samedi 30 novembre 2013

> Annocque prend l'avion par les ailes

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On aime bien les livres de Philippe Annocque. Alors, bien sûr, depuis Monsieur Le Comte au pied de la lettre, on attendait le prochain. Et voilà que l’auteur nous revient avec 180 mots seulement. D’accord, il y en a 33 autres cachés dedans,  mais ça ne fait rien, les lecteurs qui aiment sa prose pourraient trouver ça un peu chiche... Qu’ils se rassurent, avec Dans mon oreille, récemment paru aux éditions Motus, l'économie de moyens n'empiète pas sur la saveur. D’autant que Philippe Annocque s’expose cette fois avec un bel acolyte, l'illustrateur Henri Galeron.






Dans mon oreille entre dans la catégorie des livres de jeunesse (vous savez, ces livres que l’on offre parfois à nos enfants en espérant qu’ils nous laisseront les lire…) et fonctionne autour du principe de l’avion. L’avion est l’une des contraintes recensées par l'Oulipo et figure, c’était imparable, entre l’ avalanche et le baobab dans la liste alphabétique desdites. Un avion, c’est une "abréviation de mots",  nous annonce un peu succinctement l’Oulipo. Le choix de ce terme pour désigner la chose vient de ce qu’il est lui-même, comme, on peut le voir, une ABREVIATION avionnée…

Ce qui est touchant, c’est que Philippe Annocque (il en parle sur son blog) ne s’est pas assis à sa table de travail en se disant soudain «tiens, je vais faire l’oulipien». Les choses se sont passées autrement : la contrainte lui est pour ainsi dire venue par voie naturelle… Il a un jour découvert qu’il y avait un ŒIL  dans son OREILLE et, ce qui est nécessairement une bonne nouvelle pour quelqu’un qui les aime, des mots dans les mots…

 L’avionnique bien comprise est donc un art de la surimpression ; faire des avions  c’est (r)écrire en gommant, pour donner à lire d’autres mots dans les mots, d’autres textes dans les textes. Bien sûr me direz-vous, le nombre de lettres n’étant pas infini, plus le texte source est vaste et plus il sera potentiellement farci d’avions. On est à peu près sûr de pouvoir retrouver un certain nombre de fois dans le bon ordre les mots Guerre et Paix dans le roman de Tolstoï ou, pour envisager un biais plus désappointant,  de pouvoir déceler au moins une courte citation de Beckett dans chaque roman d’Alexandre Jardin. Autant dire que pour qu’un avion ait une chance de franchir le mur du son, mieux vaut que l’engin traverse un concentré de ciel…

Et c’est exactement ce qui se produit ici, puisque le mot caché nous est à chaque fois servi par un distique, une forme resserrée qui le met sensiblement en relief.

LA-HAUT, UN FUNAMBULE ECRIT
LA FABLE DE L’AIR.

Et bien sûr ces petits précipités poétiques, à mi-chemin entre morale balbutiée et bonsaï de haïku, au-delà de leur dimension ludique, crépitent aussi du côté du sens. Ça fait feu, ça rapproche, ça creuse ou ça ouvre, ça grésille… Il y a parfois de vraies trouvailles, drôles ou émouvantes, à mastiquer ou à méditer.


UN POMMIER PENSIF
DONNAIT DES POIRES


Et il y en a bien d’autres, qu’il serait dommage de déflorer en dehors du livre, d’autant que les illustrations délicates de Henri Galeron composent souvent d'intéressantes propositions avec les textes. Il n’a pas dû être simple pour ce dernier, on peut l’imaginer, de s’inscrire dans ce cadre contraint tout en y apportant une touche qui ne soit pas seulement redondante. Et c’est pourtant joliment réussi - poétique, décalé, inventif.

Dans mon oreille est un beau livre, on l'aura compris.

Mais est-ce bien suffisant ? Car par les temps qui courent, un juste souci de rentabilité éducative agite tout parent qui se respecte. Et chacun est en droit de se demander, avant d'offrir l'ouvrage à sa descendance, quelle leçon elle pourra en tirer.

J’en vois au moins une : pour éviter le pire et butiner le meilleur, rien de tel que d’ouvrir toujours grand les mirettes.




 Philippe Annocque, Henri Galeron, Dans mon oreille. Editions Motus. 2013.


Images : 1) Flying Machine (source) / 2 et 3) illustrations de Henri Galeron.

mercredi 27 novembre 2013

> La chute de l'empire roumain

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On se souvient tous du dernier domino tombé sur la table des régimes communistes en faillite : le 25 décembre 1989, cinq semaines après la chute du mur de Berlin, Nicolae et Elena Ceaușescu étaient sommairement exécutés à Târgovişte à l’issue d’un procès de moins d’une heure conduit par un groupuscule de caciques du Parti en phase de reconversion. Le conducator et sa docte épouse (autoproclamée savante de renom) avaient régné sans partage sur un pays muselé et dévasté par leurs soins et où la fiction orwellienne s’était muée peu à peu en réalité historique. Quatre jours plus tôt, le Génie des Carpates était encore persuadé de pouvoir donner au peuple l’occasion d’exprimer à Son endroit l’amour salvateur qu’il Lui portait. Il avait organisé sous ses fenêtres un grand rassemblement populaire comme lui seul en avait le secret alors que grèves et manifestations se multipliaient aux quatre coins du pays, avant d’être le plus souvent violemment réprimées. Ce manque de discernement permit au monde entier d’assister au plus grand camouflet public jamais filmé qu’ait eu à subir un dictateur. Et à une déconfiture accélérée en temps réel…
C’est trois mois avant ces événements que le narrateur du premier roman de Patrick McGuinness pose ses valises en Roumanie. Un poste laissé vacant à l’université de Bucarest lui offre l’opportunité de prendre le large vers un espace étroit et assez peu exotique. C’est ce qu’il lui faut. Il vient d’enterrer dans la grisaille thatchérienne de sa petite ville natale le dernier membre de sa famille, un père rustre et maltraitant, et saisit sans hésiter l’occasion qui lui est donnée d’aller promener son ennui dans une ville aussi essorée que son existence. Mais sous la plume alerte de McGuinness, fils d’un enseignant du British Council qui recycle ici une expatriation de 18 mois dans la capitale roumaine à la fin des années 80, le road-movie psychologique va se dilater et prendre un tour foisonnant. L’écrivain anglais nous immerge au cœur d’une société déliquescente peuplée de personnages cyniques, touchants ou désabusés (parfois les trois à la fois) et nous propulse dans un pseudo-thriller historique fortement documenté.
 

Patrick McGuinness a confié à plusieurs reprises à la presse qu’avec les Cent derniers jours, il rêvait d’écrire un «anti-Bildungsroman». Et il y est sans doute parvenu. Son narrateur débarque à Bucarest en septembre 1989 pour y entamer sa vie d’homme libre… Il laisse dans son pays le souvenir d’une enfance et d’une jeunesse poisseuses où flotte encore le fantôme d’une mère soumise et d’un père violent, tout juste mis en bière .
«Ce n’est pas tout le monde qui choisit la Roumanie de Ceaușescu pour faire sa première expérience de la liberté.»
On est bien d’accord.
Le personnage n’est ni journaliste, ni militant, ni trafiquant, ni franchement curieux. Juste vaguement en phase avec le gris sur gris d’un pays étranglé qui végète entre l’art du grand désœuvrement et les multiples compromissions quotidiennes que les uns mènent à bien pour survivre et les autres pour s’enrichir. C’est donc sur fond de régime coercitif et de magouilles diverses que notre Wilhelm Meister du Danube se «construit», en n’apprenant rien d’autre qu’à barboter dans les franges de tous bords d’une Roumanie qui s’est inventée un mode de vie à la mesure de l’impossible… Il n’en retirera pas de leçon en tant que telle, juste un attachement diffus à cette ville-fantôme et une confirmation des nombreuses désillusions que la vie lui avait déjà inoculées. Dans les dernières pages du roman, après une brève escapade de l’autre côté de la frontière roumano-yougoslave, le temps de passer ce Noël historique devant une dinde morose en compagnie d’un sous-diplomate britannique acquis à la cause de la tristesse perpétuelle, il reprendra le train vers Bucarest, à contre-courant de l’hémorragie générale déclenchée par l’ouverture du pays. Ruée solitaire vers un Monde Nouveau ? Pas sûr. Un vieux proverbe roumain nimbé d’un soupçon d’élégance rustique venait d’être remis au goût du jour pour évoquer la toute fraîche révolution de palais :
«Le bordel a changé de nom mais on a gardé les vieilles putes».
Entre temps, il s’en sera pourtant passé beaucoup. Cent jours c’est long, même dans la Roumanie de l’époque. Pourtant, alors que l’on nous prévient dès l’incipit que l’ennui constitue «l’état extrême» caractéristique du Bucarest de 1989, le lecteur n’en percevra guère les effets au cours des cinq-cent pages qui suivront. Il pourra parfois se perdre, s’égarer, rebondir, mais s’ennuyer, jamais.
Comme même dans un anti-roman d’apprentissage il faut un tuteur, le narrateur trouve le sien en la personne de Leo, une sorte de double débridé de lui-même (qu’il inscrira d’ailleurs, faute de mieux, comme le seul parent qui lui reste sur la fiche de renseignement qu’on lui demande de remplir quelques jours après son arrivée). Son compatriote a quelques longueurs d’avance sur lui. Il a pris la complète mesure de tous les arcanes bucarestois. Navigant entre les bas-fonds de la ville, les milieux expatriés et l’univers forclos des apparatchiks, il n’hésite pas à confondre les uns pour aider les autres et vice-versa. Il marchande des visas, organise des soirées privées au cours desquelles il expose des œuvres d’art confisquées ou prohibées (soirées où se montre encore parfois quelque princesse flétrie qui semble tombée du Bucarest de Paul Morand comme un vieux marque-page) et papillonne sur tous les vents de la corruption, du marché noir et du trafic de devises. Personnage amoral et bukowskien, mais complexe s’il en est… Malgré son peu de scrupules, Leo s’efforce en effet d’aider des opposants à passer la frontière (avec quelques ratés parfois) et, obnubilé par la disparition du patrimoine de la ville dans le cadre des plans de rénovation urbains du conducator, il suit et témoigne pas à pas de ces destructions massives dont de nombreuses églises orthodoxes de Bucarest firent les frais.
Pour le reste, on découvrira ce que l’on sait déjà et ce que l’on sait moins… Les magasins vides, la disette quotidienne, les files interminables que l’on vient grossir sans jamais savoir ce que l’on trouvera au bout ni si l’on y trouvera quoique ce soit, le désastre médical, la prostitution, la drogue bas de gamme et mal coupée avec laquelle s’assomment les plus mal lotis, les banlieues sordides où des ampoules suffocantes éclairent des immeubles humides qui sentent le chou et le rance. Et, sur l’autre versant du même monde, le luxe inouï dans lequel se vautrent les élus du système et leur progéniture dorée, une sorte de vie en duty free qui leur est exclusivement réservée. Et pourtant, pour étanches qu’ils soient, il existe des ponts entre ces deux univers. On verra ainsi comment un universitaire émérite peut tomber en discrédit et se retrouver concierge en grande banlieue en moins de vingt-quatre heures. Les ponts sont ici plus souvent des toboggans que des ascenseurs… On pourrait encore évoquer l’intox d’Etat quotidienne, qui se maintient en lévitation au-dessus du réel (occasion de revoir L’autobiographie de Nicolae Ceaușescu, le film d’Andrei Ujica composé à partir des seules images qu’utilisa le dictateur pour donner à voir son pays…), la suspicion généralisée, les machines de mort déposées au fond du Danube pour surprendre les mauvais citoyens qui tentent de passer la frontière…
 


Voici donc une société inégalitaire, ubuesque, dans les coulisses de laquelle Patrick McGuiness nous introduit sans ménagement. Néanmoins, la galerie de portraits qu’il compose sous nos yeux ne manque pas de subtilité. Si l’on voit bien ce qui sépare les puissants des réprouvés, le manichéisme n’est pas la tasse de thé de l’auteur. Et c’est l’une des grandes forces de son roman. McGuinness a confié à une revue belge que l’exercice qui l’avait intéressé dans le passage à la fiction romanesque (il n’avait jusqu’alors publié que de la poésie), c’était la création de personnages. Et il faut bien reconnaître qu’il excelle à donner aux siens une épaisseur dont, vu le contexte dans lequel il les campe, il aurait très bien pu se passer. Le cynisme ne se place pas toujours là où on l’attend, et l’auteur parvient parfois à nous rendre attachants certaines figures peu recommandables. Le narrateur s’éprend de Cilea, la fille d’un apparatchik qui sera l’un des maitres d’œuvre habiles et silencieux de la chute du despote après avoir grassement profité de tous les avantages que sa position lui offrait. Pourtant la fille n’est pas sans honneur et le père est loin d’être antipathique. Les bourreaux ont parfois des faiblesses, les héros ne sont pas toujours d’une blancheur éclatante et il n’est pas rare que l’on change les partitions. Après tout,  ne sommes-nous pas dans l’empire de la duplicité, voire même de la «triplicité» ? Et puisque l’espion espionne l’espion qui l’espionne… Autant apprendre à vivre avec ses espions plutôt que d’y perdre son latin.
L’autre travers qu’a su éviter McGuinness est celui qui aurait consisté à nous faire le récit d’une chute programmée… Au contraire personne n’a rien vu venir. Ou si peu… Si la chute du dictateur a été en partie ourdie dans les couloirs de ses appartements, le bloc de marbre de son pouvoir a été pulvérisé bien plus qu’il ne s’est lentement fissuré… Nombreux sont ceux qui pensaient que la chute du mur de Berlin n’aurait pas plus d’impact sur leur pays coulé dans le béton que la diffusion d’un épisode de Kojak à la télé (cette série dont Nicolae était friand…). Les indices, les revirements, la teneur des complots ne prendront tout leur sens que tardivement. Et le narrateur ne se réinvente pas en Sherlock Holmes de la révolution imminente.
Seul moment de vacillement déchiffrable, cet épisode sous haute tension qui se déroule dans une discothèque où la jeunesse dorée du parti s’est rassemblée autour d’une délégation serbe (Milosevic, impassible, assiste à la scène…). Au terme d’un crescendo rondement mené par McGuinness, Nicu Ceaușescu, le fils du Monarque (qui fut tristement célèbre pour ses liaisons amoureuses «d’autorité», notamment avec Nadia Comaneci la gymnaste prodige des années 80) finit par se faire rabrouer et casser la gueule par le garde du corps de Cilea.
L’Histoire avec un grand H n’est donc jamais bien loin, mais Mc Guinness sait s’y adosser sans jamais renier la fiction. On croisera dans des circonstances atypiques quelques « figures » encore dotées de leur nom de baptême (notamment, en sus de son rejeton, le Camarade Ceaușescu en personne). Mais Les cent derniers jours sont surtout peuplés de personnages historiques de seconde main, toutes sous pseudo… comme si McGuinness avait préféré masquer ceux que l’on avait le moins de chance de reconnaître… Sergiu Trofim, le poète du Parti qui décide de faire amende honorable en crachant dans la soupe n’est pas sans rappeler Silviu Brucan… On trouvera également de nombreux points communs entre Manea Constantin, le père de Cilea dans le roman et le général Victor Atanasie Stănculescu, qui fut le chef d’orchestre du procès du conducator.
Le roman de Patrick Mc Guinness est souvent empreint d’un humour ravageur mais le trait n’est jamais forcé. S’il a souvent le sens heureux de la formule façon «blague communiste», il sait aussi nous émouvoir. Au creux du sarcasme, il laisse parfois passer quelques filets de lumière, une image ou un geste qui en disent long. On ne reste pas insensible à l’amitié qui unit ces deux décrochés de la vie un rien «gonzo» que sont Leo et le narrateur ; il y a quelque chose d’extrêmement touchant dans la relation amoureuse qui finit par rapprocher ce dernier d’Otilia, «beauté brimée» qui travaille quinze heures par jour dans l’un des hôpitaux sous-dotés de Bucarest.
Patrick McGuinness nous brinqueballe avec brio dans les multiples interstices d’une société frelatée mais dont il a su  extraire la poésie de survie, absurde et revigorante. Lorsqu’à la dernière page du roman le narrateur retourne finalement se jeter dans les bras de sa ville adoptante, d’autres complications pointent déjà leur nez et le vent de l’Histoire n’a pas encore fini de sentir mauvais.  Mais c’est trop tard. On meurt d’envie de le suivre.
 
 
 
 
 
 
Patrick McGuinness, Les cent derniers jours. 2013. Grasset. Traduit de l'anglais par Karine Lalechère.
 
Images : 1) Palais du Peuple (source) / 3) Danube (source) 4) Patrick McGuinness
 
 

lundi 18 novembre 2013

> Arno Geiger : le deuxième père

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La maladie d’Alzheimer essaime ces dernières années, en littérature, des ondes de plus en plus vastes. L’expérience de l’oubli et des paysages qu’elle recompose, transmise le plus souvent par ceux qui la vivent au plus près de leurs proches, a donné lieu à un nombre impressionnant de récits, de romans, de livres de jeunesse, d’essais et de témoignages. Nous avions posté ici une note sur Votre maman, une remarquable petite pièce de Jean-Claude Grumberg. Au cours d’un entretien que nous avait accordé Olivia Rosenthal en octobre 2010 autour de son roman Que font les rennes après Noël ?, l’auteure était également revenue sur son précédent livre On n’est pas là pour disparaître qui nous invitait encore à une immersion dans l’univers du vieillissement et de la mémoire défaillante. On pourrait encore citer Annie Ernaux (Je ne suis pas sortie de ma nuit), Tahar Ben Jelloun (Sur ma mère), Martin Suter (Small World), Serge Rezvani (L’éclipse), Fabienne Swialti (Unité de vie) et beaucoup d’autres…(dont notamment, côté Jeunesse, le très beau Clara au pays des mots perdus de Jean-Yves Loude).


Avec Le vieux roi en son exil, l’écrivain autrichien Arno Geiger (que nous connaissions par la traduction de son roman Tout va bien, une fresque familiale qui interrogeait le silence et l’histoire) a apporté lui aussi sa pierre à cet édifice. Un édifice de sable, à dire vrai, puisqu’il s’agit à chaque fois de repasser par les mêmes chemins de ronce, et de transformer en expérience ce qui apparaît d’abord comme le spectacle d’une déconstruction. Et pourtant, la citation de l’artiste japonais Hokusai qui figure en exergue du récit de Geiger, justifie à lui seul le projet : «Même le plus général doit être figuré personnellement».

Voici donc l’histoire d’un père qui entre à son tour, très lentement, dans la nuit de la mémoire. Mais au cœur de cette désagrégation il y a aussi une transformation et presque une forme étrange de renaissance. La métamorphose du père invite le fils à inventer une autre relation au vieil homme qu’il croyait connaître, à tisser une autre manière d’être attentif, à jouer autrement avec le langage et quelque part, à se réinventer lui-même. Arno Geiger signe ici un livre bouleversant de pudeur, de sensibilité et d’intelligence.




Le vieux roi est un homme encore vivant lorsqu’Arno Geiger met un point final à son récit. Un père nonagénaire qui est entré au pays d’Alzheimer depuis plusieurs décennies déjà. La vie n’est jamais si courte qu’on croit. Elle peut être longue, très longue. Et l’auteur ne souhaitait pas composer un tombeau.  

«Je ne voulais pas, dit-il dans les dernières pages, raconter son histoire après sa mort, je voulais écrire sur un vivant, je trouvais que mon père, comme tout homme, mérite que son destin reste ouvert.».

Est-ce à croire que vieillir et s’enfoncer dans l’oubli peuvent s’apparenter à autre chose qu’un déclin programmé ? Et l’on est en droit de se demander en quoi peut bien consister un «destin ouvert» pour un homme de plus de quatre-vingt-dix ans atteint de la maladie d’Alzheimer… Que l’on se rassure, il n’y a ni naïveté, ni travestissement de la réalité dans le témoignage d’Arno Geiger. On sent au contraire pointer à chaque ligne une gravité et une mélancolie retenues. La maladie est bien cette chose terrible qui nous attend au tournant et vieillir est une phase de l’existence que l’écrivain autrichien se souhaite la plus brève possible. Toutefois, pour lucide qu’il soit, le regard que Geiger porte sur son père ainsi transformé par la maladie, dans l’attention qu’il déploie, invite à une certaine forme de décentrement. Passés pour le fils, les premiers temps du choc et de l’effarement, passée cette phase où la famille appelle le père à se ressaisir et s’efforce de le maintenir, autant qu’il est encore possible, dans les digues de notre monde, l’attention va devoir changer de nature. Le fils comprend qu’il lui faut en quelque sorte se laisser glisser dans le monde nouveau et inquiétant qui se tisse autour de son père pour pouvoir réellement être source d’attention et de tendresse envers lui et pouvoir également l’appréhender à sa juste mesure, à la hauteur nouvelle de ses joies, de ses souffrances, de ses hauts et de ses bas.

«Comme mon père n’a plus accès à mon univers, je dois jeter un pont vers le sien. Là-bas, dans les frontières de ses dispositions mentales, par-delà notre société tendue tout entière vers le pragmatisme et l’efficacité, il est encore un homme considérable, et si, selon les normes communes, il n’est pas toujours tout à fait raisonnable, il n’en demeure pas moins brillant.»

Autant dire que si la forme particulière de «démence» dont se trouve affecté le père du narrateur est avant tout douleur (celle de se sentir glisser, de perdre ses repères) une certaine forme de bonheur fragile est encore possible à l’intérieur des nouvelles frontières qu’elle dessine. Les proches, et plus particulièrement ici le fils, doivent eux aussi apprendre. Apprendre à exercer leur attention autrement, à passer de l’autre côté du miroir pour déceler, loin de nos références habituelles, où se logent à présent le manque, la souffrance mais aussi le plaisir et la quiétude – toujours et encore possibles, mais sur un autre registre. On peut lire Le vieux roi en son exil comme le récit d’une immersion dans la maladie, du décrochage d’une existence. Mais il est aussi, pour le fils qui accompagne son père dans ce voyage sans filet, le récit d’une initiation. Il s’agit d’apprivoiser la différence, d’apprendre à parler avec ses mots, d’apprendre à ressentir autrement. Apprendre qu’aimer, c’est écouter et présager.

Dans son livre, Arno Geiger mêle le présent au passé ou plutôt suit une double chronologie. On trouve une ligne biographique qui correspond au temps d’avant la maladie, ligne à laquelle vient se greffer cette autre voie, qui commence au début des années quatre-vingt-dix, au moment du basculement. De courts dialogues entre le père et le fils, mis en exergue par l’italique, sont également enchâssés entre chaque partie du récit et lui prêtent une respiration et une musicalité étonnantes. Ces fragments isolés apparaissent d’abord comme des extraits de témoignage bruts et décontextualisés, des sortes d’archives insérées dans le récit. Mais on s’aperçoit rapidement qu’ils sont bien plus que cela. S’ils témoignent, ce n’est finalement pas tant des propos mal ajustés du père, de ses flottements, que de la nouvelle relation père-fils qui se construit incidemment à l’occasion de cette dérive et du nouvel univers qui se tisse ainsi autour d’eux.

« Comment vas-tu papa ?
Ma foi, je dois dire que je vais bien. Entre guillemets toutefois, car je ne suis pas à même d’en juger.
Que penses-tu du temps qui passe ?
Du temps qui passe ? Qu’il passe vite ou lentement, voilà qui m’est égal. Je ne suis pas exigeant sur ces matières. »

On a parfois l’impression de flotter entre Kafka et Beckett, comme si cette expérience de la dépossession amenait le père, et le fils à sa suite, vers une réinvestigation différente du monde. Le vieil homme, issu d'un milieu paysan marqué par le pragmatisme le plus âpre, l’austérité et la radinerie, a vécu toute sa vie selon des principes immuables dans lesquels, depuis longtemps, son fils adulte avait bien du mal à se retrouver. La maladie le transforme soudain, selon la touchante et très juste expression de Geiger, en «personnage de fiction». Et cette fiction devenue réalité offre paradoxalement une seconde chance aux deux hommes… Cet accident de parcours génère ainsi un terreau nouveau sur lequel va se développer une relation inédite entre le père et le fils. Une relation tâtonnante, où il faut sans cesse déjouer la peur, la tristesse, et marcher à l’écart des faux pas. Mais une relation qui fait table-rase des anciennes catégories construites par l’histoire familiale et les confrontations de valeur. Le père et le fils se replacent sur la case départ pour se rendre ailleurs ensemble…

Pourtant les liens avec le passé ne sont pas rompus et ressurgissent parfois de manière souterraine. L’histoire plus ancienne du père a été marquée par un blanc, une blessure secrète. En  février 1945, il avait été envoyé sur le front de l’Est. La débâcle lui avait donné bientôt l’occasion de s’enfuir mais il fut capturé par les Russes et vécut une éprouvante captivité durant un mois avant d’être libéré et de regagner son village au cours d’un voyage de plusieurs semaines plus éprouvant encore. A dater du jour de ce retour, il n’aura plus jamais quitté son village, pas même pour les vacances, infligeant longtemps à sa femme et ses enfants une sorte de réclusion dans les frontières restreintes de son microcosme natal. Geiger interprète bien sûr ce repli sur le cosy home (au demeurant assez peu cosy) comme une conséquence traumatique de cet épisode. Le refuge c’est chez soi, toute aventure hors de cet espace-là ne peut être vécue que comme une menace, un danger. Or, au début de sa maladie, le père ne se «retrouve» plus dans ses murs. Il fugue de chez lui pour rejoindre sa maison, pressentie ailleurs. Le raccord à sa petite patrie s’est dissout. Et Arno Geiger mesure, au vu des précisions antérieures, toute l’ampleur de son désarroi. Il n’est pas plus fructueux de tenter de le rassurer que de chercher à le ramener à la raison. L’évidence a disparu, le fil s’est cassé. Se trouver chez soi passe d’abord par un sentiment qui lui fait défaut. Cet exil intérieur n’est pas sans lien avec l’étrangeté que revêt soudain, du fait de la maladie, son environnement proche, le cercle de ceux qui furent «les siens», et de sa propre langue qui lui est, par bien des aspects, devenue elle-même étrangère.

«Là où l’on est chez soi vivent des gens qui vous sont familiers et parlent une langue compréhensible. Ce qu’écrivit Ovide dans son exil – que le pays est là où l’on comprend ta langue – s’appliquait à mon père dans un sens non moins existentiel. Comme ses tentatives de suivre des conversations échouaient de plus en plus souvent, et qu’il ne parvenait pas davantage désormais à déchiffrer les visages, il se sentait comme en exil.»

La possibilité de se sentir soi-même passe par un langage partagé, or la langue du père (ou plus encore celle de ses interlocuteurs, puisque tout est ici question de point de vue…) se trouve désamarrée de l’horizon signifiant auquel elle était jusqu’alors raccordée. Et une bonne partie des efforts du fils vont consister à entrer à pas feutrés dans cette langue qu’invente le père, à renouer un dialogue à la fois fort et fragile à travers lequel l’exilé reconnaîtra sa propre parole. Le travail du fils se trouve ici paradoxalement préparé par celui de l’écrivain, ou à tout le moins d’un homme particulièrement attentif à ce que peuvent les mots, pour le meilleur ou pour le pire. Il va lui falloir s’exercer à reconnaître, à travers les lapsus et les torsions verbales du père (d’une inventivité étonnante que Geiger lui envie parfois) où se jouent et se déjouent le sens, la peur, les attentes.

On est touché par la drôlerie délicate de certains passages ; par ces échanges éthérés, naïfs ou au ton un rien surréaliste au fil desquels les deux hommes reconstruisent ensemble un espace de communication, un espace où l’amour peut encore s’inventer un visage.

Le fils n’est plus le fils… Le vieil homme le prend souvent pour Paul, son frère défunt. «Cela m’était égal, constate Arno Geiger, on restait en famille.». Les identités s’embrument, se dissolvent, tout comme la frontière entre les morts et les vivants. «Mais quelle importance cela a-t-il vraiment ?», semble souvent se demander l’auteur. Tant que la tendresse est encore possible… Une tendresse qui passe souvent par presque rien, comme une main prise, une lumière de paix qui passe dans les yeux du vieillard, ou cet aveu magnifique qu’il fait un jour à cet étranger qui lui est redevenu plus proche qu’il ne le fut en tant que fils : 

«tu es mon meilleur ami.»

Au-delà de sa dimension tragique, il y a pour l’écrivain autrichien quelque chose comme une leçon à tirer de la maladie d’Alzheimer, pour ceux qui la vivent d’en face mais s’efforcent de la regarder les yeux ouverts.

«La maladie d’Alzheimer est une maladie qui, comme tout ce qui a quelque importance, nous en dit long sur autre chose qu’elle-même. Les spécificités humaines et les situations sociales s’y reflètent dans un verre grossissant. Pour nous tous le monde est destabilisant, et, à regarder les choses objectivement, la différence entre une personne bien portante et un malade réside surtout dans la capacité plus ou moins grande à dissimuler ce trouble en surface. Au-dessous le chaos fait rage.»

Mais au creux de ce savoir partagé, qui se manifeste de manière variable selon le côté du miroir où l’on se trouve, il y a encore autre chose à retenir du Vieux roi en son exil. Si le terme d’optimisme serait inapproprié, il y a toutefois quelque chose de lumineux dans le texte d’Arno Geiger. On y découvre que se mettre à « la portée » de l’autre revient plus souvent à s’élever qu’à s’abaisser. Peut-être ne faut-il d’ailleurs prendre ce mot que dans sa dimension musicale : se mettre à «la portée» de ceux que nous aimons, c’est faire l’effort de continuer à déchiffrer leurs notes et leurs silences ; d’entendre encore, envers et contre tout, la musique qu’ils jouent.










Arno Geiger, Le vieux roi en son exil. Gallimard. 2012. Traduit de l’allemand par Olivier Le Lay.


samedi 9 novembre 2013

> Réponse à toutes

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A une époque où tant de questions demeurent sans réponse, voici un livre qui devrait avoir la vertu de nous reposer. Un ouvrage, enfin, constitué exclusivement de réponses sans question… L’endiguement des renseignements est sorti en 2012 du cabinet de curiosités de Fabienne Yvert, qui a joué ici les passeuses de bon ton. Il faut souligner que le plaisir que procure la lecture de cet étrange petit opus doit aussi beaucoup à la composition élégante et inspirée des Editions Attila.

De quoi s’agit-il ? D’un florilège signé Emmeline Raymond, une contemporaine de Flaubert dont plus personne sans doute ne se souvient. Feuilletoniste et auteure de manuels de savoir-vivre (concept passé de mode mais fort prisé alors…), cette alerte chroniqueuse dirigea pendant plus de 40 ans (de 1860 à 1902) la revue La Mode Illustrée, que la quatrième de couverture présente comme «rien moins que l’ancêtre de tous les périodiques féminins».

Il se trouve que dans cette revue, une rubrique «Renseignements» lui permettait de répondre aux questions formulées par les abonnées. Mais ladite rubrique dut subir un traitement spécifique en raison du flot de questions toujours croissant qui parvenait à la rédactrice. Emmeline décida en effet de rationaliser l’espace dont elle disposait en délivrant des réponses lapidaires et précises à ces nombreuses questions, sans jamais les reformuler. Chaque réponse était seulement précédée du numéro de l’abonnée et de sa région, afin de permettre à chacune de retrouver la précieuse information. Fabienne Yvert, séduite aussi bien par l’air d’un autre temps qui se dégageait de ces petits textes ciselés que par leur résonance involontaire avec la modernité (comme elle le souligne dans sa préface), a écrémé la rubrique sur l’ensemble des numéros de 1870 à 1879. Nous voici donc en présence de quelques milliers de réponses courtes, accumulées sur neuf ans. Réponses savoureuses, désopilantes, anecdotiques ou surréalistes… qui titillent notre envie d’imaginer ou réinventer les questions qui les ont provoquées et dont nous sommes privés. On patine entre observatoire des mœurs bourgeoises du XIXème siècle et exercice oulipien. Une surprenante recette qui réjouira plus d’un palais…




Bienvenu dans l’empire des signes. Dans un monde où le bon goût est toujours affaire de position sociale et où chaque geste, chaque parole, chaque objet ne se conçoivent que comme les fragments de miroir d’une société savamment organisée (ou qui rêverait de l’être). Nous sommes dans le dernier tiers de ce siècle que Flaubert assimila à la quintessence de la bêtise bourgeoise et où tout voudrait faire sens, jusqu’à l’absurde. Certes, me dira-t-on, la mode et ses dérivés tissent encore aujourd’hui constamment sous nos yeux tout un système de valeurs relayé de haute main par des médias autrement plus prégnants et agressifs qu’il y a 250 ans… Mais les ravages se jouent ailleurs et autrement. On pourrait d’ailleurs être surpris, en consultant l’Endiguement des renseignements, par la quasi absence de noms propres. Le culte de la  « marque » telle qu’on la conçoit (et subit) aujourd’hui n’existait pas encore et la starification globalisée non plus… La distinction ne semble pas tant passer par ce que l’on possède (même s’il est de bon goût d’être à jour dans ses panoplies diverses et variées) que par l’usage approprié que l’on en fait. On est encore loin de ce consumérisme quantitatif que Perec illustrera déjà dans Les choses au milieu des années 60… Et plus loin encore de la fièvre de Patrick Bateman, le serial killer d’ American Psycho (1991), qui s’entoure à l’infini d’objets et de vêtements dont il décline le label et le prix… L’appel du vide a encore du chemin devant lui.

On voit pourtant se déployer devant nous, à travers les réponses d’Emmeline Raymond à ses abonnées, un univers dans lequel chaque détail est sursignifiant et où chacun évolue comme un funambule au-dessus des précipices de la malséance. La question qui taraude tout le monde est presque métaphysique : être ou ne pas être… à sa place. Et être à sa place consiste à savoir afficher, manipuler, assortir toutes les pièces contenues dans un immense vraquier qu’il faut pouvoir organiser et où rien ne doit être laissé au hasard : serviettes à écrevisse, boutons, guêtres, robes de chambre, fleurs artificielles, plafonds de papier, glaces incrustées, baldaquins, calottes brodées, rideaux de lit… La liste est non exhaustive et l’on a l’impression que les lectrices de la Mode Illustrée se déplacent sur leurs bibelots comme sur la lame d’un rasoir. Les réponses d’Emmeline Raymond nous laissent souvent entrevoir les détails sur lesquels ses abonnées ont réussi à échauffer leurs méninges :

«On ne s’occupe jamais d’assortir les dessous de lampe».

Pour futiles qu’elles soient, ses préoccupations nous en disent également beaucoup sur la condition féminine dans les milieux bourgeois du XIXème siècle. On pense aux rêves ravalés d’Emma Bovary et de Jeanne dans Une vie de Maupassant ; aux lendemains qui déchantent dans la Femme de trente ans de Balzac. Adieu passions brûlantes et échappées belles, bonjour voilettes et descentes de lit… Car si l’on sourit plus d’une fois devant la mièvrerie obsolète de ce que l’on décrypte, cette inquiétude généralisée et cette quête ahurissante du juste code ont aussi quelque chose de troublant. On devine des jeunes filles, des épouses et des mères restreintes à leur seule apparence, appréciées à l’aune de leurs seules capacités à être les maîtresses de maison ou les potiches parfaites qu’on leur demande d’être. Et malgré le léger persiflage que l’on perçoit dans certaines réponses de la rédactrice, on reste parfois bouche bée devant la question posée…

«N°190,641 – Aveyron. Rien ne s’oppose à ce que l’on s’appuie au dossier d’un siège. S’il en était autrement, il n’y aurait pas de sièges à dossier, mais seulement des tabourets.»

Mais la bienséance déborde le seul domaine strictement domestique et investit souvent la morale familiale et conjugale… Si l’on apprend ainsi qu’ «à trente ans, une demoiselle met pour se marier exactement la toilette qu’elle aurait mise dix ans plus tôt» on se souviendra par contre que «ce sont toujours les parents d’une veuve qui font part de son mariage.». Toutefois, en matière de conjugalité, tout n’est pas encore quantifiable et Emmeline Raymond met parfois un frein salutaire au goût frénétique de certaines de ses lectrices pour les équilibres harmonieux :

«N°102,567, Algérie. Jusqu’ici on n’a pas encore mesuré au mètre la taille du mari que l’on doit choisir ; tel mari n’est pas très grand, qui même est plus petit que sa femme, peut avoir plus de qualités et d’intelligence qu’un géant. Tout dépend d’ailleurs des goûts, la mode n’intervenant pas dans la taille des maris comme dans celle des volants.»

Mais ce besoin d’être guidées que ressentent les lectrices prend parfois des virages (et l’on peut alors tout supposer) dans lesquels la grande prêtresse de la Mode Illustrée se refuse très professionnellement à les accompagner.

«N°63,502 – Loire Inférieure. Il ne m’est pas possible de diriger la conscience de notre abonnée.»



On le voit bien, l’histoire d’une société  ne se lit parfois jamais mieux que par la bande. Et quoique tronquées de leurs questions, ses courtes réponses nous fournissent à chaque ligne des éclairages plus riches que bien des essais historiques. On pourra toutefois faire aussi abstraction de cette dimension et apprécier les fragments d’Emmeline Raymond pour leur saveur intrinsèque. On goûtera souvent avec une certaine jubilation à la sottise déconcertante des questions que trahissent les réponses. Et Fabienne Yvert a bien vu tout ce qui, dans les Renseignements, pouvait faire écho au Dictionnaire des idées reçues

«N°21,888 – Drôme. Je n’ai jamais ouï parler de l’influence des boucles d’oreille sur le sens de la vue.»

Ou encore…

«N°98,578 – Nièvre. Quand on veut avoir dans son jardin des pommes et des poires, on y cultive des pommiers, et puis aussi des poiriers»

Au-delà de certains effets caustiques, c’est aussi pour leur ambivalence ou leur caractère franchement énigmatique que ces « renseignements endigués » pourront nous séduire. Car si la question est parfois contenue dans la réponse, on est le plus souvent appelé à  supputer dru… 

«N°11,716 – Côte d’Or. Rien ne s’oppose aux encoignures »

« N°166,882- Italie. Oui pour le nom. Il n’y a pas de règle au sujet de la main. »

«N° 11,714, Seine-et-Marne. Je pense qu’elle est vivante »

Et l’on assiste parfois à de laconiques et réjouissantes étincelles...

«N° 220,062, Corse. S’asseoir»

Et Emmeline, dans tout cela ?
Eh bien notre informatrice nationale joue à merveille son rôle de Pythie des bonnes manières. Mais pas seulement. Et c’est justement ce qui nous la rend sympathique. Elle oscille constamment entre la loi et le trou d’air, la norme et la licence. Elle s’inscrit bien sûr dans la doxa bourgeoise de son lectorat mais elle sait également introduire du « jeu ». Elle apporte parfois des réponses tranchantes et sans appel :

«On ne porte pas de diamant le jour ; merci.»

Mais, comme on l’a vu, elle sait aussi rappeler au bon sens un public aux interrogations débridées…

«C’est la dimension du lit qui détermine celle de la couverture.»

Plus délicieux encore :
«Rien ne fait grandir les cheveux, sinon le temps.»

Elle est aussi capable d’un certain décalage. Et dans son style ciselé, précis et discrètement ironique, on la sent plus souvent du côté de Flaubert que de Bouvard et Pécuchet… On a aussi plus d’une fois l’impression qu’elle cherche à rassurer ; qu’elle apporte une certaine respiration à un petit univers en quête de repères, qui rêve de frontières étriquées et de modes opératoires immuables…

Le monde, Dieu merci, croit-on l’entendre parfois soupirer, n’est pas exclusivement un cadavre à disséquer ou un grimoire à déchiffrer. Il reste une petite place pour le style… 

«Le
doigter n’a pas de règle absolue ; il est relatif,  on peut même dire qu’il est très personnel






Fabienne Yvert, L'endiguement des renseignements. Editions Attila. 2012.


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