vendredi 30 décembre 2011

> Carlos Liscano : de l'autre côté du souffle

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Dans Le lecteur inconstant Carlos Liscano creuse jusqu’au bout du silence l’étonnant dialogue qu’il avait entamé avec lui-même dans son opus précédent : L’écrivain et l’autre. On pensait peut-être qu'il avait fait le tour de la question. Mais l’écrivain uruguayen nous entraîne à nouveau avec une force tranquille au cœur de l’aporie qui l’occupe. Et c’est avec une simplicité et une modestie désarmantes qu’il nous fait toucher du doigt l’étrange métier d’écrire… et l’expérience douloureuse et vivante d’un homme qui s’est un jour inventé écrivain et ne trouve pourtant plus rien à dire qui n’ait déjà été dit.

Vie du corbeau blanc est à lire dans la foulée du Lecteur inconstant, qui nous en livre la genèse, la portée et le sens. Roman foisonnant composé de mille relectures, hommage à l’intarissable littérature à laquelle on vient se ressourcer quand tout s’est asséché, il constitue un conte allégorique drôle et émouvant qui vient majestueusement compléter le propos de cet «écrivain indolent» pourtant condamné à ne savoir qu’écrire.


Carlos Liscano occupe ses mots comme il occupe ses mains. Retiré à la campagne avec son chien, il dessine, répare des meubles, confectionne des boîtes en papiers peintes à l’encre de Chine et il tient un journal qui n’est en pas vraiment un. Depuis dix ans, il n’écrit plus de fiction. En a-t-il jamais écrit, d’ailleurs ? Il se définirait probablement volontiers comme l’écrivain le moins inventif qui ait jamais écrit. Ce qui le gêne le moins du monde. Il avait déjà annoncé la couleur dans L’écrivain et l’autre. On peut très bien écrire à l’ombre des maîtres, se donner corps et âme à une littérature qui ne soit que d’hommage et de redoublement. Quand d’autres auteurs chercheraient avant tout à montrer comment ils se sont réapproprié des œuvres de la tradition littéraire pour y apporter leur vision, leur touche personnelle, Liscano insiste quant à lui sur sa simple volonté d’avoir voulu ressembler à… Au Buzzati du Désert des Tartares dans Souvenirs de la guerre récente, au Beckett de Molloy dans Le Rapporteur, au Céline du Voyage... dans La Route d’Ithaque… Pour Liscano, écrire est avant tout une question existentielle, faire oeuvre d’originalité est une autre question, une question qui ne l’intéresse pas directement.

Faut-il voir là un penchant pour la fcilité ? Aucunement. Car Liscano a pourtant bien fait sienne cette étrange nécessité d’écrire. Il se l'est un jour imposé pour survivre à la solitude et à la folie dans les geôles de Montevideo, où il a croupi durant les treize années de la dictature uruguayenne. Il a déjà maintes fois raconté cette histoire, cette invention de l’homme incarcéré en écrivain. Se raconter des histoires, intérioriser les textes à venir pour ne pas pourrir sur pied. Mais il y revient encore comme on revient sans cesse à un acte de naissance, un mythe fondateur ou un basculement irréversible. La prison relève pour Liscano d’une expérience mâchée et remâchée et pourtant toujours nouvelle sous sa plume. Dans le dénuement même qu’elle impose, elle apparaît ici comme le lieu par excellence de la littérature. Prononcer ou penser un mot, c’est déjà faire œuvre d’écrivain puisqu’en prison, aucun mot ou presque, ne renvoie à une réalité environnante. Parler d’amitié, d’amour, désigner les objets les plus banals c’est se projeter ailleurs, faire renaître ce dont on est privé à chaque instant, se réinventer dans un récit devenu soudain magique.

Ce qui est poignant dans les réflexions autobiographiques de l’écrivain uruguayen, c’est la façon dont il nous conduit, l’air de rien, en partant de son histoire singulière et d’un rapport à l’écriture inscrit de manière insécable dans son expérience personnelle de la détention, vers le cœur même de ce qui pose question à toute activité littéraire : le langage perpétuellement confronté au silence, le recommencement sans fin auquel se voit condamné celui qui s’est un jour voué à l’écriture, l’impossible quête de la littérature… tout est ici amené par des chemins buissonniers arrachés au hasard d’une vie qui brûle simplement comme «un petit papier dans la nuit». Et le silence n’est pas du registre de l’écrivain qui n’a plus rien à dire.
«Il n’existe pas de suicide de l’écriture. Le mot écrit revient et s’impose. Il survit.»

Il lui faut alors simplement continuer, encore plus conscient peut-être de la vanité de ce travail qui s’apparente à «creuser des puits pour les reboucher ensuite».



Mais où peut-on encore creuser des puits quand on ne croit plus aux histoires, pas plus à celles que l’on nous raconte qu'à celles que l’on se raconte ?

Vie du corbeau blanc est l’œuvre de fiction qui va naître de cette impossibilité même de continuer à écrire de la fiction. La littérature, celle qui a déjà été écrite, constitue peut-être le dernier paysage où il est encore possible de creuser des puits, quitte à les reboucher sitôt après… C’est l’exercice auquel se livre alors Carlos Liscano, comme à un ultime travail manuel avec les mots.

Le corbeau dont il est question est emprunté à un récit de Tosltoï : un corbeau affamé se peint en blanc afin de se faire passer pour un pigeon dans l’espoir de tromper ces oiseaux mieux lotis et de partager leur nourriture. Mais au bout d’un moment sa voix le trahit et le corbeau est démasqué. Lorsqu’il veut retourner dans son clan, le corbeau peint en blanc n’est pas reconnu et il est également chassé de la tribu de ceux qui furent les siens. Le corbeau blanc de Liscano se métamorphose en raconteur d’histoires, et devient le double de l’écrivain menteur. Il abreuve son auditoire de récits fabuleux qu’il n’a pourtant ni vécus ni inventés mais dérobés à quelques grandes pages de la littérature… Melville, Carpentier, Wilde, Conan Doyle, Akutagawa, Poe et de nombreux autres sont librement pillés par cet oiseau peu scrupuleux. Une série d’histoires se succèdent, s’entrechoquent, moulinent les genres et les époques, truffées de clins d’œil, de récits gigognes. Des avatars de Lord Greystoke, de Carlos Gardel, d’Ulysse et de l’Ismaël de Mobby Dick deviennent les héros ou les victimes de romans reconstruits ou fidèlement transcrits par la voix du corbeau. Des Revenentes de Perec à La grammaire de la langue espagnole à l'usage des Américians d' Euclides Da Cunha en passant par des figures de la Comédie humaine ou de la geste « gauchesque » des grands auteurs sud-américains, le corbeau fait feu de tout bois. Le vertige est assuré et le rire aussi. Le corbeau joue, mais il joue gros. Car au milieu de ce tourbillon d’histoires qui nous propulsent de livres en livres comme des poupées de chiffon, l’appel du vide continue à se faire délicatement ressentir.

L’auteur ne s’en cache pas : Vie du corbeau blanc est «la face diurne» du Lecteur inconstant. L’œuvre factice et rayonnante dont nous aurons suivi la confection fragile, nocturne et mélancolique. Et avec ce surprenant dyptique, Carlos Liscano nous offre un très grand livre.













Carlos Liscano, Le lecteur inconstant suivi de Vie du corbeau blanc. Belfond.2011.

Images : 1) Livre dans la neige (source) / 3) Jean-Baptiste Huynh, Masque (source) / 4) Bougie (source)

vendredi 23 décembre 2011

> Le baiser mis à nu

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C’est parfois en marge des concepts traditionnels et des coupes synchroniques convenues que nous attendent les plus vives surprises et les révélations qui mettent les esprits en branle. Chaque année, plusieurs essais paraissent qui prennent pour objet quelques laissés pour compte de la philosophie, de l’histoire ou de la sociologie. Le dégoût, le poil, les odeurs, le toucher sont autant de biais possibles pour repenser, sous des angles nouveaux, notre rapport au corps, aux autres, à la société ou au pouvoir.
Dans la liste des ces «presque rien», il est une pratique vieille comme le monde qui n’avait pas encore eu droit à son arrêt sur image et sur laquelle Alexandre Lacroix, essayiste, romancier et directeur de rédaction de Philosophie Magazine a décidé de se pencher : le baiser.
Contribution à la théorie du baiser est un essai enlevé qui, sans nécessairement prétendre à l’exhaustivité, nous propose une immersion pleine de sensibilité et d’intelligence dans la sphère peu explorée du french kiss. L’auteur mêle à une série d’investigations dans les champs de la philosophie, de l’histoire, de la peinture, de la littérature, du cinéma, ou de la psychanalyse, un libre retour réflexif non dénué d’humour sur quelques épisodes de son vécu amoureux. Et au final, c’est sur un bien joli plateau que nous revient cet impensé philosophique et ce parent pauvre, amer ou savoureux, de l’érotisme.



Le baiser est-il un bien commun à toutes les cultures ? Depuis quand s’embrasse-t-on ? Pour quelle(s) raison(s) ? Vous ne vous êtes jamais posé la question ? Voilà qui tombe bien, Alexandre Lacroix l’a fait pour nous et il nous apporte même quelques réponses.

Si un certain nombre de  militants du déterminisme naturaliste n’ont pas manqué de voir dans nos patins langoureux la résurgence de pratiques animales anhistoriques allant de la becquée avine aux entrelacements baveux des limaçons en passant par le bouche à bouche des mères nourricières bonobos, rien pourtant n’est moins culturel que le baiser. L’absence de cette coutume du baiser sur la bouche semble attestée, jusqu’à une certaine période tout au moins, dans différentes régions du monde (Tahiti, l’Afrique subsaharienne, le Japon…). De charmantes variantes ont parfois été relevées et ici ou là on préfère s’embrasser délicatement les cils, ou respirer la peau du visage du partenaire. Certains lecteurs pourraient être surpris par ces restrictions géographiques que d’aucuns jugeront non avérées… Oui mais voilà, les baisers voyagent, les pratiques s’exportent (la force de frappe du cinéma hollywoodien aura sans doute été un vecteur non négligeable de ces déplacements) et ce qui pouvait être vrai hier ne l’est plus nécessairement aujourd’hui.

Le baiser, aux origines peu sûres, figure déjà sur certains bas-reliefs de temples indiens datant d’il y a trois mille ans et, plus près de nous, au IVème siècle avant Jésus Christ, le Cantique des Cantiques le met encore à l’honneur. Dans l’Empire Romain, le baiser fait l’objet d’une tripartition codifiée entre le basium, «contact des lèvres sans intromission de la langue» échangé entre membres d’une même famille, l'osculum, entre membres d’une même corporation ou d’un même ordre social, et le suavium, «baiser langoureux et lascif se donnant la bouche ouverte».

Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les premiers chrétiens l’ont d’abord encensé sous l’appel enthousiaste de Paul de Tarse dans son Epître aux Théssaloniciens. Et il aura suffit de son injonction fondatrice ( «Saluez-vous les uns les autres par un saint baiser. Toutes les Eglises de Christ vous saluent» ) pour transformer rapidement les premières assemblées chrétiennes en un pandémonium d’agapes pré-woodstockiennes auquel Innocent III mettra un terme en abolissant l’usage du baiser dans l’Eglise catholique plusieurs siècles plus tard. Il ne restera bientôt plus de cette période de sainte folâtrerie que quelques échos aseptisés dans des pratiques telles que le baiser aux mules du pape, aux anneaux de l’évêque ou aux reliques des saints.


C’est encore nimbé de cette dimension sacrée que le baiser refait florès dans le champ des amours humaines à la Renaissance, et ce essentiellement à l’initiative de deux poètes et humanistes largement oubliés aujourd’hui et qu’Alexandre Lacroix rappelle à notre bon souvenir : Jean Second et Fransesco Patrizi.

Le premier déploie une suite poétique qui fera date, Basia (Les Baisers), et promeut ce geste encore jamais chanté comme tel en «pierre angulaire de l’amour». De nombreux poètes (au premier rang desquels figure Ronsard) le reprendront, parfois littéralement, sans nécessairement le citer.

Fransesco Patrizi rédige quant à lui un essai (peut-être le seul jamais exclusivement consacré à la question) : Il Delfino (Du baiser). Patrizi, sorte de génie autodidacte et d’érudit pluridisciplinaire, s’interroge en philosophe sur «la curieuse douceur du baiser». S’il développe d’abord des thèses d’obédience néoplatonicienne sur la question, il aborde aussi le problème sur le plan de la physiologie et détourne savamment certaines conclusions des théories en cours à l’époque. Si chez Ficin et quelques autres, la contemplation amoureuse présente le risque d’une perte des fluides vitaux, Patrizi voit dans l’antique suavium le moyen «hydraulique» de rétablir avec bénéfice une saine circulation des fluides. Il sauve ainsi le baiser de la diète prescrite par la philosophie en vogue. Alexandre Lacroix le cite. Voyez un peu :

«Pour cette même raison le baiser avec succion est plus doux que ne l’est celui du bout des lèvres, car non seulement il permet de recueillir les esprits expulsés par le cœur, mais, grâce à la force de la succion, d’en tirer encore beaucoup d’autres dont on se nourrit.»

Nous voilà rassurés.


Mais le baiser devra faire face à d’autres escouades dans sa longue histoire. Et les coups ne seront pas toujours portés par ceux que l’on attendait au tournant. Ainsi, dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire lance un réquisitoire progressiste contre le mamour séculaire qui pollue le théâtre et la littérature et recense également la liste des baisers entachés de trahison, tels celui de Judas au Christ ou ceux des conjurés de Rome à César. Pourtant, le baiser survivra à l’ère de la raison triomphante, grâce notamment à deux auteurs majeurs du XVIIIème siècle qui vont fonder, chacun à leur façon, ce que Lacroix qualifie de «nouvelle métaphysique du baiser» : Rousseau et Sade

Si Alexandre Lacroix n'hésite pas à signaler l’obscurité qui entoure les origines historiques du baiser, son investigation lui permet par contre de mettre en relief des âges d’or et des périodes de déclin dans les champs auxquels il s’intéresse.

En littérature, il note un désintérêt croissant pour l’antique bécot à partir du XIXème siècle, émaillé de quelques résurgences prudentes (Flaubert), mièvrement stéréotypées (Albert Cohen) ou sur-conscientisées (Proust). En peinture, on voit se développer une mode du baiser à la fin du XIXème siècle qui s’éclipsera peu à peu après la première guerre mondiale. La tendance pourrait être associé à la montée en puissance d’une certaine bourgeoisie qui délimite à travers la scène de baiser, la part d’intime autorisée à figurer dans l’espace public. Une ligne de démarcation que transgresseront subtilement certains artistes comme Toulouse Lautrec. Pour ce qui est du septième art, l’écrin du baiser resterait sans conteste le cinéma américain des années trente à cinquante et plus précisément les productions hollywoodiennes qui durent se plier aux règles de censure du code Hays entre 1934 et 1954. Là encore, l’érotisme ne pouvant plus légalement se limiter qu’à des scènes de baiser, c'est dans celles-ci qu'allaient se déployer l’esthétisme le plus abouti et les moments dramatiques les plus fort de la narration filmique.



Mais le beau travail d’ Alexandre Lacroix ne se limite pas à une série de recensions disciplinaires. Il donne aussi à penser, à bien des reprises et par bien des façons, la singularité de l’objet qu’il interroge. Et les chapitres qu’il consacre à ses propres expériences y contribuent également. On y trouvera quelques micro-récits autobiographiques qui donnent avant tout matière à penser et dans lesquels l’auteur sait garder une distance et une modestie salutaires. Quelques points saillants chatouilleront bientôt notre sagacité. Le baiser, ne serait-il qu’un préliminaire à l’acte amoureux, affiche pourtant une certaine autonomie et une valeur ajoutée par rapport à celui-ci : irrécupérable dans une seule logique de plaisir sexuel et pourtant lui-même source de plaisir, sans objet pour ce qui est de la procréation, nécessairement consenti (on ne force pas un baiser) et nécessairement partagé (alors que le plaisir sexuel peut bien être solitaire), auréolé d’une forme de supplément d’âme qui peut rendre fou celui ou celle à qui on le refuse quand bien même le reste lui serait accordé… Il relèverait d’une forme de grâce dont on ne s’absout pas si facilement. Le baiser, qu’il soit badin ou follement érotique, échappe aussi à la démultiplication pornographique. Comme le remarque très justement Alexandre Lacroix, même dans la mêlée de partouzes débridées et surnuméraires, on n’embrasse jamais qu’une seule bouche à la fois… Le contraire serait  techniquement envisageable, mais la «scène» pornographique ne semble pas avoir retenu cette déclinaison contre-essentielle du baiser.

L’appel du philosophe, sous un savant bouquet de fleurs bleues qu'épicera sans doute l’abandon final et apothéotique au rainbow kiss, n’est pas sans résonance politique. Ménageons l’inutile don, le geste simple et sacré, l’hubris tranquille du bouche à bouche. On voudrait ajouter : à l’heure du tout-performance où rien n'échappe à la cotation en bourse, à la braderie, à l'évaluation et à la dévaluation, sachons maintenir cet autre cap, et de baisers, ne soyons pas avares.












Alexandre Lacroix, Contribution à la théorie du baiser. Editions Autrement. 2011.


Images : 1) Gustav Klimt, Le baiser (source) / 3) Giotto, Le baiser de Judas (source) / 4) Vivian Leigh et Clark Gable, Autant on emporte le vent (source) / 5) Jane Russell et Gilbert Roland , La Venus des mers chaudes (source).

samedi 17 décembre 2011

> Nakajima et le dernier Stevenson

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L’écriture biographique est un exercice qui ne va pas toujours de soi. Lorsque le souci de combler les blancs, de tendre des passerelles entre les idées et les événements, masque la part de subjectivité dont il se nourrit, la plus honorable des entreprises de restitution d’une vie d’écrivain peut parfois retomber comme un soufflé. On aura souvent l’impression d’en apprendre plus sur Trakl en lisant la mythographie que Claude-Louis Combet lui a consacré (Blesse, ronce noire), ou sur Faulkner, Rimbaud et Flaubert à travers les textes courts et très librement biographiques de Pierre Michon, que dans certaines sommes aux prétentions plus objectives.
Les éditions Anacharsis ont traduit et publié en 2010 la Mort de Tusitala, roman d’un écrivain japonais disparu en 1942 à l’âge de 33 ans et encore peu connu en France : Atsushi Nakajima. Tusitala (le conteur d’histoires), c’est le nom que les Samoans avaient donné dans leur langue à Robert Louis Stevenson. On sait que l’écrivain écossais vécut sur leurs terres les dernières années de sa vie, y mourut d’une crise d’apoplexie en 1894 et y fut inhumé. Un roman donc, mais qui joue sur la corde tendue de la biographie, alternant entre des pages «informatives» à la troisième personne et les extraits d’un journal imaginaire qu’aurait tenu l’auteur de l’Ile au trésor. Un cocktail singulier qui vise à nous faire entrer dans la peau d’un écrivain sensible et complexe qui consacra aussi les dernières années de sa vie à défendre les droits du peuple qui l’accueillait contre les impérialismes de tout crin. Et ce récit est rendu particulièrement émouvant par les destins, semblables à plusieurs titres, qui rapprochèrent à cinquante ans d’écart Nakajima de Stevenson.



Le récit d’ Atsushi Nakajima s’attache aux trois dernières années de la vie de Stevenson, auteur auquel l’écrivain japonais a très tôt, dans sa courte vie, voué une admiration sans égal.

Là où d’autres auraient préféré instruire leur dossier de détails, de preuves et de contre preuves, Nakajima, dans les parties narratives de son roman, brosse quelques pans de vie, concentre, élague, va droit au coeur de son propos et donne à voir ce qui lui semble essentiel.

L’écrivain apparaît d’abord comme une sorte d’aventurier sans gloire, de voyageur malgré lui. Un homme qui s’est arraché aux brumes d’Edimbourg non pas temps par goût de la bourlingue que pour se déporter vers des cieux plus cléments. Stevenson est sujet à des affections pulmonaires chroniques depuis l’enfance et son corps ne lui laissera jamais de très longs répits. Sa santé se résume, d’après ses propres mots, à une «petite complication de toux et d’os». Bien sûr, il prend très tôt conscience que sa vie ne sera jamais qu’une petite chose fragile et que le temps lui sera sans doute chèrement compté. Si cette donnée l’incite très  à voir le monde au plus vite et au plus près, c’est aussi la quête d’une bulle d’air respirable qui le pousse à prendre le large et à s’éloigner d’une Ecosse dont le climat humide a sur lui l’effet d’un venin.

Les fameuses Mers du Sud deviendront bientôt un refuge et lui apporteront provisoirement l’air respirable qui lui aura manqué dans son pays natal ainsi qu'aux Etats-Unis. En 1891, il finit par s’installer définitivement à Vailima, sur l’île de Samoa, avec son épouse Fanny, une alerte américaine de dix ans son aînée, divorcée, déjà grand-mère et qui, d’après Nakajima, jouera plus promptement à ses côtés le rôle d’impresario que d’amante fougueuse. Dans l’un de ses poèmes rappelé ici à notre bon souvenir, Stevenson l’évoque sous les traits d'une femme «dure comme l’acier et droite comme une épée». Cette installation a des airs d’exil. Stevenson aime ces îles mais il sait aussi que les dés sont jetés, qu’il ne rentrera plus en Ecosse. D’où parfois, au cours de pages qui décrivent la beauté de l’île, quelques bouffées de nostalgie, imaginées ici par Nakajima :

«Assourdissante, la pluie s’en vient, de l’autre côté du bois. Aussitôt après, son battement furieux sur le toit. Odeur de terre mouillée. Sensations rafraîchissantes, quelque chose qui me parle des Highlands.»

C’est donc le journal de ce dernier séjour qu’invente pour nous Atsushi Nakajima, entrecoupant de temps à autre le journal samoan de Stevenson de quelques rappels biographiques qui en restituent le contexte. Les années jouent lentement, à quelques rémissions près, dans le sens d’une triple dégradation : dégradation des finances du couple, dégradation de la santé de l’écrivain, dégradation de la situation politique de l’île, objet des intérêts commerciaux de différents pays et principalement de l’Allemagne qui exercera bientôt sa tutelle exclusive sur cette partie de la Polynésie. Stevenson apprend le samoan, se lit d’amitié avec les hommes et les femmes de Vailima et défend contre vents et marées leurs intérêts ainsi que l'honneur du vieux roi Laupepa. Ce dernier finira sa vie en exil sur une décision des autorités allemandes, un exil dont Stevenson ne cessera de dénoncer l’iniquité aussi bien dans ses Lettres des Mers du Sud que dans un de ces derniers ouvrages : les Pleurs de Laupepa. On découvre un Stevenson engagé à dénoncer cette sujétion et rechignant de plus en plus souvent à produire des récits d’aventure dans la lignée de l’Ile au trésor qui sont ceux qu’attendent pourtant de lui les journaux et les éditeurs dont dépendent ses revenus alimentaires.



L’écriture, dont Nakajima rappelle que Stevenson, qui ne passa jamais un jour de sa vie sans rester plusieurs heures à sa table de travail, était un forcené, apparaît aussi souvent comme un moyen de subsistance des plus ingrats. Ecrire c’est souvent pisser de la copie, pondre, remplir son assiette à la force du poignet. Nakajima, loin de toute vision idéaliste du métier d’écrivain, nous dépeint un homme en proie au doute, partagé entre ses convictions et ses obligations et qui continue pourtant à se donner corps et âme à la littérature, une littérature ajustée au réel, à l’intrigue et qui doit avant tout raconter des histoires. La discipline de Stevenson est d’une rigueur sans faille : pas un jour sans une ligne, même terrassé par la maladie, la douleur, la fatigue. Un effort que vient toujours rédimer le plaisir qu’il éprouve à se lire, Nakajima allant jusqu’à lui fait dire :

«Quand j’écris, je peux aller jusqu’au plus complet dégoût, douter que ces œuvres aient la moindre valeur, et quand je me relis le lendemain, elles réussissent chaque fois à m’ensorceler. J’ai confiance dans l’art de décrire, comme le coutirier a confiance dans l’art de tailler des vêtements.»

Cette alternance entre journal imaginaire et récit biographique finit par imposer un rythme au texte, une cadence à laquelle le lecteur se conforme peu à peu, pour son plus grand plaisir.

La force du roman de Nakajima tient aussi de l’empathie sans esbroufe de l’écrivain japonais pour Stevenson, que l’on peut sentir à chaque page. Véronique Perrin, la traductrice, nous en suggère quelques motifs. Nakajima a suivi certains chemins forts proches de ceux qu’emprunta l’écrivain écossais. L'asthme a miné l'existence de Nakajima et lui a réservé une vie encore plus courte que celle de son double écossais. Un long passage par les Mers du Sud lui auront également permis de s’immerger dans cette culture qui avait été si chère à Stevenson et de percevoir d’une manière encore plus forte la saveur et le sens de ses derniers écrits. La mort de Tusitala sera même un temps perçu, dans le contexte naissant du conflit américano-japonais, comme un roman anti-occidental à la solde du nationalisme nippon... Intention qui dépassait largement celle de son auteur. Mais c’est sans doute avant tout autour du poids qu’ils accordaient à la littérature que les deux écrivains se retrouvent, à travers ce récit étonnant et sensible.













Nakajima Atsushi, La Mort de Tusitala. Anacharsis Editions. 2010.


Images : 1) Tombeau de Stevenson (source) / 2) Stevenson (source) / 3) Nakajima Atsushi (source)

samedi 10 décembre 2011

> Entretien avec Lionel-Edouard Martin

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Lionel-Edouard Martin, loin des spots de la grande édition, bâtit tranquillement une œuvre exigeante, trempée dans une écriture d’une richesse peu inquiète de l’air du temps. Une écriture qui se déploie sans tricher jusqu’au bout d’elle-même et de tout ce qu’elle entreprend de passer par le fil des mots, du plus grave au plus futile. Quelques regards attentifs n’hésitent pas à reconnaître en lui un écrivain contemporain majeur. Nous avions parlé ici de son précédent roman, la Vieille au buisson de roses. C’est aujourd’hui sur le versant de la poésie qu’on le retrouve, avec la parution d’un ouvrage remarquable à bien des égards. Breughel en mes domaines , porte le sous-titre de petites proses sur fond de lieux. Cette série de tableaux, de moments, réservent au lecteur, sous leurs faux airs de petites touches légères, un voyage en apnée dans le bruissement de langue tout en l’invitant à méditer sur la consistance de ce qui nous entoure.

Un grand merci à Lionel-Edouard Martin, qui a bien voulu répondre à mes questions.



Fiolof
Le titre de votre dernier ouvrage, Brueghel en mes domaines, fait écho à l’une des proses de votre recueil. Mais au-delà de ce lien, quelle relation la figure de Breughel entretient-elle ici avec votre univers poétique ?

L.-E. M.

Je parle fréquemment de peinture, dans Brueghel en mes domaines, de Brueghel bien sûr mais aussi de Chagall, au fil de ce que m’évoque le réel perçu et mis en mots. Mais si j’ai choisi ce titre, ce n’est pas par hasard, en effet – aussi bien, choisit-on jamais un titre au hasard ? un titre est le condensé d’un livre, il en oriente la lecture, il l’ouvre à une perspective particulière. Pourquoi donc Brueghel plutôt qu’un autre peintre parcourt-il mes domaines? Me fascine, chez lui, un art du détail qui n’est pas que figuratif mais narratif ; qui s’appuie sur une stricte représentation du réel (monde de la terre, « les travaux et les jours ») pour évoquer, au-delà, une ou des histoire(s) passée(s) ou à venir ; où l’intellect est autant concerné que l’œil ; où la culture populaire est, comme chez Rabelais, constamment convoquée ; où le mot se voit pris au pied de la lettre (c’est un des vieux ressorts du comique médiéval). De ces caractéristiques, les Proverbes flamands me paraissent le meilleur exemple : minutie du détail dans son abondance fabuleuse, narration sous-tendant chacune des petites scènes qui composent le tableau, proverbes peints comme ils se disent au sens premier – dans une dynamique de la parole, donc, et de l’image –, l’ensemble orchestré par le choix des couleurs en un tout cohérent. Dans le domaine qui est le mien, non plus peinture, donc, mais poésie, ma démarche n’est pas si différente. J’y reviendrai plus longuement dans la suite de notre entretien, puisque j’ai le loisir d’y répondre par écrit, et que je connais la teneur de vos questions au moment où je réponds à la première.

Fiolof
Vos «petites proses» sont regroupées par lieux et par dates. Vous êtes-vous livré ici à une collecte de textes écrits au fil des ans ? Ces textes ont-ils été au contraire écrits plus récemment et plus conjointement dans un exercice de ressouvenir ? Est-ce encore autre chose ?


L.-E. Martin


À l’origine, le projet du livre développait un journal poétique, rédigé au jour le jour, et à l’aube (le titre initial, d’ailleurs, en était : Petites proses de l’aube) concentré sur quelque six mois, d’août 2010 à janvier 2011. En réalité, dans la réalisation finale, cela ne concerne plus que les deux avant-dernières séries de textes, écrites en Poitou et en Martinique, mes deux principaux lieux de résidence. Cela terminé, il m’a semblé que ces proses s’enchaînaient dans un sens qui faisait écho à des inédits qui constituaient comme un amont de ce journal, du fait d’une continuité thématique et stylistique assez perceptible, à mon sens, pour que je puisse tenter de les agréger, après quelques aménagements, à ce nouvel ensemble, et en renforcer la matière. Il se trouve que j’avais aussi en réserve – je ne parle pas de fonds de tiroir… – l’embryon d’un texte théorique, intitulé Art prosaïque, dont j’ai eu l’idée d’extraire quelques passages, de manière à conclure Brueghel en mes domaines en donnant quelques-unes des clés qui fondent ma poétique. Le livre – je dis bien livre, plutôt que recueil – relève ainsi d’un assemblage, un peu comme le maître de chais assemble des cépages pour obtenir un certain type de vin, qu’on pourrait définir comme un cru du ressouvenir, en effet, de l’observation et de la théorie littéraire.

Fiolof

«Poète, à mesure que tu avances en âge et en parole, de la retenue : ton écriture s’étrécit, contient dans des aires plus restreintes les images et les échos».

Cet étrécissement que vous semblez appeler de vos vœux n’est pas, à mon sens, ce qui caractérise le plus votre écriture poétique. Celle-ci m’apparaît au contraire dense, fouillée, précise et j’irai jusqu’à dire surveillée dans le traitement de la langue. Elle tire plutôt sa force, à mes yeux, des développements qu’elle fait surgir, des étirements qu’elle opère, de l’amplitude de sens qu’elle impose à ce qui aurait pu passer inaperçu. Où se situe pour vous la retenue, l’étrécissement, les aires plus restreintes ?


L.-E. Martin

Votre analyse peut paraître fondée, et je mesure bien ce qui, à la lecture de Brueghel, pourrait passer pour un paradoxe : je ne suis, c’est une évidence, un poète ni du dépouillement, ni du blanc. Où donc se situe cette retenue que vous relevez ? C’est cela qu’il me faut préciser, au risque de sembler me contredire.

Il en va de deux choses au moins : d’une part, à tort ou à raison, je m’efforce de contrôler scrupuleusement mon écriture – sans toutefois être dupe (je dis bien « je m’efforce de ») des limites de ce contrôle, et bien convaincu que le seul maître à bord demeure un inconscient dont il serait vain de penser avoir la maîtrise. Ce contrôle, qui se veut minutieux, s’exerce sur un style de facture plutôt classique travaillant le choix des mots, les rythmes, les sonorités, dans un apparent souci de brider l’écriture ; mais souci apparent, car je crois au contraire à la fécondité de cet étrécissement des possibles scripturaux, toute contrainte formelle – car il s’agit bien de contraintes – constituant un extraordinaire aiguillon pour l’imaginaire.

D’autre part, mon naturel me porterait aisément vers une luxuriance d’images dont j’essaie, ici encore, de juguler le flux, pensant que la poésie s’accomplit autant, voire plus, dans l’idée que dans les motifs dont elle pourrait s’orner. C’est là que se situent les aires plus restreintes que vous citez : dans une volonté de contenir une imagerie poétique par un travail de domestication, comme on fait des arbres fruitiers pour en maîtriser le rendement et favoriser la qualité de leurs fruits.




Fiolof

Dans Brueghel en mes domaines, on peut percevoir comme une sorte de fossé, voire de concurrence, entre le monde et le langage. Vos proses s’emparent d’un détail, d’un instant, d’un objet et s’efforcent de les donner à voir. Il y a une volonté d’abord de dévoilement qui se nourrit d’une attention extrême au monde. Pourtant, les mots se prennent à leur propre jeu, déploient leur force, et finissent par régir totalement ce qu’ils faisaient d’abord l’effort de servir. «L’oreille, paysagiste, dites-vous, ajuste le visible en fonction de ses lois, qui sont d’ordre phonétique». N’y a-t-il pas là un abîme infranchissable entre le monde et la poésie ? L’idée que la poésie est dans l’impossibilité de dire la présence au monde et ne peut que l’inventer ? Quelque chose comme une poésie de l’anti-haïku ?


L.-E. Martin

Je ne comprends rien à la poétique du haïku – faute, sans doute, de parler les langues qu’elle emploie et d’être pénétré de la culture qui la sous-tend. Vous abordez, dans votre question, une problématique qui me paraît caractériser certains aspects de la poésie contemporaine, voire du roman d’aujourd’hui : je veux parler de la dynamique des mots et des choses, aussi vieille que la philosophie, et qui fonde un cratylisme un peu rêvé, parfaitement irraisonné sans doute, que cependant Saussure et son « arbitraire du signe » ne sont jamais parvenus à extirper du ressenti des hommes. Dans un de mes livres précédents, Litanies des bulles, cette dynamique – il ne s’agit pas, comme on pourrait croire, d’un procédé –, cette dynamique, donc, est constamment mise à profit : la chose évoquée suscite le mot qui, par ses qualités propres (étymologie, graphie, sonorités…) suscite d’autres mots, c’est-à-dire de nouvelles choses, dans un mouvement créatif où réel et langage s’entrecroisent et se confondent, œuvrant à une matière poétique qui ne relève pas d’une rhétorique de l’allitération ou de l’harmonie imitative, mais de la dialectique d’un double étant, celui du réel et celui du langage, dont le poème, vaille que vaille, tente de réaliser la synthèse.

Fiolof

Votre poésie interroge sans cesse l’écriture dans laquelle elle surgit. Très souvent vous semblez sonder le langage poétique au moment même où vous en faites usage. Il y a fréquemment un décrochage qui va de l’interrogation du monde à l’interrogation des mots : de leur pouvoir, de leurs limites, de leur aptitude à faire sens, à faire goût, à faire revivre nos morts… La poésie est-elle toujours à vos yeux, «une question posée à la poésie» ?


L.-E. Martin

Je crois qu’il y a, de nos jours, quelque naïveté, à moins qu’il ne s’agisse de spontanéité, à vouloir écrire de la poésie sans en théoriser la pratique et le pourquoi – et si « théoriser » semble un grand mot, je consens à le restreindre à «réfléchir à». Cela n’a certes rien d’original, ni ne relève d’ailleurs d’un questionnement purement contemporain : le pourquoi de la poésie, vous en trouvez déjà des traces chez les satiriques latins, chez Horace, chez Perse, il traverse toute l’histoire littéraire – voyez les romantiques allemands ! – avant de nous parvenir avec un surcroît de vigueur, sous forme de réflexivité. Est-ce étonnant ? Dès lors qu’il y a poésie, dès lors que la poésie n’est rien d’ordinaire, mais qu’elle est rare, dès lors qu’elle se manifeste : comment pourrais-je, au moment où elle surgit, et dans la surprise de son surgissement, ne pas m’interroger sur ce qu’elle est et/ou sur son origine ?


Fiolof

Vos lieux semblent parfois relever de choix aléatoires. Vous pouvez vous pencher d’une manière tout aussi inspirée sur une brouette surgie de votre enfance que sur la mer des Caraïbes, le désert marocain, ou le contenu d’une poubelle avant l’ébouage. Toute chose est-elle pour vous également digne d’entrer en poésie ?


L.-E. Martin

La chose est ce qu’elle est : une chose, doublée d’un nom, et je crois à une démocratie des choses, toutes se valant, relevant d’une égale dignité dans les deux ordres du réel et du langage, dès lors qu’elles sollicitent l’imaginaire par leurs qualités propres. Une brouette, oui, parce qu’il s’agit d’un fort objet dans sa belle, antique, rusticité qui s’enracine par ce « brou » lourdement terrien, matériel, nutritif – pensez au « brouet » –, animal – pensez à « s’ébrouer », dont la plénitude sémantique est telle qu’elle fait écho jusqu’à sa « roue ». Il en va de même pour les lieux : certains sont plus que d’autres susceptibles de parole, qui ne sont pas les plus bavards, en apparence, mais qui se révèlent imprégnés d’une parole potentielle : le désert marocain, par exemple, celui des alentours de Ouarzazate et de Zagora où j’ai un peu erré, à une époque – j’ai vécu onze ans au Maroc – et qui, dans sa configuration de sable et de pierre, a convoqué les odes des poètes antéislamiques (je cite d’ailleurs Imrou ‘l Qaïs), et donc une langue, l’arabe, que j’ai aussi beaucoup pratiquée (je pourrais aussi développer mon rapport aux langues étrangères, mais c’est encore une autre histoire).

Fiolof

Vous aimez, dans vos proses, accueillir d’autres poètes, les évoquer, les citer, les nommer. Vous faites aussi un usage généreux de l’exergue pour les mettre en avant. En quoi cette présence (qui aurait pu rester cachée) vous est-elle nécessaire ?


L.-E. Martin

Parce que je «parle avec», et qu’accessoirement, je ne voudrais pas être taxé de plagiat – c’est, semble-t-il, «un vice à la mode»… Parce que la parole littéraire n’est pas rupture avec autrui, mais qu’elle prolonge, revisite, ranime, une parole antérieure. On n’est jamais purement original, on n’invente guère – «Tout est dit et l'on vient trop tard depuis sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent». Les classiques, au sens large, dont je me revendique, l’avaient compris, qui travaillaient un héritage, qui se l’appropriaient, qui le revivifiaient en y ajoutant du leur : il suffit, pour s’en convaincre, de (re)lire les préfaces des tragédies de Racine ou du théâtre de Corneille. «Écrire avec», ce n’est rien d’autre, c’est puiser son «inspiration» (permettez-moi d’insister sur les guillemets : je ne crois guère à l’inspiration) chez ses prédécesseurs et le revendiquer – d’où les citations mises en exergue, d’où les noms, qui créent aussi (ainsi ?) un univers d’affinités potentiellement secrètes, mais que je préfère exposer au grand jour : il en va d’un hommage à des poètes parfois peu connus ou méconnus, qu’il me semble de mon devoir d’auteur de magnifier, parce qu’ils m’ont fait devenir celui que modestement je suis. Il en va d’un acte de reconnaissance, et d’une façon de tracer cette route qui ouvre Brueghel et qui le referme, cet itinéraire jalonné de lieux, de dates et de poètes. On parle aujourd’hui beaucoup de «devoir de mémoire» : j’estime avoir un devoir de mémoire envers ceux qui m’ont guidé – ainsi, toute proportions gardées, va Dante sous la conduite de Virgile

Fiolof

On trouve aussi, dans plusieurs de vos proses, une tentative d’ontogenèse de l’écriture poétique tournée vers le corps de la mère. Je n’ai pas pu m’empêcher de repenser, en vous lisant, à ce texte magnifique de Claude-Louis Combet : le Livre du fils. Cette dimension vous semble-t-elle centrale ?


L.-E. Martin

Je ne sais ce qui nous pousse à écrire : la question a été suffisamment posée, ressassée, pour qu’il ne faille plus qu’on s’y attarde, les réponses se révélant toujours trop personnelles pour qu’on puisse les fédérer en concept général. Pas de général, conséquemment pas de loi. J’observe cependant que chez nombre de poètes – Baudelaire, Rimbaud, Fargue… –, la parole poétique paraît s’ancrer, s’enraciner, dans un rapport à l’absence du père et à la présence de la mère : peut-être est-ce la base, l’origine, d’une relation particulière au monde, faite d’une sensibilité particulière – mélancolique, dans certains cas. Permettez-moi de ne pas évoquer plus avant mon propre rapport à mes père et mère : mais aussi bien, la réponse à votre question est apportée dans la dernière partie de Brueghel…


Fiolof

L’attention que vous prêtez à la langue, le poids que vous accordez aux mots, se ressent aussi dans les autres genres que vous pratiquez (récit, roman). Où se joue pour vous le passage à la poésie ? Comment s’opère dans votre envie d’écrire, le glissement d’une forme d’écriture à l’autre ?


L.-E. Martin

Je ne fais guère de différence entre mes poèmes et mes autres écrits : pour moi, tout, dans mon écriture et quel que soit ce tout, relève de poésie – Cocteau parlait de «poésie de roman», de «poésie de théâtre», de «poésie de cinéma», etc., et je le suis pleinement dans ce concept d’une poésie fondatrice de tous modes d’expression. À mes yeux, la différence entre les genres relève principalement de leur longueur : je parlerais volontiers d’écriture courte et d’écriture longue – même si un texte tel que Brueghel, j’y reviens, ne se veut pas recueil (c’est-à-dire succession de textes courts), mais livre, au sens où les proses s’y enchaînent pour constituer un tout organique, et ce malgré la discontinuité de l’ensemble, puisque chaque texte forme une unité dissociable. Le récit, ou le roman – je ne sais trop comment qualifier mon écriture narrative – participe d’un autre mouvement, qui, à l’instant de la lecture, projette plus loin les éléments de l’action, de manière à tendre en tension continue, et jusqu’à sa résolution, l’histoire racontée : si bien qu’isoler tel ou tel passage revient à l’amputer d’une partie de son sens «diégétique», pour parler riche, à supprimer des échos indispensables à leur pleine signification.

Cela posé : comment glisse-t-on d’un genre à l’autre ? Je répondrai : spontanément. Le tout premier de mes récits, Chroniques des mues, s’ouvre sur un poème, et c’était bien, à l’origine, un poème que je désirais écrire : et d’un coup, quelque chose s’est imposé, sans que je sache pourquoi, une continuité sans dessein prédéfini, qui s’est construite à l’aventure des mots. À y bien réfléchir, je me demande si j’ai jamais écrit autrement que de cette manière, c’est-à-dire sans planification, sans, à l’origine, aucune idée du devenir du texte qui, s’il est narratif, suppose évidemment des phases de réécriture afin d’en assurer la cohérence...

Fiolof

Et enfin une dernière question, sans doute impossible, posée au lecteur : si vous ne deviez plus pouvoir lire qu’un poète… Lequel et pourquoi ?


L.-E. Martin

Souhaitons que les bibliothèques ne brûlent pas…

La réponse est d’autant plus difficile à apporter que les poètes que j’aime sont bien plus nombreux que les seuls évoqués dans Brueghel, et que les éliminer de ce choix drastique que vous me demandez de faire est particulièrement douloureux. Je propose une méthode : remonter aux premiers découverts, à ceux qui m’ont fondé à devenir poète et qui, de ce fait, ont contribué à asseoir mon écriture. J’en compte cinq principaux : dans l’ordre alphabétique Claudel, Follain, Guillevic, Jammes, Rimbaud, Saint John Perse. Plouffer pour élaguer ? Supposons que j’élimine Rimbaud – on aime Rimbaud pour des raisons particulières, quand on a dix-sept ans, qui relèvent autant de l’œuvre que du parcours de l’homme. Restent les autres, que peut-être on pourrait rapporter à un seul, à une sorte d’archipoète comme on parle d’archilecteur dans la théorie de la lecture, ou en phonologie d’archiphonème. Ce qui implique, j’en ai bien conscience, de leur trouver, dans leur singularité, des qualités communes, repérables peut-être aux filiations reconnues, aux amitiés nouées. Sans doute y-a-t-il un monde entre Perse et Guillevic, pour prendre les extrêmes, entre prolixité et concision : mais au final, est-ce ce qu’ils ne se retrouvent pas – et j’y ajoute alors Claudel, Follain, Jammes –, dans un rapport singulier, charnel, à la matière, aux éléments, au temps ? Permettez-moi donc d’emporter sur mon île déserte cet archipoète : il resterait à le nommer ; si vous voulez bien, je vous en laisse le soin…











Lionel-Edouard Martin, Breughel en mes domaines - petites proses sur fond de lieux. Le Vampire Actif. 2011.


Images : 1) Breughel, La chute d'Icare (source) / 3) Giuseppe Ruppolo - Nature morte (source) / 4) Virgile, mosaïque (source)


lundi 5 décembre 2011

> Montreuil au fil de l'oeil

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Le salon du livre de jeunesse de Montreuil, à son premier soir, a toujours un petit côté Beaujolais Nouveau match retour. En moins râpeux que l’aller, diront certains. On prend des forces avant l’assaut des groupes scolaires et la sortie dominicale en famille. Moment fatidique où votre fils ne manquera pas de vous faire planter deux heures au beau milieu du stand le plus flashy de tous, celui que vous auriez volontiers contourné. Et où votre fille vous jurera sur la tête de son journal intime que vous êtes complètement passé à côté de l’indispensable Twilight 4, chef d’œuvre crépusculaire de ce début de siècle, qui ne peut qu’arracher des cris de douleur et de joie à tout lecteur normalement constitué. Mais ça, c’est pour plus tard. Pour l’heure, c’est mercredi soir et on ne verra pas plus d’enfant à Montreuil qu’au congrès annuel des neurologistes de Suisse romande. Normal, la soirée en question est placée sous le signe des rencontres professionnelles, et l’on jurerait que la moitié de la Seine-Saint-Denis travaille dans l’édition de jeunesse. Ici le Dom Perignon coule à flots, là c’est la rosette en tranches sur assiette en plastique… Contrastes qui reflètent parfois de manière asymétrique la qualité éditoriale de ce qui est donné à lire… La température ayant été réglée sur celle d’un four à induction, on se sera rapidement délesté des kilos de laines accumulés pour affronter le grand froid du dehors et, pour comble de bonheur, on navigue à vue dans un océan de livres. Un océan où l’on ne trouvera heureusement pas que les tartes à la crème surmédiatisées du moment.




Difficile d’en faire le tour, alors il faut chiner, faire confiance au hasard, prendre les diagonales au fil de l’œil. Plaisir de retrouver les textes et les dessins impeccables, la narration âpre et précise d’ Anaïs Vaugelade et de ses livres lus et relus : l’histoire, par exemple (écrite par Florence Seyvos) du petit tyrannosaure qui est très malheureux parce qu’il ne peut s’empêcher de manger ses amis. Jusqu’à ce que l’un d’entre eux l’aide à s’en sortir, prenant le risque de prolonger l’entretien grâce à sa fabuleuse pilule à se donner mauvais goût. Pilule qu’il ne prend qu’en toute dernière instance, ce qui lui vaut d’être plus d’une fois recraché par son pote (et il faut voir à quoi ça ressemble sous le crayon d’Anaïs Vaugelade…). Lorsque le tyrannosaure glouton demande à son ami pour quelle raison il attend d’être sur le point de se faire déglutir pour recourir à sa précieuse protection, il a droit à cette réponse, dont je ne me lasse jamais : «parce que quand je ne suis pas en danger, je préfère avoir bon goût». Anaïs Vaugelade, c’est encore la fabuleuse Soupe aux cailloux, la Guerre et le Déjeuner de la Petite Ogresse, peut-être son plus bel album, triste et belle histoire dont le happy end est savoureusement détourné en un seul clin d’œil liminaire.

Du côté des classiques, on retrouvera Tomi Ungerer, toujours en pleine forme, irrévérencieux, acide et tendrement humain. Avec un faible, en ce qui me concerne, pour Zloty, un très spécial Petit chaperon rouge traversée entre autres par un grand nain et un petit géant, tous deux de même taille dans leur troublante différence. On baguenaudera encore dans l’espace sans fin du loup, le dur, le vrai, le tendre, le pas comme les autres... personnage probablement le plus vu, revu, haï, aimé, malmené, réhabilité de toute la littérature pour enfants, et qui a fini par devenir un joker pour tout dire et tout transmettre. Entre bien d’autres, je recroise celui de Grégoire Solotareff (Un jour, un loup), ou le truculent loup bleu et bégayant de Daniel Picouly et Frédéric Pillot (Lulu et le loup bleu).


Dans un angle mort, je rencontre les deux gardiennes d’une récente (deux ans à peine) petite maison d’édition, les Superéditions (et oui), construite sur un concept simple et généreux : une courte histoire (signée Sandra Lannilis) est imprimée par fragments successifs au bas d’une page laissée aux trois quarts blanche pour que l’enfant puisse illustrer progressivement, ou quand ça lui chante, l’histoire qu’il lit. A côté des déambulations de la Saucisse magique, on découvrira ce dont est capable une Fée en colère, que j’emporte en ce qui me concerne, essayant malgré moi d’imaginer à quoi ressembleront tous ces papas transformés en crotte de nez aun milieu de la dite histoire… Loin des applis pour ipad qui font la une des articles de presse consacrés à Montreuil et, à l’opposé, des immondes albums à colorier vomis dans les gondoles de nos grands magasins chaque année, ce joli principe d’oeuvre originale en série me ravit…


Pour continuer sur les principes simples mais convaincants, je m’offre deux autres photoromans, dans la collection récemment relancée par Thierry Magnier. Atelier d’écriture, chapitre 1 : écrire à partir d’une photo… Il n’en faut pas plus pour produire de belles rencontres. Première contrainte : un photographe confie une série d’images à un écrivain qui doit produire un texte à partir de cette série. Seconde contrainte : le photographe et l’écrivain ne se connaissent pas. Je m’étais déjà procuré En plein dans la nuit, trop heureux de pouvoir à nouveau lire Hélène Gaudy dont nous avions évoqué sur ce blog l’excellent dernier roman Si rien ne bouge, curieusement boudé par une presse décidément peu curieuse. Elle s’en est ici laisser compter par la série Homanimus du photographe Bertand Desprez (qui livre par ailleurs un aperçu de son travail passé ou présent et de sa curiosité à vif sur son blog L’œil en marche). Des images qui interrogent, à travers des clichés du quotidien, la présence de la figure animale dans notre univers d’hommes. Occasion pour Hélène Gaudy de réinvestir à travers une histoire simple et délicate cette troublante période de l’adolescence, dont le caractère fragile, radical et mouvant apporte une résonance ajustée aux photos de Bertrand Desprez. Je repars cette fois avec Mon œil, texte d’Ariel Kenig sur des photos d’Eric Franceschi (un roman qui gravite autour de l’amitié adolescente et de la maladie) et Il se peut qu’on s’évade, de Cathy Yak, sur des photos de Gérard Rondeau : l’histoire d’ un jeune danois phobique qui n’éprouve d’émotion que dans la contemplation d’oeuvres picturales et aura maille à partir avec la justice…


Plus loin, il y a le carré de Benoit Jacques, illustrateur fantaisiste et inventif, primé il y a quelques années sur ce même salon pour un Chaperon rouge joliment revisité. Dès qu’on lui prend un livre, il s’installe tranquillement devant son plumier de bois et, quel que soit le nombre de ceux qui attendent, prend vingt bonnes minutes pour vous dédicacer un dessin. On ne fera pas l’impasse sur sa Lessonias Nembere 4628 de Die Europanichos Assimil, joyeux délire parodique de 30 pages pour s’initier à une ligua franca bien secouée par ses soins, ni sur son Bestiaire expressionniste, papiers découpés qui nous promènent de locutions anglaises en locutions françaises en passant par quelques croustillantes traductions au pied de la lettre.

Il y aura encore quelques allées et venues du côté mexicain où entre Frieda Kahlo et Alvaro Lopez les plus petits apprendront quand même Como hacer un volcan. Les coréens se sont quant à eux couchés tôt, dommage, j'aurais bien été faire un tour derrière les chaises en plastique qui ferment l’entrée du stand vide.

Mais c’est du côté des éditions Attila que je trouverai cette fois le meilleur. Leur ligne « jeunesse » est à la hauteur de ce qu’ils publient en littérature générale. D’ailleurs, avec ses Jardins statutaires et ses Barbares, Jacques Abeille trône en semi-imposteur vigilant au milieu d’ouvrages que d’aucuns jugeront plus adaptés à l’esprit du salon. Mais on est bien d’accord, il n’y a pas d’âge pour lire de la bonne littérature tout comme à l’inverse on écrirait encore pour les enfants quand bien même il n’y en aurait plus un seul sur terre.



Je retombe par hasard sur Ma vie de garçon, de Fabio Viscogliosi, qui a rejoint m'a séduit dès sa sortie. Derrière son stand, Monsieur Attila est « habité ». Il fait un conte de l’histoire de chacun de ses livres et invite tous les passants à emporter ceux qui leur plaisent (c’est pas grave, vous m’enverrez un chèque plus tard si vous y pensez). Il me parle du rouge rare de Ma vie de garçon, obtenu au prix de plusieurs impressions successives…et comment ce livre étonnant a emmerdé les libraires, qui l'adoraient, mais ne savaient plus dans quel rayon le ranger (jeunesse, graphisme, …). Une phrase ou un texte court et un dessein à l’étrangeté légère ou grave, pour revenir sur cette période de la vie «où rien n’est sûr, où l’on se découvre quelques doutes et tarde à rebâtir des convictions». Très beau livre d’un artiste protéiforme (auteur de bande dessinée, écrivain, musicien) dont on a réentendu un peu parler il y a peu, lors de la sortie de son dernier ouvrage, Mont Blanc, dans lequel il revient sur la mort violente de ses parents lors de l’accident survenu dans le fameux tunnel. Ma vie de garçon serait toutefois plutôt à rapprocher d’un ouvrage précédent dont le titre lorgne du côté de cette brèche apparue dans l’existence de l’auteur : Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit. Fragments autobiographiques où se mêlent des anecdotes des souvenirs qui portent aussi bien sur Jules Verne, Chet Baker, la vitesse de la lumière que son pépé Carlo, sa sœur et son père. Un texte à la fois drôle, pudique et nostalgique dont on retrouve certains échos, dans cet autre «objet» qu’est Ma vie de garçon.

Dans une veine ado-caustique, à signaler également, Papa part maman ment mémé meurt de Fabienne Yvert. Un récit qui invente mille départs à un père, mille mensonges à une mère et mille morts à une aïeule pour dire, par la voix poétique et débridée d’une enfant, ce à quoi la vie nous confronte : solitude, vieillesse, abandon… Un aperçu de comment mémé meurt :

«Elle a vomi toute sa soupe à l’oignon dans son lit. On aurait dit qu’elle était couchée dans un plat de gratin dauphinois. Elle a vomi la petite feuille de salade qu’elle a mangée à midi sur ses chaussons, ça faisait des petites décorations vertes. Ce midi, elle a mangé un petit pot de bébé petits pois carottes et après elle a roté. Elle était morte. C’était son dernier soupir.»



Mais s’il faut terminer par un chef d’œuvre, ce sera les Enfants fichus (The Gashlycrumb Tinies), toujours sur la table des éditions Attila. Un abécédaire funèbre et somptueux de l’illustrateur américain Edward Gorey publié en 1963 à New-York et que vient de traduire Ludovic Flamant pour les éditions Attila. A chaque lettre est associé le prénom d’un enfant mort et la brève évocation des circonstances de sa disparition, tout cela ramassé en une courte formule de neuf ou dix syllabes (élégamment rendue par un effet d’alexandrin dans la traduction française, à la fois libre et fidèle à l’esprit de Gorey, de Ludovic Flamant). Chacune de ces petites phrases glacées est placée en vis-à-vis d’un dessin précis et épuré au rendu d’encre forte. Du noyau de pêche à l’assaut des ours sauvages en passant par le poinçon, la hache, la maladie, la sangsue et l’ennui, rien n’est laissé de côté. Une forme d’hommage grinçant qui a laissé bien des critiques perplexes avant de devenir un album culte aux Etats-Unis.

La question des limites de ce qui peut être dit ou montré est régulièrement posée à la littérature dite de jeunesse. D’après un entretien accordé à Libération, lorsque les enseignants qui veulent censurer Tomi Ungerer lui demandent s’il ne pense pas que la Shoah, qu’il place au centre de plusieurs de ses histoires, pourrait effrayer les enfants, il leur répond que «la peur, comme la haine, est une maladie contagieuse que les adultes leur inoculent». A Gorey, c’est une autre question qui était souvent posée. On lui demandait pourquoi il détestait à ce point les enfants. Sa réponse (rapportée ici par l’éditeur) était plus sobre et moins pédagogique : «Vous vous trompez. D’ailleurs je ne connais pas d’enfant».











Salon du livre et de la presse jeunesse. Montreuil, 30 novembre-5 décembre 2011.

Avec (liste non exhaustive...) :

Fabio Viscogliosi, Ma vie de garçon. Editions Attila. 2010
Fabienne Yvert, Papa part Maman ment Mémé meurt. Editions Attila.2011
Edward Gorey, Les Enfants fichus, Editions Attila. 2011 (éd. bilingue, traduction de Ludovic Flamand)
Benoît Jacques, Die Europanichos Assimil, l'association, 2006
Benoît Jacques, Le Bestiaire expressionniste, B.J books, 2006 (1° éd 1990)
Tomi Ungerer, Zloty. Ecole des loisirs. 2009.
Anaïs Vaugelade / Florence Seyvos, L'ami du petit tyarannosaure. Ecole des Loisirs. 2003
Anaïs Vaugelade Le déjeuner de la petite ogresse. Ecoles des Loisirs. 2002
Sandrine Lanninis (et ses lecteurs...), La Fée en colère. Superéditions, 2010
Hélène Gaudy/Bertrand Desprez, En plein dans la nuit. Thierry Magnier 2011
Ariel Kenig/Eric Franceschi, Mon oeil. Thierry Magnier 2007
Cathy Ytak/Gérard Rondeau, Il se peut qu'on s'évade. Thierry Magnier 2011


Images : 1) 7) Edward Gorey / 4) Bertrand Desprez / 5) Benoît Jacques / 6) Fabio Viscogliosi





samedi 26 novembre 2011

> Tango, la revue qui prend son temps

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Si le «tempus fugit» constitue l’un des motifs lancinant du tango, la revue éponyme composée d’une main de maître par un Jean Louis Ducournau en fructueuse compagnie, fait quant à elle au moins un pied de nez à l’irréparable selon Virgile : elle paraît tous les vingt-cinq ans. Quatre numéros par quart de siècle, ça vous a tout de suite des allures de grand cru et il suffit de s’y plonger pour s’assurer que les apparences ne sont pas toujours trompeuses. Ceux qui auraient manqué l’édition de 1986 pourront se consoler avec les seconds numéros : trois sont déjà dans les bacs (il faudra toutefois aller un peu plus loin qu’à l’hypermarché du coin) et le quatrième devrait sortir au printemps.

Voilà qui se pose-là par ces temps où l’urgence semble régner en maître. Mais au-delà de cette distension peu commune, reste une question légitime : keksétikiaddans ?



Pas si simple de répondre. Tango est un bel objet décalé, qui se laisse d’abord guider par les goûts de son collectif pour l’oulipiade, le jazz et le tango (dont Francis Marmande nous rappelle qu’ils ont d’abord en commun le mystère de leurs noms), la divagation borgésienne, l’hommage bien rendu, la bonne littérature, le voyage immobile, les villes à double-fond. Revue ludique et nostalgique, où l’on trouve aussi bien des textes de Vila-Matas, Paul Fournel, Jacques Jouet, Alan Pauls , Jacques Roubaud que d’écrivains, gastronomes, libraires, cyclo-calembouriens et autres trublions littéraires franco-argentins moins connus. La plupart des illustrations (souvent très belles) sont signées du plasticien protéiforme Ricardo Moesner. La photo est aussi bien représentée, à travers quelques portraits émouvants qui vont de Borges à Cortázar en passant par Isabelle Weingarten... L’une des images les plus fortes restant sans doute à mon goût cette photographie inédite de Chet Baker prise en 1965.

Les trois premiers numéros de cette nouvelle quadrilogie portent des titres qui résonnent comme autant de propositions déambulatoires. On trouvera d’abord un Petit traité de navigation portègne qui s’ouvre par une immersion sous-marine et onirique avec Jean Echenoz autour d’une certaine Céleste Oppenheim et se prolonge en une myriade de flâneries littéraires et aléatoires dans bien d’autres villes que la capitale du tango : Nantes, Los Angeles, Paris, Bordeaux, l’antique Abdera… On pourra suivre également un étonnant voyage de Gao à Goa dont Paul Fournel nous fait le récit : journal d’un double déplacement puisque le voyageur parcours ici à vélo, sans jamais s’interrompre, la surface du navire qui le conduit d’une ville à l’autre … Et puis Budapest, où le cronope cortazarien ressurgit en kronopiok hongrois sous la plume de Kálmán Bíró… Mais toutes ces villes ont droit de cité en périmètre de la navigation portègne. Si l’on se réfère à la sentence célèbre, les argentins ne descendent ni des Mayas, ni des Incas, mais bien des bateaux, ce qui fait sans doute de Buenos Aires la ville de toutes les villes, une ville kaléidoscopique et d’essence borgésienne.



Avec Fous de Paris, le bal se poursuit d’abord sous la figure tutélaire de George Perec, l’écrivain qui affirmait ne pas avoir de souvenirs d’enfance. Une ballade dans la fantomatique rue Vilin avec Jean Louis Ducournau et Gérard Mordillat laisse augurer d’autres tentatives d’épuisement ou, à tout le moins, quelques accrocs pointés dans le paysage urbain. C’est par exemple le cas de cette statue disparue du mathématicien Charles Fourier dont il ne reste plus que le socle imposant à la frontière elle-même insaisissable des IXème et XVIIIème arrondissement et dont Sylvain Fourcassié nous retrace l’histoire. On vadrouillera encore dans le Paris de Cortázar, dans celui de Borges ; on fera la tournée des Grands Ducs (liste non exhaustive) avec Pierre Moulinier et Willem, occasion de découvrir que le XVIème arrondissement était déjà (dans les années combien déjà ??) le seul arrondissement de Paris où il fallait, pour espérer s’abreuver entre amis, «couper une goutte d’eau en cinq». Et ce ne sont là que quelques unes des propositions soumises ici à notre attention, entre collages, photos et, encore et toujours, les coups de gouache et de gras de Ricardo Moesner.


Le troisième numéro de ce Tango 2011 nous invite à une traversée de Buenos Aires tout en tangentes (dont une réinvention de Morel par Vila-Matas autour de la figure de Silviana Ocampo…) avec bifurcations élargies et multiples du côté de quelques «voyageurs excentriques». A déguster sans modération…

A l’image des villes qu’elles évoquent, on sait rarement, dans ces pages, de quoi seront faites les suivantes. Une sorte d’humeur littéraire partagée, toujours portée par de bons vents, semble avoir présidé à tout cela. Les contraintes sont jouées et déjouées, on sourit souvent, on s’émeut aussi. Car bien que cette élégante revue sente tout sauf la naphtaline, les clins d’œil aux morts sont omniprésents. Borges, Cortázar, Bioy Casares, Lugones, mais aussi des boxeurs, des perchistes, des comédiennes… Il y a toujours, entre deux ritournelles, ce geste tendre d’écrire tout près des trépassés qui nous font bon vivants… Car sans doute pourrait-on dire de la littérature ce qu' André Hardellet, auquel Guy Darol consacre ici un très bel hommage en forme de rappel, disait quant à lui de l’amour

«…on devrait entendre son appel au fond de cet espace où les parallèles, à force de désir, finissent par se rejoindre».

Les parallèles se rejoindront encore au printemps, puis rendez-vous en 2036…












Tango, Jean Louis Ducournau (directeur de publication), Tango Bar Editions. 2011. N°1, 2 et 3.

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