, ne semble que mieux manquer sa cible. Le mécanisme de survie, pour opérationnel qu’il soit, ne nous épargne en rien. Chassez donc vos fantômes et ils reviendront au galop. Composez avec eux pour les dompter, les tenir à distance : ils ressurgiront là où vous ne les attendiez pas.

La cinquième partie du livre opère de ce point de vue une forme de décrochage. Il s’intitule Le retour. On peut l’entendre comme retour au réel ou plus encore retour du réel – moment d’une mise à nu qui est aussi une mise au point. S’y joue une résurgence de ce qui ne s’efface pas et avec quoi on ne peut plus tricher. Et la dernière phrase du prologue nous annonçait déjà cette issue :

«On avance aveuglément vers le dénouement pour découvrir in extremis qu’en fictionnant le monde on a seulement essayé de retrouver ce qui avait eu lieu et qu’on avait oublié».

Mécanismes de survie en milieu hostile est un livre d’une grande force. Une sorte de work in progress qui ne sonne jamais creux et dans lequel l’écrivain engage la part la plus intime d’elle-même. En scrutant sans concession  son propre processus d’écriture et les ombres qui l’habitent, Olivia Rosenthal met son œuvre à la question. Et elle interroge la littérature d'une manière brûlante et radicale.











Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile. Editions Gallimard (Verticales). 2014.






lundi 8 septembre 2014

> Jean-Claude Pirotte : dernier miroir

.
























Le dernier texte de Jean-Claude Pirotte invite encore le lecteur à ce voyage inconfortable dans les plis et replis d’une mort annoncée. On se trouve un peu, comme dans le Jardin fermé, l'ultime carnet de Louis Calaferte, pris au piège d’une écriture qui avance ses dernières pièces sur les chemins sinueux d’une maladie sans rémission. Perclus de cancers et reclus sur un temps resserré, le poète belge (disparu en mai dernier) nous livre dans ce Portrait craché, le dernier reflet de son dernier miroir. L’évolution de son mal et la désagrégation de son intégrité corporelle ne sont pas laissées de côté. Mais elles sont évoquées sans le moindre pathos, comme si les regrets se trouvaient finalement ailleurs. C’est à la troisième personne que Pirotte s’empare de lui-même et revient, entre les griffes du présent, sur ce qui a compté et comptera pour lui jusqu’en son dernier souffle. Entendez, par-dessus tout, les livres. Des auteurs qu’il aura tenus comme premiers et derniers amis et dans la fraternité desquels il aura lui-même tout donné à l’écriture.





«L’homme», c’est ainsi que se désigne l’auteur, peut-être pour trouver la juste distance que requiert ce dont il veut témoigner, se présente d’entrée de jeu par son corps diminué. Il est affecté d’une paralysie faciale, privé d’un rein, amputé des viscères. Pour morbide que soit ce tableau, Pirotte ne se refuse pas quelques touches d’humour glacé en s’observant pour ainsi dire de l’extérieur, regardant comme de l’autre côté d’une vitre ce qu’il est devenu :

«L’homme est d’une maigreur que nous qualifierons d’intéressante, la cortisone l’ayant privé – ou quasiment – de ses muscles, il reste un squelette bien dessiné, qui conserve une peau juste un peu fripée aux articulations.»

Il lui reste sa fenêtre, ses cigarettes (qu’il roule depuis soixante ans et auxquelles les oncologues, au vu de son état, lui épargnent de renoncer) et le temps qui entre quatre murs passe goutte à goutte, épais et compté.

L’exil dans la maladie, dans ce segment de temps qui le raccorde à la fin, se double d’un autre exil, plus douloureux encore et sur lequel il revient à maintes reprises. Il a dû quitter son domicile, le lieu de vie qu’il s’était mûrement choisi (à Saint-Léger, en Champagne, où il espéra longtemps mourir (1)), pour se réinstaller, en raison de commodités médicales, dans la ville de son enfance qu’il n’a jamais aimée. La séparation est aussi celle d’avec les livres, ses livres, puisque l’immense majorité de sa bibliothèque est restée à Saint-Léger. La nostalgie de cette présence aux livres semble souvent la plus aigüe, même s’il n’est pas sans rien (c’eût été impossible) un ami lui ayant rapporté une partie de ses précieux ouvrages.

La littérature occupe ici une place centrale, celle exactement qu’elle occupa dans la vie de Pirotte et, d’une manière plus poignante encore, comme nous le révèle ce dernier écrit, dans sa fin de vie. Une littérature qui soigne, apaise, désennuie, et tiendrait presque parfois la dragée haute à la souffrance.

«On ne lit plus Arland, on ne lit plus personne, plus aucun de ces écrivains dont la parole feutrée défie le temps. Il y a là pourtant cette douceur cruelle, cette attente, ce paysage qui constituent le secret révélé des existences. Et la lecture prend le pas sur la douleur, on dirait presque qu’elle la maîtrise, sans cesser de l’évoquer par un silence habité.»

Dans l’homme diminué qu’il est devenu Pirotte découvre encore, comme une grâce lointaine demeurée intacte,  «le don d’émerveillement, la curiosité, la hâte de lire et lire encore».

Mais l’écrivain (qui se requalifie avant tout en lecteur) est prudent. Il se méfie des chimères comme de la rédemption et lorsque ses paroles vont trop loin, lorsqu’il évoque, à propos de ce que lui procure la lecture, «comme un parfum de résurrection», il est conscient de manquer son objet, d’être trahi par les mots : 

« mais comment exprimer cela sans emphase ? »

S’il est certain que la littérature sera sa dernière compagne, il ignore les limites possibles de sa présence et de son soutien ainsi que la forme précise qu’elle prendra :

«Il faudra certes mourir, et la perte, le pressentiment de la perte, rendra plus précieuse encore la remémoration des pages lues. Jusqu’à la dégradation programmée, mais sait-on quelles paroles accompagnent les mourants ?»

Mais pas plus pour Pirotte que pour n’importe quel lecteur « qui lit », la littérature n’est un concept en soi. Il en déplore les formes avilies, avachies, péroreuses. Si l’on pourra trouver parfois un peu attendues ses embardées contre «les scribes de ce siècle déshonoré», l’attention qu’il porte aux « siens » est quant à elle extrêmement touchante. Il a ses élus de longue date qui vont de Maurice de Guérin à Henri Thomas en passant par Stendhal, Reverdy, Marcel Arland… Parmi les écrivains chers à son cœur, on trouve aussi au tout premier rang Joseph Joubert, illustre inconnu de son vivant que Chateaubriand sauva de l’oubli en l’évoquant dans ses Mémoires d’Outre-Tombe et en publiant une partie de la somme d’aphorismes, de notes et réflexions qu’il laissa à la postérité. Ou encore, dans un cousinage d’infortune, Armen Lubin, ce poète arménien dont l’œuvre et la longue maladie firent pot commun durant plus de vingt ans.

Les livres irriguent les souvenirs (la Hollande, les rendez-vous manqués avec sa mère, les comptines flamandes de son enfance) et les souvenirs les livres, à travers les fragments de mémoire d’une vie entièrement offerte à eux. Il est d’ailleurs frappant de noter que Jean-Claude Pirotte se présente ici bien plus en lecteur qu’en écrivain, lui qui aura pourtant plus d’une fois connu le goût de la vache enragée pour pouvoir se consacrer entièrement à l’écriture. Lorsqu’il évoque sa prose ou sa poésie, c’est toujours avec une extrême modestie et dans le sillage des auteurs qu’il a admirés. Il avoue avoir longtemps cherché, sans jamais y parvenir, la qualité de silence qu’il avait découvert et redécouvrait sans cesse chez Beckett – ou avoir souvent rêvé de coucher sur le papier l’équivalent du Monsieur Songe de Robert Pinget.

Dans cet ultime autoportrait, la mort ne fait pas figure de nouvelle venue. La poésie s’en repaît, et celle de Pirotte n’a pas manqué à l’appel sur ce chapitre (d’autant que la maladie avait fait irruption depuis plusieurs années déjà). Ecrire en poésie, c’est écrire avec la mort près de soi, l’explorer dans les interstices d’où naissent les mots et où ils disparaissent. Il va même jusqu’à la reconnaître comme cette lointaine amie «appelée dans l’enfance». Familière mais pourtant jamais là où on l’attend, une sorte d’inconnue de proximité…

«La mort telle que je la concevais enfant était mon amie. Elle le reste, je l’avais presque oublié. Mais elle ne se trouve pas à l’endroit où on la cherche. Elle n’a pas quitté l’enfance et c’est dans l’enfance qu’il faut la retrouver et renouer avec elle. La saluer chaque matin comme la seule vieille connaissance avec laquelle nous pourrons encore longtemps jouer à cache-cache. La mort n’est pas adulte, elle est une jeune fille avec qui partager les plus sombres secrets, mais aussi les joies les plus inattendues. Survivre est un miracle quotidien.»

Le miracle a pris fin pour Jean-Claude Pirotte le 24 mai dernier. Portrait craché est un étrange cadeau, légèrement empoisonné, dont se seraient sans doute passé ceux qui ont aimé l’homme, ceux qui ont aimé le poète. Un cadeau d’une grande force pourtant, d’une grande générosité. Un dernier livre qui porte en lui un témoignage d’amour incandescent à la littérature.

...............................

(1) On notera également (et justement) la parution d'un recueil de poèmes posthumes : A Saint-Léger suis réfugié, aux éditions l'Arrière-Pays.

 ...............................

(Cet article est également accessible sur Culturopoing)










Jean-Claude Pirotte, Portrait craché. Editions le Cherche Midi. 2014.