mardi 25 juin 2013

> La mer blessée de Sabine Huynh

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Traductrice et poète d’origine vietnamienne installée depuis une quinzaine d’années à Tel Aviv, Sabine Huynh signe, avec La mer et l’enfant, son premier roman. Un roman où seul le souffle d’une mémoire éreintée, déchirée, tient lieu de fil narrateur et qui joue tout à la fois avec les codes du récit, du journal et de la missive. Mais le jeu n’est pas ici un art formel de la construction : l’écriture de Sabine Huynh, dans la parole de sa narratrice, semble au contraire portée par une certaine forme d’immédiateté, d’empressement à dire. Une écriture que traverse un effet d’urgence. S’il y a du jeu dans son texte, il faut plutôt l’entendre comme l’on dit d’une porte qu’elle a du jeu, qu’elle vacille sur ses gonds. Car dans le même mouvement qui la pousse à l’aveu, à la révélation, cette parole témoigne avant tout d’une série d’ébranlements et d’une perte de repères. La frontière est mince entre se raconter et s’inventer, se connaître et se méconnaître, entre se sauver et se perdre. Mince aussi la frontière entre soi-même et tout ce qui nous traverse, nous enferre, nous opacifie et pulvérise la possibilité même d’être soi : le nom, les fossiles de la souffrance, le passé familial, le regard glacé ou aimant des autres… tout concourt à faire du plus léger de nos gestes de simples passes d’héritier.

Au cœur de La mer et l’enfant, placé dès l’exergue sous des auspices durassiennes, il y a l’histoire d’un désamour maternel. L’histoire d’une femme, Magda, et de l’enfant qu’elle n’a pas voulu, pas aimé, qu’elle a peut-être abandonné, tué ou laissé mourir. Histoire d’un désamour lui-même reproduit. Mais il y a surtout l’histoire d’une dérive solitaire et d’une identité qui pour n’avoir pas su se trouver, finit par se dissoudre et se disloquer. On pourra enfin y lire une dernière histoire, celle d’une écriture en marche, miracle bref et fragile qui seul parvient parfois à exaucer ce vœu que tout le reste et tous les autres vous refusent.





Avec l’apostrophe qui ouvre le roman, La mer et l’enfant pourrait un peu faire écho au très beau livre de Linda Lê : Lettre à l’enfant que je n’aurai pas. Mais l’absence se joue autrement, car c’est ici une lettre à l’enfant qu’elle n’a pas aimé, qu’entreprend la narratrice. Ce qui est d’abord déclaré c’est cet étrange malentendu qui a placé la mère à côté de sa maternité. L’avènement fut un non-événement, un contretemps. Quelque chose n’a pas eu lieu, un amour n’a pas eu prise.

«L’enfant. C’est ainsi que je parlais de toi, pensais à toi, regardais vers toi : l’enfant – pas mon enfant, juste l’enfant.»

Et c’est pourtant ce décrochage, cette maternité non éprouvée qui appelle l’écriture, comme un gouffre qui susciterait un appel d’air : «Je lève le stylo, j’ouvre la bouche, ma pensée se tend vers toi, vers le vide de ton absence».

Cette absence de sentiment maternel, qui aurait pu faire l’objet d’un traitement psychologique resserré, devient sous la plume de Sabine Huynh le motif d’une absence plus large, l’écho d’un vide plus profond. Le désamour pour l’enfant renvoie à une existence vécue dès le début comme un rendez-vous manqué avec soi-même.

«Sais-tu ce que c’est que de n’avoir jamais rien compris à sa vie ? Je crois que j’ai été prisonnière de la mienne. Je n’y ai jamais été chez moi, à l’aise. Ni dans ma vie, ni dans ma peau, la peau de ce corps. Elle me tire, j’y ai toujours été à l’étroit, ils se sont trompés de taille.»

Le texte va ainsi peu à peu se décentrer de ce motif premier et matriciel et, comme inséminé par lui, s’élargir en cercles concentriques, appeler d’autres strates de la mémoire, d’autres fragments de récit, d’autres histoires et d’autres événements. La destinataire s’estompe peu à peu – pour réapparaître parfois. Et la lettre cède le pas à la forme du journal. Pourtant, cette écriture diariste est elle-même décrochée du temps : seule figure, sans autre forme d’ancrage chronologique, la mention de jours de la semaine qui finissent par produire un effet cyclique et lancinant.

C’est finalement un portrait brisé d’elle-même que nous livre la parole de la narratrice, un portrait dans lequel les fantômes du passé côtoient constamment les obsessions du présent. Cet effacement des repères, cet éclatement de la temporalité est d’autant plus fort que le recours à la première personne du singulier nous l’impose de l’intérieur. Le lecteur se trouve condamné à suivre pas à pas le récit dans ses déhanchements et ses bifurcations, à faire siens les doutes de la narratrice, ses vertiges, ses interrogations. Le procédé n’est pas nouveau, certes, mais Sabine Huynh y recourt avec conviction et sait nous en rappeler toute la force.

On pourrait bien sûr tirer des fils de cet écheveau, réagencer les pièces du puzzle et tenter de reconstruire le parcours «biographique» de la narratrice ou plutôt la série d’éléments qui alimentent et ont alimenté sa dérive. La froideur parentale dont elle a fait elle-même les frais, l’héritage du nom de sa grand-mère, gazée à Chelmno, qui lui a été imposé comme une trace indélébile contre l’oubli, la solitude dans laquelle elle s’est irrémédiablement engluée tant par son incapacité à être comme les autres et avec les autres qu’en raison de l’image monstrueuse de mère non aimante qu’elle a pu donner d’elle-même, le souvenir sans fin d’une histoire d’amour avec un artiste dont elle voudrait garder l’appartement qu’il habitait, et qu’occupe à présent une locataire détestée, à l’image de ce qu’il fut…

Et l’on décèlera avant tout, au cœur du mal-être de Magda et de la folie qui la gagne peu à peu, la question emblématique de l’identité.

«Tu as le nez de ton père, les yeux de ta mère, le menton de ton grand-père, le front de je ne sais qui encore, mais tu as aussi le nez de ta mère et les yeux de ta grand-mère. Tu n’as donc rien à toi. Toute ta vie durant, tu seras comme moi, en quête de repères dans cette fuite infinie de visages multiples. Combien d’êtres portons-nous en nous, sur nous ? Combien d’entre eux se dressent entre nous et nous ?»

Question obsédante dont le personnage adolescent d’une nouvelle cocasse et grinçante de l’écrivain autrichien Hanno Millesi se libérait d’une manière radicale - en se défigurant de manière progressive et systématique...

Mais c'est par le nom de la grand-mère déportée que le poids de cette mémoire est pour Magda le plus fortement imposé. Un poids qui inscrit dans le propre corps de la narratrice la mort de l'aïeule et la blessure incicatrisable de la Shoah, la condamnant d’emblée à une impossible réconciliation avec elle-même. Elle semble être ainsi entrée sur la scène de l’existence comme une enfant-témoins, simple flambeau dressé contre l’oubli. La question du poids du passé, de la culpabilité et de la transmission générationnelle des séquelles de l’histoire devient ici tout à fait prégnante. Israélienne d’adoption, traductrice de l’hébreu et familière des textes littéraires en prise avec la question du génocide (1), Sabine Huynh ne pouvait qu’être sensible à cette problématique.

On est bien sûr en droit de penser que cette obsession de l’identité transmise est l’un des éléments forts qui a privé Magda de cette « évidente envie » d’avoir un enfant à soi. On devine bien sûr la résurgence d’une peur : celle de transmettre, dans la filiation, une forme de non-identité programmée…

Mais La mer et l’enfant n’est pas pour autant un roman à clé. Magda ne cherche jamais à apporter des raisons factuelles à son désamour maternel, à le justifier. Quels que soient les événements qui ont traversé sa vie, il y a toujours une «pièce manquante». L’épaisseur de sa dérive ne se résorbe pas dans un enchaînement de causes et d’effets.

Sur bien des faits, le doute demeure sans que l’on puisse foncièrement trancher. Quelle est la part de paranoïa de la narratrice ou la part de malveillance de sa locataire ? Qu’est réellement devenue Estelle ? L’ombre de l’infanticide plane à plus d’une reprise sur le récit de Magda mais peut-être ce meurtre ne fut-il que d’intention, peut-être n’est-il que l’expression symbolique d’un abandon, d’une dérive inaugurée depuis longtemps…

«J’avais besoin de fluidité, d’eau. Besoin de savoir, besoin de fuir. Je devais te sacrifier. Je me suis mise à courir droit devant. J’ai hurlé en sentant un liquide glacial toucher ma peau et je me suis jetée aveuglément dedans. J’ai nagé furieusement en frappant la surface glacée de l’eau. Je voulais blesser la mer.»

Dans cette lente dissolution, seule l’écriture semble parfois pouvoir offrir un fil auquel se raccrocher. La narratrice interroge fréquemment son besoin de parole, son impérieux désir d’écrire et de raconter. Si certaines formules paraîtront parfois un peu convenues, Sabine Huynh sait aussi souvent transmettre, disséminées dans le récit de sa narratrice, toute l’inquiétude et l’incandescence de l’acte d’écrire. Peut-être est-ce là la seule façon d’advenir un tant soit peu à soi-même, d’échapper à ses démons comme à tout ce qui compose en nous et contre nous, une identité qui ne nous appartient pas.

«L’écriture pourrait-elle constituer le seul lien avec soi-même, avec son vrai visage, avec la face cachée de celui-ci ?»

Comme chez Duras, écrire revient ici à écrire autour du vide, au bord du vide. Dans La mer et l’enfant, le miracle de la résilience n’aura pas lieu. La parole de Magda ne l’absout pas plus qu’elle ne la sauve, mais elle apporte peut-être à l’effondrement de son existence un frémissement et un écho qui lui appartiennent enfin en propre. Ecrire, c’est blesser la mer avant qu’elle ne nous emporte.


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Note
(1) On doit notamment à Sabine Huynh la très belle traduction d'une série de poèmes d'enfance que l'écrivain Uri Orlev composa en déportation (Uri Orlev, Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année. Editions de l'Eclat).




Sabine Huynh, La mer et l'enfant. Editions Galaade. 2013.
 

Images : 1) Enfant à la balle / 2) Sabine Huynh (©Alien Christiaens)



mercredi 19 juin 2013

> L'écrivain à la grue

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Lorsqu’ un écrivain s’interroge sur ce qui l’a conduit à écrire, on s’attend généralement à ce qu’une série de circonstances autobiographiques fasse bon chemin du côté des livres… On s’attend à voir surgir au détour de quelque événement social, familial ou personnel, l’étincelle qui aura fait jaillir l’amour de la littérature, lieu de repli ou de rédemption.

Rien de tel chez l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk, que l’on connaît déjà pour ses récits de voyage en Europe centrale et orientale (Sur la route de Badabag) ou son regard corrosif sur les voisins de l’Ouest (Mon Allemagne).

Si vous voulez apprendre pourquoi il est devenu écrivain, il vous faudra attendre la dernière page de son récit pour rester qui plus est quelque peu sur votre faim. On est dans les années 80. Il s’est introduit avec son pote Karol sur le récent chantier de l’hôtel Marriott à Varsovie, et ils se sont lancés, allez savoir pourquoi, dans l’ascension d’une grue.

«Cela tanguait légèrement en altitude et c’était plutôt agréable. La gare centrale ressemblait à un paquet de cigarettes. Je contemplais ma ville du sommet de la grue et je savais que je ne pourrais pas monter plus haut. Et c’est à ce moment que je me suis dit qu’il était peut-être tant pour moi de partir et de devenir écrivain.»

Il faudra donc se contenter de cette prise de conscience en demi-teinte pour raccrocher tant bien que mal avec la promesse du titre. Et il n’aura été somme toute que modestement question de littérature avant d’en arriver là.




Dans Pourquoi je suis devenu écrivain, Stasiuk nous livre un récit compact, une sorte de paquet de mémoire sans chapitre ni paragraphe, qui semble avoir été écrit d’un seul jet, comme à l’emporte-pièce. Ses souvenirs personnels valent souvent pour la communauté plus large (c’est-à-dire la bande de copains) au sein de laquelle il a poussé comme une herbe sauvage. Et quoiqu’avare en repères chronologiques son récit compose par petites touches une radiographie de la Pologne des années 70 et 80.

L’adolescence semble d’abord prise dans une sorte de temps hors du temps où l’on cultive l’art de ne rien faire et de tourner en rond.

«Nous passions le plus clair de notre temps à glander entre les deux places de la Vieille Ville. Ça n’avait rien de passionnant mais pour certains d’entre nous, c’était l’occupation principale de la journée. Sans doute gardions-nous l’espoir de tomber par hasard sur un événement intéressant. En réalité, c’était toujours pareil : on tombait les uns sur les autres.»

Souvent, pourtant, ce désœuvrement lui apparaît rétroactivement comme une source d’inépuisable liberté aujourd’hui perdue. Il faut dire que sous leur apparente atonalité innervée d’humour, les souvenirs d’Andrzej Stasiuk ne sont pas exempts d’un certaine forme d’ostalgie. Malgré l’arrière-plan socio-politique assez peu reluisant qui transparaît, l’écrivain polonais ne manque pas d’évoquer à plusieurs reprises son attachement à un espace-temps qui continue à lui coller aux tripes.

Mais que le lecteur se rassure, le jeune futur écrivain n’aura pas fait que flâner dans les rues sans grand intérêt de sa ville. L’alcool fait son apparition très tôt. Il quitte l’école assez vite, milite dans des partis black-listés, séjourne plus d’une fois en prison, reprendra un temps des études dans un centre sociothérapique de la contre-culture varsovienne... La violence et la came sont aussi au rendez-vous. Mais là où d’autres en auraient fait des tartines, Stasiuk se contente de petites incises. Comme si tout cela faisait partie de la vie sans mériter que l’on s’y attarde d’autre façon. Il donne d’ailleurs l’impression de tout avaler avec une relative apathie, le pire comme le meilleur. On cherchera en vain la trace des premiers émois, des douleurs profondes, des événements traumatiques ou des rencontres définitives. Il faudra se contenter de les imaginer. Mais l’indolence un peu bourrue de Stasiuk est peut-être le visage qu’il donne à sa pudeur.

Des livres, c’est d’abord en prison qu’il en lira beaucoup et même s’il en parle l’air de rien, on voit bien que le ver est dans le fruit. Son rapport à la littérature reste très brut, décomplexé, irrévérencieux. Il n’aime pas Genet parce qu’ «il raconte des bobards» (sur la prison). Certains classiques le font marrer ou l’ennuient et il se repaît de Textes pour rien de Beckett, l’un de rares écrivains qu’il gratifie d’une révérence («Un grand Monsieur») :
«Je lisais En attendant Godot. Du pur réalisme. J’avais l’impression d’entendre mes copains de cellule parler de l’amnistie.»

Un jour il revend quinze volumes des œuvres de Proust qu’il n’a encore jamais ouverts. Il hésite à les lire avant, mais prenant conscience qu’il lui faudrait alors trouver du travail, il préfère très nettement s’en séparer.

Lorsqu’il découvre Céline, il tombe sous le charme et il décide d’écrire comme lui, parce que c’est moins fatigant que de se creuser la tête à trouver un style…

Stasiuk avoue aussi, au détour d’une phrase, que l’écriture n’a jamais été une vocation, mais plutôt une sorte de plan B. Son rêve était de devenir guitariste dans un groupe de rock…

Et pourtant… Il y a chez cet auteur une drôle de façon de distiller de la mélancolie dans le je-m’en-foutisme, de transformer une nonchalance un peu râpeuse en poésie. Arrivé au bout de ce récit sans pause on ne saura toujours pas très bien pourquoi Anrzej Stasiuk est devenu écrivain. Mais une chose est sûre : on est bien content qu’il le soit devenu.


 









Andrzej Stasiuk, Pourquoi je suis devenu écrivain. Editions Actes Sud. 2013. Traduit du polonais par Margot Carlier.

Article publié sur Culturopoing le 7 juin 2013


mercredi 12 juin 2013

> Petites étrangetés du goût


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Ryoko Sekiguchi est traductrice, poète, écrivain. Japonaise, elle vit depuis quinze ans à Paris et navigue en écriture entre sa langue maternelle et le français, dont elle a fait sa seconde peau sans jamais se détourner de la première. Traversée par deux cultures, elle l’est aussi par deux passions : la littérature – on l’aura compris, et la cuisine. En 2012, elle a fait paraître chez Argol deux petits essais soyeux et profonds qui révèlent sa manière singulière d’entrer dans l’univers du goût. Car chez elle, le goût donne simplement - mais véritablement à penser. Elle caresse des frontières mouvantes et l’on serait tenté, pour évoquer ses textes, de filer plus longtemps la métaphore culinaire… Il pourrait être question d’un titillement de l’esprit, d’un chatouillement de la langue –celle qui ressent et celle qui dit, de mise à l’épreuve des papilles interculturelles et de bien d’autres choses que l’on trouverait facilement à asseoir dans ces deux registres. Mais attention, sa cuisine n’est ni une usine à métaphores ni une forge à concepts. Tout aussi engageants soient-ils par ailleurs, on est loin ici des circuits digestifs de la philosophie derridienne ou des vertiges métaphysiques de la déglutition. On ne mange ni le corps de l’autre –femme, père ou enfant, ni celui du Christ, mais on se contente le plus souvent de kaki, de sashimi et de barbe à papa. Et quand les mots du goût désignent autre chose que ce qui se mange, c’est en linguiste, buissonnière mais précise, que Ryoko Sekiguchi avance. Et c’est aussi avec prudence, justesse et parfois avec gravité qu’elle nous rappelle toute la part d’invisible de ce que nous mangeons…





Dans L’astringent, c’est d’abord une traductrice qui s’interroge. On sait combien les mots sont retors, confits dans des épaisseurs culturelles intralinguistiques qui laissent souvent perplexes ceux qui se donnent pour mission d’en trouver des équivalents dans la langue cible. Faut-il traduire tanuki par renard afin de conserver le statut qui est le sien dans les contes traditionnels japonais ou le rendre par un insipide et imparable «sorte de blaireau japonais» ?

Mais parfois, les choses sont encore plus compliquées. Ryoko note que si le mot français «astringent» partage un certain nombre de traits communs avec son équivalent japonais, il n’en couvre pas toutes les acceptions. Elle relève notamment, dans le dérivé japonais shibui, une connotation positive qui n’existe pas dans notre langue. On va ainsi, en japonais, pouvoir parler d’une «homme astringent» pour qualifier «un homme distingué, voire un peu dandy, mais d’une grande discrétion». On parlera aussi d’une «voix astringente» et l’on entend par là «une voix grave, un peu rauque, mais agréable à entendre».

Ryoko Sekiguchi remonte alors le temps pour déceler dès l’époque Edo un certain nombre de codes esthétiques qui tendent à valoriser la sobriété, les couleurs mates, les objets patinés… Mais le terme relève bien d’une extension sémantique et il faut donc revenir à la source pour comprendre comment cette sensation de bouche saisissante et considérée a priori plutôt comme désagréable chez nous, a pu donner lieu à des dérivés qui tendent à exprimer un certain esthétisme de bon ton…

C’est alors vers un long détour du côté du kaki, ce fruit pour nous exotique et si répandu au Japon et dans plusieurs pays d’Asie, que nous oriente la flânerie sémantico-culinaire de Ryoko Sekiguchi. Un fruit qui enveloppe de son âpreté celui qui y mord et qui est l’essence même de l’astringence. Oui mais voilà, son arbre fruitier foisonne depuis des millénaires dans maintes régions du pays au point d’en exprimer l’âme mieux que tout autre. Ses sucs, lorsqu’on consomme le fruit hors des frontières du Japon, libèrent à coup sûr une dose non négligeable de «saudade» nippone. Son évocation, aussi bien dans des haïkus et poèmes très anciens que dans des récits plus récents, est toujours associée à l’enfance, à la terre, à la quiétude et à une sorte de paradis perdu…

Et cette promenade littéraire nous emmènera encore vers d'autres substances consommables qui attestent de ce penchant nippon pour l’astringence : lotus, fruits verts, boissons tanniques… Le livre se clôt sur quelques recettes qui permettront à ceux qui le souhaitent d’explorer la gamme des saveurs possibles d’un fruit dont le goût et la texture peuvent considérablement varier selon la manière de l’apprêter.

A côté des saveurs plus convenues du sucré, du salé et de l’amer, Ryoko Sekiguchi nous invite à découvrir ces goûts périphériques… plus complexes à cerner mais qui sont le mieux à même d’exprimer l’énigme de la vie…



Dans Manger fantôme, le lecteur va entrer encore plus avant dans la part d’ombre et de mystère qui peut habiter ce que nous consommons… «Qui n’a rêvé, une fois au moins, de manger les nuages ?». La question est posée. Ce vieux désir d’ingérer l’impalpable semble être au cœur de l’intention de fabrication d’un certain nombre de friandises qui sont ici passés en revue, de notre indémodable barbe à papa au kkultarae chinois en passant par le pashmak iranien ou le pismaniye turc. Mais on évoluera bientôt vers les poissons translucides, les substances brumeuses, les gelées tremblantes…

Dans ce Manuel pratique de l’alimentation vaporeuse, Ryoko Sekiguchi nous entraîne par différentes entrées dans une exploration gastronomique de l’invisible… Manger les nuages, la transparence, la fumée, la vapeur… Mais aussi la description, l’innommable ou l’innommé (avec un savoureux passage par ses menus aux plats codifiés façon bataille navale que l’on trouve dans de nombreux restaurants asiatiques en France), le lieu (cette valeur ajoutée abstraite dont on gratifie certains produits alimentaires fabriqués en série)…

Dans le dernier chapitre, qui porte le titre livre, Ryoko Sekiguchi aborde pudiquement le volet le plus sombre de ce panorama de l’alimentation vaporeuse… Car il arrive que l’on soit amené à manger ce qui flotte en l’air, n’a pas de nom et peut s’installer en vous comme un poison.

«Dans le pays où je suis née, il y a aujourd’hui une zone devenue fantôme. Elle existe mais on ne peut la voir. On n’y a pas accès, sauf ceux qui, à leur corps défendant, ont affaire à elle.»

Cette zone sinistrée, l’auteur refuse ici de dire son nom. Elle en a plus longuement parlé dans un précédent livre, mais ce nom n’échappera à personne.

Le regard affuté de Ryoko Sekiguchi a quelque chose de noble et de léger. A partir d’une recette de cuisine, d’un fruit ou d’un bonbon, elle peut nous faire voir, l’air de rien, le ciel au-dessus de nous et le vide au-dessous. Avec un style limpide et aux allures traversières, elle nous donne à sentir ce que nous croyions connaître et n’avions pourtant jamais goûté.











Ryoko Sekiguchi :
- L'astringent
- Manger fantôme, manuel pratique de l'alimentation vaporeuse
Argol editeur. 2012


Images : 1) Manger les nuages (source) / 4) Rokyo Sekiguchi