jeudi 30 juin 2011

> Ortlieb descend chez les anges

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La toponymie de certains lieux produit parfois des sons ironiques. C’est le cas par exemple lorsqu’une partie de la Lorraine résonne d’une longue rime angélique : Morhange, Clouange, Nilvange, Algrange, Volkrange, Florange… Un florilège de villes que l’histoire a pourtant laissées sur le bord de la route, des villes fossilisées dans un passé industriel révolu mais aux feux mal éteints. C’est derrière ces traces, blessures, résurgences, palpables à la surface même du quotidien, que Gilles Ortlieb, dans deux ouvrages récents, promène sa plume et son regard d’arpenteur sensible. Poète, traducteur, voyageur, Ortlieb, depuis plus de vingt ans, enceint des détails et recoins oubliés du monde dans une écriture exigeante, au fil de textes qui se situent à la croisée du carnet de route et de la poésie en prose.

Dans Tombeau des anges, il rend compte, sur ce mode qui lui est propre, d’un séjour sur les anciens sites industriels du bassin sidérurgique lorrain. Il saisit des scènes de vie, soumet son attention à l’esprit des lieux, aux enseignes obsolètes, aux jardins ouvriers, aux nouveaux commerces, aux cafés semi-déserts, aux anciennes mines ; il enregistre des conversations, restitue des impressions… Liquidation totale prolonge ces textes à travers une série de soixante-treize clichés. Des photographies de commerces, d’usines et de maisons, prises au numérique ou au Rolleiflex et qui témoignent de manière brute, sur ces mêmes lieux, des cicatrices du passé dans le présent.




«Liquidation totale», inscrit sur la devanture d’une boutique d’Hayange, nous laisse entendre qu’il y aurait donc peut-être encore quelque chose à solder… Et le fait est que malgré les boutiques fermées ou qui vont bientôt l’être, les anciens sites miniers muséifiés, les appartements que l’on brade pour aller s’installer ailleurs, le sentiment de désaffection est plus subtil qu’il n’y paraît. La ville n’est ni «nécrosée» ni «historiquement anéantie» ou «vitrifiée dans son passé». Il y a eu une ville après la ville comme on parle de vie après la vie. Mais la trace d’un passé délétère s’insinue entre les formes que revêt le présent :

«Et malgré tout, quelque chose dans la couleur des façades, dans leur matité tirant tour à tour sur l’ocre foncé, le caramel, le noir de fumée, répète avec insistance que le plus lourd est maintenant passé, accompli»

Ainsi, tout sonne comme un faux départ, un envol mal pris sur l’ombre du passé. Et si les grandes surfaces ont succédé aux anciennes épiceries, si quelques salons de coiffure aux enseignes maladroitement modernes (Planète Hair, Imaginat’if) ont remplacé les Salon Carmen, on y croit à peine. Les traces du passé, que l’on n’a jamais pris la peine d’effacer vraiment, recomposent ces villes dans une sorte de surimpression permanente. Elles invitent à

«une archéologie humaine de la disparition et de la perte par la pratique assidue d’une épigraphie de vitrines, de pignons, de façades, de frontons. En quête de quoi précisément ? D’inscriptions déteintes, à moitié effacées, de palimpsestes hérités d’un jadis ou d’un naguère qui subsistent encore, ici et là, dans des niches ou poches de temps malmené, mais sauvegardé, sédimenté en strates quasi géologiques.»

C’est dans cet entre-deux que se promène Ortlieb, «passé, présent, passé, présent», non pas que ce va-et-vient relève d’un parti pris dans son appréhension des lieux, mais parce qu’il semble imposé par leur étrange configuration. Le présent lui-même, à peine surgi, semble ici se résorber dans un futur antérieur qui en dit l’inanité…

«Petites villes arrêtées net dans leur élan, quand bien même cet élan ne recouvrait sans doute que la simple volonté de se maintenir à l’étiage, de ne pas sombrer. Et même si le mouvement ne les a pas toutes désertées […], la plupart d’entre elles n’appartiennent déjà plus à l’ère post-industrielle (dont ne témoignent plus ici et là que quelques fresques murales et wagonnets fleuris sur les places), mais bien à son au-delà. Tout comme si rien ne s’était passé – ou si peu que rien.»

Le plus frappant dans ce passé gigogne qu’effeuille Ortlieb, c’est que l’on n’ y trouve jamais un sentiment qui pourrait s’apparenter à de la nostalgie. Car derrière la dépopulation et le chômage, derrière cette reprise qui n’a pas eu lieu, se dessine une mémoire ouvrière qui porte elle aussi sa part de douleurs et de déréliction. C’est sans doute là le paradoxe de la patrimonialisation des anciennes mines du «berceau du fer». Dans l’un des textes de Tombeau des anges, Gilles Ortlieb reprend longuement les commentaires du guide qui l’a accompagné dans l’une des mines qu’il a visitées. On y entend bien sûr le souci de restituer les anciens savoir-faire et les techniques d’un métier perdu, le plaisir de faire remonter à la surface des mots qui renvoient aux procédés d’extraction et ne disent plus rien à personne (le traçage, dépilage, le défruitement,…), les couleurs par lesquelles on distinguait les différentes couches de minerai (la Rouge plus dure que Grise, la Grise plus dure que Brune). Mais à travers cette mémoire-là, on s’immerge aussi dans la sombre réalité sociale d’un monde défunt. Il y a notamment ces extraits d’anciens cahiers où étaient consignées les mouvements de personnel de l’ancienne usine de la Fenderie, près de Suzange… Ortlieb les a consultés et nous en livre quelques échantillons qui se passent de commentaires :


«Parti en disant qu’il ne se plaisait pas aux forges, pas de billet de retour.

Parti pour être jardinier à Nancy.

Renvoyé pour insultes et insubordination envers le sous-chef Jonc.

Renvoyé pour avoir frappé un de ses camarades au visage avec une pelle.

Décédé à l’infirmerie d’Hayange à la suite de blessures graves à l’usine.

Renvoyé pour absences trop fréquentes et mauvaise tête.

Parti, sans prévenir et sans compte, pour la Légion étrangère en Afrique.

Parti sans prévenir : a dû se pendre la semaine suivante aux environs de Maizières.»

Les cicatrices du présent masquent mal celles du passé...



Les textes et les photos de Gilles Ortlieb témoignent. Ils s’inscrivent dans l’épaisseur humaine, sociale et économique d’une région «balafrée», où le passé et le présent ne semblent communiquer que sur le fil de leurs sutures. Ce n’est pourtant là qu’une forme d’incidence du travail exploratoire qu’il conduit. Son objectif n’est pas tant celui d’informer à la manière d’un reporter, que de saisir la singularité du réel et d’affronter ici la désolation particulière qui s’en dégage pour la conduire vers une forme de célébration retenue.

«Devant le spectacle, donc, de ce qui pourrait ressembler à l’étalage d’un quotidien désolé, deux attitudes possibles : ou bien on s’empresse d’aller voir ailleurs en faisant comme si nous n’avions pas été là, n’avions rien remarqué et rien retenu ; ou bien on s’emploie à désamorcer le pire en le détaillant dans chacune de ses manifestations, sans détourner les yeux ni désespérer tout à fait d’en voir quelques-unes se convertir en épiphanies.»

Une visée poétique donc, mais qui reste à hauteur d’homme et doit d’abord se nicher patiemment au creux de ce qui se donne à voir de plus humble, de plus accidentel, de plus fragile. C’est en tout cas ces espaces-là qui délimitent le plus souvent le périmètre d’écriture de Gilles Ortlieb.

Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi dans cette « vallée des anges » qui dit avant tout la perte et dont la source, bien qu’indiquée par un panneau à la sortie d’Hayange, n’évoque absolument rien à ceux qu’Ortlieb a interrogés ? L’auteur de ces textes n’est pas bavard sur lui-même. Peut-être nous livre-t-il tout de même, par des chemins de traverse, quelques clés sur cette affinité :

«Non, je ne suis pas là chez moi, et sans doute parmi les derniers à pouvoir considérer comme un chez-moi ces décors rapiécés – mais je suis chez moi dans cette non-domiciliation, cette non-assignation à résidence, cette traversée oblique de localités à la clavicule cassée ou au fémur brisé, qui ne pourront plus se tenir ni marcher droit avant longtemps, mais seulement continuer à boitiller au jour le jour, d’une semaine l’autre, d’une année sur l’autre, et sans fin. Ou bien ?...»















Gilles Ortlieb,

Tombeau des anges. Gallimard. 2011
Liquidation totale. Le temps qu’il fait. 2011

 
Images : 1) G.Ortlieb, Hayange (source) / 3) Mine de fer de Fontoy (source) / 4) Gilles Ortlieb (source)

samedi 25 juin 2011

> Sans les hommes

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Guido Morselli fut d’abord une ombre passante. Né en 1912 à Bologne, il mit fin à ses jours en 1973. Entre temps, il aura écrit plusieurs romans, quelques essais et tenu un journal, sans jamais parvenir à être publié de son vivant. C’est à sa mort que la critique italienne s’émeut de ce manque de discernement éditorial et que l’œuvre de Morselli conquiert un droit de cité posthume dans les librairies. Si ses textes sont encore peu traduits en français, on découvrira toutefois avec bonheur Dissipatio, le dernier d’entre eux, publié en 1976 en Italie et dont la traduction est parue une première fois en 1985 chez Denoël.

Ce roman met d'abord en scène un homme qui a décidé de se donner la mort mais ne parvient finalement pas à passer à l’acte. Lorsqu’il rentre chez lui, toute présence humaine a disparu. Pourtant, chaque chose est encore à sa place et rien de particulier ne semble s’être produit. Les animaux vaquent à leurs occupations habituelles, les bâtiments se dressent comme chaque jour dans le ciel de la ville. On cherchera en vain les paysages en cendres, les nuages toxiques, les survivants faméliques qui s’entretuent. Le traditionnel schéma post-apocalyptique se rétracte ici vers une simple soustraction : c’est le monde comme avant, mais le monde moins les hommes. La solitude y est modeste mais radicale. A l'horizon, point de projet de survie ni de nouveau modèle de société. Le dernier homme prend simplement la mesure de ce qui lui arrive. Un petit récit drôle, amer et profond où le ton du journal se mêle à la digression philosophique, et qu’il faut aller savourer au plus vite.




Le narrateur vit à Crispopoli, une ville moyenne d’Italie qu’il déteste. Il a décidé d’opter pour une « disparition définitive », parce que «le négatif l’emporte sur le positif». Soyons précis, «à 70%». Il a choisi la date : entre le 1er et le 2 juin, à la veille de ses quarante ans. Et le lieu : une caverne sur les contreforts de Karessa, que lui a indiquée un voisin. Il doit, arrivé au fond de cette grotte, se jeter dans un puits, une sorte de siphon qui finit sa course dans un lac d’eau stagnante. Assis au bord du gouffre, il s’accorde un dernier cognac. Il se prend alors à méditer sur les vertus comparées des cognacs espagnol et français, le second ne devant finalement d’après lui sa supériorité sur le premier qu’à une «suggestion collective quoique séculaire», effet de l’un de ces «innombrables faux miracles de la publicité». Ce n’est pourtant ni l’ivresse ni un regain quelconque d’intérêt pour les menus plaisirs de la vie qui détournent le narrateur du geste ultime.


«Je n’ai pas agi. J’ai été agi par mon sens organique. Ce qui revient à dire : quatre-vingt-cinq kilogrammes de substance vivante n’obéissaient pas. Conscients, à leur façon, de la sentence selon laquelle mourir revient à changer de matière, ils n’étaient pas disposés à changer de matière».


Quel événement aura donc présidé à ce qui attend l’ex-futur- suicidé ? On ne saurait le dire avec précision, même si l’homme est bien conscient qu’il y a probablement une relation non fortuite entre son intention de mourir et l’étrange phénomène survenu peu après. Le violent coup qu’il se donne sur la tête en heurtant une avancée rocheuse au moment de sortir de la galerie y est-il pour quelque chose ? Ou le terrible orage qui s’ensuit ? Le fait est que, à peine revenu de cet épisode, il ne rencontrera plus âme qui vive…

Lorsqu’il compose le 3333 («Un Ami dans la Nuit», pendant italien de notre antique SOS Amitié) personne ne décroche… Les portes restent fermées quand on frappe. Les rues sont désertes, le chalet des gendarmes est vide, de même que les hôtels et les magasins. Le kiosque à journaux est fermé et à la gare il ne rencontre aucun voyageur. Plus étrange encore, malgré une longue attente, il ne verra passer aucun train. Alors qu’ «on lit dans les livres d’histoire que même pendant la Grande Grève du lointain 1919 nos trains ont fonctionné».

Après avoir envisagé quelque mouvement de foule inhabituel, émis quelques hypothèses peu probantes, le narrateur doit bien admettre que les choses sont ce qu’elles sont : une évaporation de l'espèce humaine, une volatilisation semblable à celle évoquée dans le Dissipatio Humani Generis de Giamblicus, une vieille lecture du narrateur. Il peut alors passer à une dimension différente de son témoignage et prendre la juste mesure de ce qui lui advient.


«Ainsi se termine la chronique de l’événement ; et maintenant débute…l’intérieure. Mais je ne céderai pas au psychologisme à caractère intimiste : désormais, mon histoire intérieure est l’Histoire, l’histoire de l’Humanité. Je suis à présent l’Humanité, je suis la Société (H et S majuscules). Je pourrais sans emphase parler à la troisième personne : "l’Homme a dit ceci, a fait cela…". A part que, depuis le 2 juin, la troisième personne comme toutes les autres, grammaticales comme existentielles, s’identifie nécessairement à la mienne. Il ne reste plus que le Moi, et le Moi n’est plus que le mien. C’est moi.»

Vaste et étroit programme tout à la fois, dans lequel nous embarque ce «dernier homme malgré lui»…

Le récit va alors osciller entre les faits et gestes, les pérégrinations du narrateur dans ce nouvel univers qu’il est seul à habiter et une sorte de soliloque philosophique émaillé de souvenirs et de conjectures…



L’homme disposant à présent d’une liberté amère mais infinie, trouve sa nourriture dans les cuisines des hôtels, dort selon son humeur, dans des suites ou des gares, porte des dessous de femme (ni par autoérotisme ni par un quelconque goût soudain désinhibé pour le travestissement mais parce qu’il s’y sent mieux…) ou érige un «cénotaphe» à la mémoire de ses frères humains volatilisés, une sculpture constituée d’un amoncellement de téléviseurs plantés sur un coupé Mercedes et surmonté d’un panneau géant récupéré sur la façade d’une agence de voyage…

«Un Kodachrome de trois mètres sur deux présentant une plage avec la fameuse arène blanche des Bahamas et l’invitation "Volons jusque là…où la vie est meilleure". Un peu comme dans la chanson tahitienne : native gods are calling, To them we belong ».

Il nous fera part de quelques constats tout à fait convaincants bien qu’invérifiables :

«Et le silence caractérisé par l’absence d’être humain est, je m’en apercevais, un silence qui ne passe pas. Il s’accumule»…

...et découvrira au passage que, malgré une nouvelle existence incontestablement peu enviable, bien des dangers et des tentations ne sont soudain plus à sa portée. Sa pulsion suicidaire l’a complètement quitté, le suicide n’étant qu’une ultime manière de s’adresser aux autres. Malgré sa grande solitude, aucune chance qu’il ne sombre dans la folie. En effet «une personne n’est pas folle, elle est considérée ou se considère comme folle par rapport à un comportement différent du sien». Alors quand le terme de comparaison vient à manquer… Il risque également fort de mourir de vieillesse, les maladies étant le plus souvent «induites socialement, que cela soit directement ou indirectement».

Pourtant une peur nouvelle est là qui bien souvent ne le quitte plus. Ce qu’il en dit ?

«Personne sur la terre (dans un monde qui croyait avoir éprouvé toutes le peurs) ne l’a jamais éprouvée»

Cette peur nue et jamais éprouvée, rien ne vient la rédimer : aucun tour de passe-passe, aucune construction de l’esprit. Le narrateur de Dissipatio, malgré les nombreuses déductions qu’il tire de sa condition inédite, aime à se présenter comme un personnage non borgésien…(1)

«Il me faut me convaincre que je suis bel et bien seul. Pas de fables, pas de sarcasmes en dentelle [en fr. dans le texte]à la Borges, je suis plongé dans une réalité vide et empâtée dans laquelle il n’y a pas la moindre place pour des dédoublements spectaculaires, des labyrinthes et des échappatoires, des mystères, des parénèses insinuées…, tout est linéaire et sans ambiguïté. Solide et sans prise comme une vitre, et je n’y vois pas d’allusions, sinon à ma misère, à mon ignorance et à ma parfaite inadaptation.»

On sera pourtant tenté de se poser des questions : le coup sur la tête dans la grotte aurait-il eu un effet hallucinatoire ? Le suicide n’aurait-il pas finalement eu lieu - et nous serions alors promenés dans un étrange «enfer sans les autres» ou dans une semi-vie à la Philip K.Dick ? A moins qu’il ne faille aller dans une autre direction. Ce mot rédigé par le cuisinier d’un hôtel ne laisse-t-il pas penser que quelque chose s’est produit… Autant d’hypothèses qui n’ouvrent sur aucune piste réelle et qui ne livrent la clé d’aucun mystère…

Il ne reste donc que la solitude, une solitude sans eschatologie, très lointaine et toute proche. Une robinsonade sans île déserte et sans Vendredi, dans un monde qui continue de tourner pour lui-même.

«La nature ne s’est pas aperçue de la nuit du 2 juin. Peut-être se réjouit-elle d’avoir à nouveau la vie pour elle, après le bref intermède qui pour nous portait le nom d’Histoire. Elle n’a, sans aucun doute, ni regret ni chagrin.»

Il n’y aura pas de chute à ce témoignage sans témoins. Juste une bifurcation, légère et prévisible, presque obligée, se dira-t-on, si l’on s’efforce de se projeter un instant dans la situation de ce narrateur singulier.

Guido Morselli nous a laissé ici un récit fort et original. Un récit qui, au-delà de ses qualités intrinsèques, peut difficilement être lu sans que ne résonne en nous l’événement qui s’y inscrit en creux : le suicide de son auteur, cette fois bien réel, quelques mois plus tard.

(1) Le récit de Morselli est pourtant loin d'être dénué d'accents borgésiens...











Guido Morselli, Dissipatio. Payot & Rivages. 1995. Traduit de l’italien par Philippe Guilhon.


Images : 1) Eclairage de rue (source) / 3) Immeuble abandonné, Estefânia, Portugal (source) / 3) Guido Morselli (source)

lundi 20 juin 2011

> Hendrik Witbooi : la parole et le sang

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L’expansion coloniale allemande sur les territoires de l’actuelle Namibie à la fin du XIXème et au début du XXème siècles reste par bien des aspects l’un des pans les moins connus de l’histoire du colonialisme européen en Afrique noire. A preuve, l’un des épisodes les plus sombres de cette période, généralement peu développé et que de nombreux historiens considèrent pourtant aujourd’hui comme marquant le premier génocide du XXème siècle : le massacre massif des Hereros, importante population du sud-ouest africain, à partir de 1904, suite à leur soulèvement réprimé contre l’administration allemande.
Les éditions du passager clandestin viennent de publier un document unique qui s’inscrit dans cette période et l’éclaire d’une manière inédite : la correspondance que le chef de guerre nama Hendrik Witbooi entretint avec ses ennemis africains ancestraux et avec les représentants successifs de l’autorité coloniale prussienne de 1884 à 1894, une dizaine d’années avant sa mort au cours d’un combat contre les forces du Kaiser. Dernier combat qu’il mena à l’âge de 74 ans… Cette correspondance est complétée par des notes et une série de paratextes (dont une éclairante préface de Coetzee) qui permettent de la réinscrire pleinement dans son contexte et d’en comprendre à chaque étape la portée et les enjeux.
Au-delà du témoignage historique qu’elles constituent, ces lettres sont bouleversantes à plus d’un titre. Witbooi fut en effet l’un des rares chefs locaux à refuser la « protection » que l’Empire s’efforça de mettre en place sur l’ensemble de ces territoires. L’un des seuls à comprendre très tôt que de tels accords ne pouvaient conduire qu’à la soumission et l’aliénation de ceux qui les ratifiaient et de leurs peuples. Il met en garde ses homologues des autres tribus, cherche pour l’occasion à construire la paix avec eux et refuse aussi longtemps que possible, dans de longues missives aux accents parfois voltairiens et plus souvent prophétiques (Witbooi était un luthérien prosélyte…), de renoncer à sa souveraineté et à l’indépendance de son peuple. Tantôt visionnaire et fin diplomate, tantôt pathétique dans sa volonté d’opposer une logique de l’honneur et du droit à l’effarante machine coloniale qui se déploie face à lui, Witbooi nous fait ici entrer au cœur d’une histoire complexe et douloureuse.
L’autre particularité de ces lettres est qu’elles développent souvent, par le statut qu’elles réservent à la violence, un discours anticolonial auquel certaines autres figures historiques ne nous avaient pas habitué. Witbooi, lui-même en conflit avec d’autres communautés, semble englober dans le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, celui qu’ils ont de se faire la guerre… Une position qui ne peut se comprendre que par l’histoire singulière de cette partie du continent et qui l’amène parfois à convoquer face à l’expoliateur blanc des arguments qui, sur le fond, pourraient justifier le fait colonial lui-même…


Que l’on ne s’y méprenne pas : la résistance que Witbooi opposa aux forces coloniales de l’Empire ne s’accommodait pas d’une vision particulièrement pacifiste de la société. L’enjeu n’était pas de conserver contre les ambitions prussiennes un Eden précolonial régi par l’entente et la cordialité entre frères africains, loin s’en faut. La guerre aura été la grande histoire de sa vie. A l’heure où le colonialisme allemand resserre son étau sur les vastes régions du sud-ouest africain, celui qui allait devenir le représentant des différentes communautés du Namqualand, était avant tout un chef de guerre. Depuis plusieurs générations une série d’antagonismes opposait ceux de son clan à plusieurs autres communautés et principalement aux Hereros. Vols de bétails, massacres, batailles rangées, villages incendiés ponctuaient régulièrement les relations des Namas et des Hereros, et la guerre tribale était l’une des occupations favorites de ceux qui allaient bientôt être confrontés à la machine coloniale.

Dans sa préface, John Coetzee retrace les grands moments de cette histoire agitée qui précède l’arrivée des colons allemands. Réduits à l’état de servitude par les Boers (fermiers néerlandophones installés en Afrique australe depuis le XVIIème siècle), lors de leur avancée vers le nord, les peuples de langues khoïsan s’étaient eux-mêmes déplacés plus au nord vers les territoires namas et avaient soumis à leur tour les communautés indigènes de ces régions avant de se mélanger à elles. La dynastie des Witbooi est directement issue de ces populations déplacées, conquises et à leur tour conquérantes, en marche vers le nord. L’une des conséquences de cette occupation des territoires du nord par les groupes qui avaient fui l’invasion des Boers fut la désagrégation des équilibres traditionnels et notamment de l’élevage tel qu’il était pratiqué en territoire nama. Le commerce se substitua peu à peu à un pastoralisme qui ne pouvait plus se suffire à lui-même et si l’élevage perdura, ce ne fut qu’au prix d’une recherche constante de nouvelles têtes de bétail parmi les troupeaux voisins, en d’autres mots, d’un état de guerre tribale perpétuelle. L’homme que les forces du Kaiser trouvent ainsi sur leur chemin n’est pas un paisible chef indigène vivant de cueillette et de chasse à l’arc. Hendrik Witbooi est un guerrier, certes local, mais un guerrier tout de même… Il a déjà lui-même conquis des territoires et son peuple dispose depuis longtemps d’armes à feu régulièrement acquises dans le cadre d’échanges commerciaux avec les Européens et notamment les Britanniques. L’affrontement entre communautés, au-delà des vieilles injures à laver ou de la persistance d’inimitiés familiales lointaines, constituait la pièce centrale d’une sorte de stabilité économique par défaut qui, dans ce contexte historique perturbé, n’avait pas encore trouvé d’autre alternative. D’où le fait, surprenant pour le lecteur d’aujourd’hui, que Witbooi s’y réfère souvent comme à un droit et une tradition. Ses revendications auprès de l’administration coloniale semblent souvent se ramener à la supplique suivante : «Mais laissez-nous donc nous battre en paix…». Il est d’ailleurs amusant, lorsque les Prussiens, conscients de ce qu’ils ont à y gagner, interdisent l’importation des armes à feux sur les territoires qu’ils souhaitent occuper, de voir Witbooi appeler de ses vœux leur prolifération illimitée.

«Les gens de ce pays vivent par le fusil : nous sommes pauvres et vivions de ce que nous parvenons à tuer. Ce ne sont pas les armes qui provoquent la guerre, mais le mal au cœur des hommes. Et c’est à cause du mal en l’homme que Dieu vous a donné, à vous les Blancs, le savoir et la faculté de fabriquer des armes : afin que ce mal provenant du cœur humain soit puni comme par le fouet, chez toute nation se refusant à vivre selon la volonté de Dieu. Les armes à feu sont donc l’instrument de Dieu dans la guerre par laquelle, à travers une nation, Il en visite une autre. C’est possible grâce aux armes à feu ; c’est pourquoi je vous demande, cher ami, de rouvrir l’approvisionnement en armes, des les laisser circuler librement à travers le monde afin que tous puissent les acquérir comme par le passé, et puissent vivre par le fusil.»

Programme assez éloigné de ce que l’on pourrait attendre d’un discours anticolonial «politiquement correct»…



Si les termes de souveraineté et de liberté reviennent souvent sous la plume d’Hendrik Witbooi lorsqu’il s’adresse aux administrateurs coloniaux qui l’invitent en vain à se ranger sous la protection de l’Empire, c’est finalement sur une certaine conception de la guerre que les deux parties s’opposent. On a souvent l’impression, en le lisant, qu’il ne s’indigne pas tant de ce qu’une nation étrangère puisse vouloir conquérir un peuple ou un territoire, que de la façon dont cette conquête peut être menée.

Première forme de conquête que Witbooi n’accepte pas : la fameuse « protection ». Elle se présente sous la forme frauduleuse d’une main tendue, qui cache mal l’asservissement qu’elle autorise. Il n’y cèdera d’ailleurs qu’en tout dernier recours, plusieurs années après la plupart des autres chefs de clans et lorsque cette protection sera devenue le seul moyen pour lui d’épargner à son peuple un massacre programmé…. A l’inverse, dès 1890, les Hereros signent un traité les plaçant sous protection allemande. Leur chef pense par cette voie pouvoir obtenir un appui conséquent dans le conflit qui l’oppose à Witbooi tout en conservant sa souveraineté dans l’administration de ses territoires. Hendrik Witbooi adresse alors à Samuel Maharero (devenu capitaine à la mort de son père) une série de courriers pour l’alerter et lui faire prendre conscience de l’erreur monumentale qu’il vient de commettre. Dans ces lettres, Witbooi fait preuve d’une lucidité politique étonnante : il sait que la protection est synonyme de servage et que par ce traité, les Hereros se sont aliénés corps et âme, ce dont ils ne tarderont pas à se rendre compte par eux-mêmes.


«Etre protégé par un gouvernement allemand ! Mais mon cher Capitaine ! Est-ce que vous réalisez ce que vous avez fait, ou pour qui vous avez fait ce que vous avez fait ? Vous a-t-on convaincu de le faire, ou est-ce le résultat de votre seule compréhension éclairée des choses ?»

Mais il s’insurge aussi contre une sorte de trahison tacite : Samuel Maharero aurait en quelque sorte perverti les termes d’un conflit ancestral entre «frères africains» en enchaînant «leur» vieille guerre à la puissance du colon blanc… Il en appelle alors, à travers une série de formules courtoises mais mordantes, à la fierté défunte de son homologue.

«Dites moi, cher Capitaine, quels dangers craignez-vous ? Vous ai-je vaincu ? Etes-vous si faible et sans défense que vous ayez besoin d’un pouvoir et d’un soutien étranger ? Je n’arrive pas à croire que votre grande nation et vous-même, qui vous dites chef suprême du Heroroland, puissiez avoir besoin contre moi de plus de puissance, alors que vous m’êtes déjà supérieur à tous égards, en hommes, en armes et en argent.»

Face à l’incursion coloniale allemande, le frère-ennemi aurait dû être avant tout, aux yeux de Witbooi, un allié naturel. Dès les débuts de l’expansion coloniale, Hendrik Witbooi s’efforcera de réunifier la plupart des communautés du Namaland et de sceller la paix avec les Hereros, ne parvenant à ce second objectif que partiellement et trop tardivement. Witbooi avait très bien perçu ce que Coetzee semble en mesure d’affirmer avec tout le recul dont il dispose, à savoir que «si les peuples du territoire s’étaient tout de suite unis pour résister aux colonisateurs, ils seraient peut-être parvenus à rendre l’entreprise trop coûteuse pour l’Allemagne».



Si Witbooi aspire fortement à cette unification, on voit aussi dans ces lettres l’effort qu’elle appelle de sa part… Il est amusant de voir à quel point, alors qu’il voudrait que le chef suprême des Hereros tienne tête à ses côtés aux Allemands, il lui est souvent difficile de renoncer à évoquer les torts qu’il attribue aux Hereros dans la guerre qui les oppose. Ses discours alternent entre conciliation et reproche, appel à la raison et dénonciation…

«Vous regretterez éternellement d’avoir abandonné votre terre et votre droit de régner entre les mains des hommes blancs. Car cette guerre entre nous n’est, de loin, pas un fardeau aussi lourd que vous semblez l’avoir pensé quand vous avez pris cette décision capitale. Cette guerre résulte de causes et de problèmes précis et aboutira, avec le temps, à une paix juste […]»

Note fraternelle, pleine d’espoir et de modération, aussitôt suivie de l’évocation, sur un tout autre ton, des causes de la dite guerre…

«Vous savez que cette guerre n’est pas sans fondements, qu’elle n’a pas commencé sans raison, mais qu’elle est née de la suffisance de vos actes, du cœur assassin dont votre peuple fait preuve depuis les temps les plus reculés et que le prêche constant de l’Evangile ne parvient pas à réformer».

L’autre forme de conquête que Witbooi trouve illégitime est celle qui passe par une guerre qui renoncerait aux codes de l’honneur. Lorsqu’il s’adresse à ses interlocuteurs allemands, il évoque bien sûr sa volonté de rester libre mais surtout son droit à pouvoir défendre cette liberté. C’est pour cela que la question des armes est sa préoccupation centrale. On ne peut affronter d’ennemi que dans la mesure où il est en capacité de se défendre. C’est cette logique qui conduit le Capitaine à cette étonnante requête auprès du colonisateur : celle de lui fournir les armes qui lui permettront de se défendre contre lui. Le 12 avril 1893, à Hoornkrans, Hendrik Witbooi est victime d’une attaque surprise des troupes allemandes conduites par le capitaine Von François. Il déplore de nombreuses pertes, notamment parmi les populations civiles. Il s’adresse alors à l’officier allemand, non pas tant pour revendiquer un quelconque droit à ne pas être attaqué, que celui de pouvoir se défendre.

«Et si vous avez l’intention de continuer à me combattre, je vous implore une nouvelle fois, cher ami, de m’envoyer deux caisses de cartouches Martini-Henry, de façon à ce que je puisse contre-attaquer. Jusqu’ici je n’ai pas attaqué, car vous avez interrompu mes fournitures d’armes, puis c’est vous qui m’avez attaqué. Aussi, donnez-moi des armes, comme il est de coutume entre grandes et nobles nations, afin que vous conquériez un ennemi armé : ainsi seulement votre grande nation pourra prétendre à une victoire honnête.»

Le discours de Witbooi en appelle plus à une logique de l’honneur dans la guerre qu’à une argumentation qui viserait à invalider le principe même de l’agression allemande. D’ailleurs, lorsqu’il évoque les territoires qui lui appartiennent et qu’il entend bien ne pas céder à l’appétit expansionniste du Kaiser, Witbooi n’éprouve aucune honte à rappeler qu’il les a lui-même conquis, mais, et tout est là à ses yeux, «au prix du sang». La dynastie qu’il dirige, et c’est là le paradoxe de cette figure de la résistance anti-coloniale qu’incarne Hendrik Witbooi, s’est historiquement développée en acquérant des terres qui ne lui appartenaient pas… C’est par contre dans le respect de l’équilibre des forces et des moyens que se place pour lui la question de la légitimité ou de l’illégitimité. Coetzee le rappelle, Witbooi était attaché à des règles strictes : ne jamais s’en prendre aux femmes et aux enfants, ne jamais attaquer un ennemi désarmé, respecter les prisonniers de guerre, offrir une sépulture aux combattants ennemis tués au combat, ne jamais trahir les termes d’une trêve avant qu’elle n’ait expiré… Valeurs d’un autre temps qui semblent souvent mises à mal, aussi bien par les forces allemandes que, à l’en croire, par certains de ces ennemis africains qui n’hésiteraient pas à massacrer femmes et enfants.

Les lettres de Witbooi réservent encore bien des surprises. Son entêtement à ne pas se soumettre, alors même que l’équilibre des forces joue largement en sa défaveur, donne lieu à des échanges épistolaires étonnants avec le capitaine Leutwein (autre administrateur colonial allemand). Witbooi y est souvent poignant lorsqu’il défend la liberté de son peuple et son désir irrépressible d’en rester le seul souverain. Les échanges frisent parfois la cocasserie lorsque Leutwein, exaspéré, lance à Witbooi ultimatum sur ultimatum, rassemblant tous les éléments objectifs qui tendent à lui démontrer qu’il n’a plus d’autre issue que de se soumettre…et que le vieux guerrier lui répond par des formules alambiquées et pleines de déférence pour lui faire savoir qu’il ne parvient toujours pas à se décider à renoncer à sa liberté… Emouvantes également ces lettres où Witbooi s’enquiert de la santé morale et physique de chacun de ses hommes capturés par l’ennemi. Il en tient le compte minutieux et insiste à chaque nouvelle lettre pour qu’ils soient traités avec égard et libérés au plus vite. Ou lorsqu’en pleine retraite dans les montagnes du désert namibien, blessé, malade au milieu du feu des combats, il continue à correspondre avec Leutwein, lui demandant en post-scriptum de lui faire parvenir du papier pour ses prochaines lettres…

Le journal d' Hendrik Witbooi sera saisi au cours d’un raid allemand en 1894. Nous n’avons plus trace de sa correspondance au-delà de cette date. Après une lutte acharnée, les tribus du Namaquland se soumettent et signent le traité honni. Ironie de l'histoire, en 1904, les Hereros se soulèvent contre une protection devenue depuis plusieurs années ce que Witbooi avait prédit qu’elle serait : une oppression cruelle et systématique. Le Capitaine du Namaqualand rejoint les rangs de ses ennemis de toujours pour combattre enfin à leurs côtés. Une alliance trop tard venue. Witbooi meurt au combat. Les Namas et les Hereros sont définitivement vaincus. Près de 100.000 hommes, femmes et enfants de cette dernière communauté seront exterminés entre 1905 et 1907 : exécutés, condamnés à mourir de soif ou de faim dans le désert ou déportés dans des camp de concentration sur différents territoires coloniaux allemands.

Héros de la résistance anticoloniale, chef de guerre charismatique et homme d’honneur, Hendrik Witbooi témoigne aussi, dans ces lettres, des violences historiques internes dont certaines populations d’Afrique australe n’ont pas su se déprendre à temps, quand leur salut pouvait encore en dépendre.













«Votre paix sera la mort de ma nation». Lettres de guerre d’Hendrik Witbooi, capitaine du Grand Namaqualand. Le passager clandestin. 2011. Préface de J.M. Coetzee. Traduit de l’anglais par Dominique Bellec.


Images : 1) Portrait de Hendrik Witbooi par Cobus van Bosch (source) / 3) Namaqualand (source) / 4) Leutwein et Samuel Maharero (source) / 5) Hendrik Witbooi en 1900 (source)









samedi 11 juin 2011

> Le poids du papillon - Erri de Luca

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Un chamois, un vieil homme, un papillon ; la troublante beauté des Alpes italiennes ; une écriture concise et poétique. Voilà les ingrédients du dernier et bref récit de Erri de Luca, le Poids du papillon. La solitude s’y respire au grand air et cet air-là n’est pas celui du temps. Une fable, pourrait-on dire, mais surgie comme une herbe rugueuse au flanc pierreux de la montagne...




L’animal est le roi vieillissant d’une harde qu’il ne dominera bientôt plus. Aussi préfère-t-il se retirer laissant seulement aux siens le souvenir de sa puissance passée. Il emporte dans sa solitude le papillon blanc qui, bien des années plus tôt, a élu domicile sur le bord de sa corne. Cette escorte discrète date de ce premier combat qui fit de lui le mâle dominant. Un combat qu’il mena jusqu’au bout, déchirant le ventre de son adversaire alors que la plupart des chamois mesurent généralement leur force par le défi bien plus que par la lutte à mort. C’est alors que sont venus les papillons et que l’un d’entre eux ne l’a plus quitté :

«Sur la corne ensanglantée du chamois se posèrent des papillons blancs. L’un d’eux y resta pour toujours, pour des générations de papillons, pétale battant au vent sur la tête du roi des chamois durant les saisons d’avril à novembre.»

Restent les prédateurs qui n’ont jamais eu raison de lui : les aigles d’un côté, les hommes de l’autre. Il a toujours su comment leur tenir tête. Il s’est même un jour offert le luxe de tuer l’un de ces oiseaux carnassiers qui emportent les petits, éviscèrent les cadavres. Des oiseaux dont la force et la majesté aériennes, comme pour l’albatros du poème, se transforment au sol en pitoyable maladresse. Et puis il y a les hommes. Les chasseurs. Le plus habile d’entre eux est un vieux braconnier, lui aussi à l’automne de sa vie. Un sexagénaire qui vit reclus dans la montagne, se nourrit de la viande des chamois qu’il chasse, sculpte des edelweiss sur des cannes en cerisier et dort dans une cabane en bois. Un homme qui semble pourtant plus proche des bêtes qu’il tue que des hommes qui sont restés à la ville. Il occupe ses journées à chercher sa nourriture quotidienne parmi les troupeaux des montagnes, à transporter et couper du bois pour survivre aux hivers les plus rudes. Mais il n’est de vrai rustre qu’éduqué. Il ne chasse que certaines espèces, ne s’en prend pas aux femelles qui portent et se plie d’instinct à une série de principes bien définis qui ne lui ont pourtant jamais été dictés par personne.

«Il avait appris le bien et le mal en se servant tout seul.»

Fin grimpeur, capable de déjouer les ruses de l’animal, le vieil homme n’est pourtant jamais parvenu à surprendre son homologue du règne d’à côté, le roi des chamois… Le récit de Erri de Luca est l’histoire d’un dernier combat et de deux solitudes. Chacun sait qu’il ne peut trouver de secours que par devers soi et que le temps lui est à présent compté. Le vieil homme pourrait faire sien le fameux vers de Rilke :

«Et notre force décroît ainsi qu’à des nageurs».

Il sait ce que pèse le bois qui le sauve de l’hiver et il sait qu’il ne pourra pas toujours le porter et le fendre. Il sait qu’il ne pourra pas toujours grimper et chasser :

«L’homme essayait d’être capable. Un hiver, il mourrait lui aussi de faim et de froid, sans arriver à allumer un feu. C’était une bonne fin pour les solitaires, une fin de bougie.»

On pense parfois à Hemingway pour le duel et la figure du vieil homme solitaire. Et souvent à Giono, pour la nervosité des phrases, pour la terre qui colle aux mots, pour cette sorte de lyrisme sans transcendance qui s’accroche au monde et au poil mouillé des bêtes. Ainsi, au hasard, quand Erri de Luca évoque les femelles des chamois qui durant la période des chaleurs attendent la fin des combats.

«Sur leur dos, près du cou, une glande sexuelle secrétait une odeur d’amande»

Ou lorsqu’il saisit, avec quelle justesse, un simple cliché de l’hiver :

«Quand la tempête se calme, elle laisse la neige accroupie sur le toit de la cabane comme une poule qui couve»

Et même quand les images semblent échapper au réel, elles en conservent encore la saveur :

«L’été, les étoiles tombaient comme des miettes, brûlaient en vol pour s’éteindre dans les champs. Alors il s’approchait de celles qui étaient tombées près de lui pour les lécher. Le roi goûtait le sel des étoiles.»




Malgré la fatigue qui gagne l’homme et le chamois, les deux vieux amis en guerre se livreront un dernier combat. Chacun brillera tour à tour. Le vieil homme tuera le roi. Un acte qu’il interprète pourtant comme un moment de faiblesse et de lâcheté… Quant au papillon, dont le compagnonnage fidèle n’aura été évoqué qu’à quelques reprises dans le texte, il apparaîtra une dernière fois dans le récit pour en infléchir cette fois la courbe finale. Une fin magnifique où le vieux braconnier, au bout de sa fatigue, mesurera alors ce que peut le poids de la grâce, si infime soit-il.

C’est le poids d’une autre grâce que le lecteur pourra quant à lui mesurer. Celle de l’écriture à la fois délicate et tonique de Erri de Luca, qui signe ici un petit conte réjouissant.














Erri de Luca, Le poids du papillon. Gallimard. 2011. Traduit de l'italien par Danièle Valin.


Images : 1) Papillon dans la neige (source) / 3) Traces (source) / 4) Erri de Luca (source)