lundi 31 mai 2010

> Nouvelles complètes - Vladimir Nabokov





Nabokov est revenu en force dans les librairies ces dernières semaines avec trois parutions successives : Littératures (Bouquins Laffont), somme des cours et conférences qu’il dispensa dans différentes universités américaines de 1941 à 1958 ; Nouvelles complètes (Quarto Gallimard), qui rassemble chronologiquement l’ensemble de ses nouvelles, écrites en russe puis en anglais, entre 1921 et 1958 - la plupart de ces nouvelles avaient déjà été publiées en français dans différents recueils, seules deux d’entre elles étant inédites ; enfin, L’original de Laura (Gallimard), esquisse du dernier roman de l'auteur, fruit d’un travail inauguré en 1975 et demeuré inachevé à sa mort deux ans plus tard.

Ces publications ont été abondamment relayées par une critique enthousiaste. Si aucun de ces ouvrages n’a pourtant plafonné au top des ventes, reste qu’il y a là matière à régaler les aficionados et de quoi permettre aux lecteurs moins coutumiers de Nabokov d’entrer dans l’arène d’un des plus grands écrivains du vingtième siècle.

Pour ceux que rebuterait une immersion trop abrupte dans les mille deux cent quarante-huit pages de cours qu’un grand nom de la littérature consacra à d’autres grands noms de la littérature (fût-ce parfois pour les tailler en pièces), je recommande vivement un passage par la case Bartleby. Indéfectible passeur de (bons) livres, il nous propose sur le site Fric Frac Club, une synthèse limpide de ces cours, qui donnera à plus d’un lecteur envie d’aller y voir de plus près.

Pour ceux que L’original de Laura laisserait un peu sur leur faim, (le caractère inachevé et souvent ébauché de ce roman intéressera plus immédiatement les spécialistes ou les amoureux de Nabokov), reste la possibilité d’un détour éventuellement incitatif par la case polémique : fallait-il… fallait-il pas… publier ce texte ?

Quant à l’enthousiasme unanime qu’a suscité les Nouvelles, il pourrait presque paraître suspect. On ne trouvera nulle part mention d’un passage suranné, d’une position discutable, d’une vague lourdeur de style. Il n'y aurait rien à redire d’un écrivain qui avance pourtant, dès qu’il s’exprime sur la littérature, dans des souliers de géant et armé d’un couteau qui pourrait à tout moment se retourner contre lui : « un grand écrivain n’est jamais simple », « seul un grand lecteur peut lire un grand écrivain » sont quelques uns des axiomes développés dans ses cours. Quant à savoir quels livres lui semblaient essentiels, Nabokov affirmait volontiers qu’ils étaient de deux sortes : ceux qu’il avait écrits lui-même et ceux qu’il aurait voulu écrire…

Il suffit pourtant d’entrer dans chacune de ces soixante-quatre nouvelles, de se laisser porter par elles, pour se rallier à cette appréciation partagée. On y (re)découvre à chaque page une prose maîtrisée et pourtant sensible, la démonstration de ce «pouvoir incantatoire de la littérature» (pour reprendre une expression de Bernardo Carvalho) dans lequel Nabokov avait placé toute sa foi.




Dans un récent article du "Monde des livres", Nils C. Ahl, commentant le dernier recueil de nouvelles de Georges-Olivier Châteaureynaud (Le Corps de l'autre, chez Grasset), reprend une réflexion de cet auteur pour marquer la différence fondamentale qui distinguerait la nouvelle du roman :

« Ecrire une nouvelle, c’est "refuser d’écrire ce qu’il y a autour d’elle", se contraindre à la  "parcimonie", au "nécessaire". Un idéal de perfection sèche que rejette le roman : "Il utilise tout ce qui l’entoure." »

Principe souvent vérifiable qui fonctionne pourtant très mal chez celui que nous pouvons aujourd’hui considérer comme l’un des grands maîtres du genre.

Les nouvelles de Nabokov, qui parsèment son parcours littéraire sur près de quarante ans, semblent d’abord se nourrir justement de «ce qu’il y a autour d’elles». L’obsession de la chute, du point final qui laisserait le lecteur coi et vers lequel devrait se concentrer toute l’énergie du récit n’alimentent pas le moteur de l’écriture nabokovienne. Ces histoires, qu’elles tiennent en moins de quatre pages (L’orage, Le rasoir, …) ou en une trentaine (Ultima Thulé, Solus Rex, …) prennent toujours dans leurs filets une réalité qui excède le seul souci de conduire un récit du début à son terme, d’orchestrer la mise en scène d’une fin. On peut même affirmer que l’intrigue - lorsque intrigue il y a, ou tout simplement l’objet de la narration, est souvent secondaire, voire d’un intérêt relatif, si l’on fait abstraction de la prose qui les porte. On sait que l’auteur de Lolita défendait dans ses cours l’idée selon laquelle une grande œuvre se reconnaît d’abord au «divin détail», qu’il exécrait la littérature d’idée, considérant Dolstoïevski comme un lourdaud incapable d'habiller ses personnages et Sartre comme un journaliste (termes à peu près équivalents à ses yeux), et pouvait consacrer des heures entières à évoquer l’utilisation des guillemets chez Flaubert ou rapporter la force d’une scène centrale d’Anna Karénine à la description d’un wagon du train de nuit Moscou-Saint-Petersbourg. Principe de base qu’il ne manque pas d’appliquer à ses propres écrits, et qui reste une exigence constante dans ses nouvelles.

Autour des objets ou des personnages, s’agrègent des descriptions rapides et justes, qui donnent souvent de la puissance à leurs contours :

« Les toits scintillaient sous la lune, angles argentés, coupés en oblique par des crevasses noires» (Détails d’un coucher de soleil)

« Sur la nuque, au-dessus de la ligne blanche de ce col, ses cheveux se terminaient par une drôle de petite mèche de garçonnet qui avaient échappé aux ciseaux du coiffeur » (Détails d’un coucher de soleil)

« Un jeune homme blond, dégingandé, en costume tyrolien, se détacha immédiatement. Il était brûlé de coups de soleil et rouge comme un coq, avait d’énormes genoux couleur brique hérissés de poils dorés et son nez paraissait laqué. » (Lac, nuage, château)

« Se retournant sur le côté droit, le roi émergea du sommeil. Un poing massif et blanc vint soutenir la joue sur laquelle le blason brodé de la taie d’oreiller avait imprimé un échiquier » (Solus Rex)

Ces détails sont rarement de simples accessoires, de purs exercices de style. Car c’est souvent la description d’un geste, d’une posture, qui porte la tonalité du récit ou nous donne les clés d’un personnage.

Ainsi le tableau sarcastique du colonel dans La vénitienne, passe par une observation de partie de golf ou de cricket :

« A en juger par les coups empotés et secs du colonel, par l’expression tendue de son visage charnu qui, semblait-il, venait de cracher cette moustache grise et lourde formant un tas au-dessus de la lèvre ; à en juger par son col de chemise qu’il ne dégrafait pas malgré la chaleur et par les balles qu’il ne renvoyait pas après avoir planté l’un contre l’autre les poteaux blancs de ses jambes, on pouvait en conclure, premièrement, qu’il n’avait jamais bien joué et que, deuxièmement, il était un homme posé, suranné, obtus, parfois sujet à des bouffées pétillantes de colère […] ».

C’est aussi par son sens de la description et par l’attention qu’il porte aux menus détails que Nabokov parvient à imprégner certains de ses récits d’une nostalgie en demi-teinte qui échappe aux images trop convenues.

« Plus loin, dans le petit atelier, ça sentait bon la colle à bois, les copeaux de pin. Pal Palytch, en bras de chemise, grassouillet, en sueur, la jambe gauche en avant, rabotait avec gourmandise le bois blanc qui gémissait. Dans un rai de poussière, sa calvitie moite oscillait d’avant en arrière. Par terre, sous l’établi, telles des boucles légères, des copeaux se tortillaient. » (Bruits)

Au-delà ce soin permanent apporté au détail, et d’une écriture constamment maîtrisée, les soixante-quatre nouvelles de Nabokov s’attachent à des thématiques, des constructions narratives et des genres souvent variés. Souvenir de jeunesse, récit amoureux, histoire fantastique, pamphlet politique, conte merveilleux, énigme philosophique, sont quelques unes des catégories assez distinctes qu’il faut évoquer pour espérer couvrir toute la gamme de ces récits. Des personnages merveilleux proches de l’univers du conte (Le Lutin, L’Elfe-Patate, Le Dragon), un mari trompé ciselant sa vengeance comme une œuvre d’art (La vengeance), des personnages mythiques ou bibliques (L’orage, Le mot), historiques (L’extermination des tyrans, Lance), des femmes aimées et perdues (Ultima Thulé, Natacha, Premier amour)… sont autant de figures dépareillées qui traversent ses nouvelles.

Nabokov parvient pourtant souvent à imbriquer des références et des registres apparemment éloignés au sein d’un même récit. Réalisme et merveilleux, humour et tragique font souvent bon ménage dans certaines de ces nouvelles. Le monstre bafoué du Dragon évoque tout autant les dérives de la société de consommation que le monde imaginaire du conte. Dans Ultima Thulé on assiste à un double récit, centré à la fois sur le deuil impossible du narrateur pour sa femme défunte et sur la recherche du mystère que détiendrait Falter, personnage qui a sombré dans la folie. Dans L’orage (l’une des plus belles nouvelles du recueil à mon goût), Nabokov met en scène le prophète Elie dans le cadre d’abord anecdotique d’une nuit d’orage berlinoise. Le char légendaire traverse la nuit bleue et orageuse de Berlin lorsqu’une roue se détache de l’attelage. Le prophète part alors à la recherche de la roue dans le jardin du narrateur, observateur de la scène. Ainsi planté au sol il apparaît comme « un vieillard maigre, aux épaules tombantes, enveloppé d’un peignoir tout trempé » et demande à ce pauvre mortel de circonstance, le prenant pour son serviteur Elisée, de l’aider à retrouver la précieuse pièce. Le narrateur n’apercevant rien d’autre lui tend un vieux cercle rouillé, reste probable d’une voiture d’enfant oublié au fond du jardin. Le soleil pointe et le prophète retrouve sa superbe : « Les rayons du soleil transpercèrent sa roue qui devint aussitôt énorme et dorée, et Elie lui-même semblait maintenant drapé de flammes […] »

Une journée commune peut commencer et le jeune narrateur achève ainsi son récit :

« Avec mes pantoufles trempées, je sortis dans la rue en courant, rattrapant le premier tramway encore tout endormi, et, ramenant les pans de ma robe de chambre élimée autour de moi, riant en moi-même dans ma course, je songeais que, dans quelques instants, je serais chez toi et te raconterais cet accident nocturne en plein ciel, et le vieux prophète en colère tombé dans ma cour. »



Certaines nouvelles sont aussi l’occasion de performances sarcastiques assez réussies, comme dans L’extermination des tyrans, où le narrateur nous campe l'avatar de Staline avec une plume que lui aurait enviée Voltaire. On pense notamment à cette scène où une pauvre paysanne se voit conviée dans une immense chambre forte surprotégée afin de recevoir les honneurs du dictateur pour cet exploit retentissant : avoir réussi à faire pousser un navet de quarante kilos.

La cruauté est aussi savamment distillée, notamment dans Lac, nuage château où un employé d’origine russe gagne un voyage d’agrément qu’il est obligé d’effectuer avec des collègues rustres et stupides. Ceux-ci lui feront subir toutes sortes de brimades et l’empêcheront de réaliser ce à quoi il aspire le plus : s’installer dans la maison de ses rêves, qui lui est justement apparue au cours du voyage.

Pour autant Nabokov ne se prive pas de lyrisme, un lyrisme qui est toujours précis, jamais pontifiant et où l’on retrouve déjà, dans les nouvelles des années vingt, un sensualisme qui annonce certaines pages de Lolita.

« Je regardai ton dos, les carreaux de soie de ton corsage. Quelque part en bas, probablement dans la cour, retentit une voix de femme : « Guerassime ! Hé ! Guérassime ! » Et soudain il devint si clair pour moi que le monde avait durant des siècles fleuri, fané, tourné, changé, à seule fin maintenant, à cet instant, de lier et fondre en un accord la voix qui avait retenti en bas, le mouvement de tes omoplates soyeuses, l’odeur des planches de pin. » (Bruits)

Pour ce qui est de la construction narrative, les différences sont également notables d’une nouvelle à l’autre. Conduites à la première ou à la deuxième personne, elles jouent fortement sur l’effet autofictionnel, voire le raccord autobiographique (comme dans Bruits, Natacha ou Premier amour, cette dernière nouvelle étant reprise presque à l’identique dans Autres rivages, l’autobiographie de Nabokov) ; mais c’est aussi souvent la troisième personne, plus classique, qui déroule le récit. Nabokov introduit pourtant fréquemment des distances avec ses personnages, n’hésitant pas à dévoiler soudain, au détour d'une histoire, la part d’arbitraire qui régit la construction de son récit : « Et puis après, malheureusement, elle s’en va de mon récit ». Mais ces parenthèses épousent toujours le rythme du récit, parviennent à s’y fondre.

Derrière ce foisonnement et cette variété, un double fil conducteur semble pourtant fédérer l’ensemble des nouvelles de Nabokov.

C’est tout d’abord la nostalgie radicale du pays perdu, jamais pesante mais presque toujours omniprésente, qui constitue un axe central de ces récits. On sait que Nabokov, fuyant une situation politique hostile à son milieu social, quitte pour toujours la Russie à l’âge de vingt ans, et que l’exil sera la grande affaire de sa vie. Il arrimera son existence à cinq pays successifs (L’Angleterre, l’Allemagne, la France, les Etats-Unis et la Suisse) et se partagera, en littérature, entre deux langues : le russe jusqu’en 1941 et l’anglais ensuite. Une conversion linguistique assez unique en littérature surtout lorsque l’on sait quel fut son degré d’exigence en matière d’écriture. Cette quête à rebours du pays perdu, ce fond de réminiscence russe reste un aiguilleur fort dans l’écriture des nouvelles. On ne compte plus les personnages d’exilés russes qui les peuplent (certains réapparaissant de l’une à l’autre), ces paysages, forêts, coins de rue, bords de rivière qui imprègnent les récits des premières années et ressurgissent aussi, plus discrets, dans les histoires plus tardives. Plusieurs nouvelles mettent également en scène des retours fictionnels vers le pays premier (La visite au Musée, Lac, nuage, château). D’autres récits prennent la forme de règlements de compte imaginaires (Ici on parle russe, L’extermination des tyrans)…

Second fil conducteur, qui n’est pas sans lien avec le premier : une croyance démesurée dans le pouvoir des mots. A la fin de L’extermination des tyrans, le narrateur parle de son récit comme d’ « une incantation qui doit permettre à tout homme d’exorciser sa servitude ». Tout se joue dès lors dans le pouvoir évocateur du langage, la force de la littérature : la capacité à faire revivre le passé, à ressusciter les morts, et à vivre ou revivre le monde « avec sa mœlle épinière » (zone où dans ses cours, Nabokov situe le centre de la perception littéraire ). Les grands bonheurs comme les grands malheurs passent d’abord par les mots. Dans Ultima Thulé, le narrateur obsédé par le secret que détient le fou Falter, passe à côté du grand mystère pour une histoire de mots : « Deux ou trois mots, pas plus, mais où étincelait le halo de la vision absolue… Heureusement, vous n’y avez prêté aucune attention. »

Dans Le mot, l’une des deux nouvelles inédites du recueil, on voit à quel point les questions de l’appel à soi du pays perdu et de la force du langage semblent étroitement liées chez Nabokov. Le narrateur assiste au passage soudain d’une nuée d’anges lorsque l’un d’entre eux s’arrête dans sa course et s’approche de lui. L’homme cherche à lui parler, mais pas de n’importe quoi :

« Je voulais lui expliquer la beauté de mon pays et l’effroi de ses noires torpeurs, mais je ne trouvais pas les mots nécessaires ».

La parole de l’ange, puissante et magique, se fait finalement entendre :

« Après avoir enlacé un instant mes épaules de ses ailes gorge-de-pigeon, l’ange proféra un seul mot, et dans sa voix je reconnus toutes les voix que j’avais aimées et qui s’étaient tues. Le mot qu’il prononça était si beau que dans un soupir je fermai les yeux et baissai plus encore la tête. »

Mais là encore, le mot rédempteur, tout aussi impossible à retenir que l’ange, échappera finalement au narrateur.

« Je le criai en jouissant de chaque syllabe, je levai brusquement mes yeux dans les arcs-en-ciel radieux de mes larmes de bonheur.
  Mon Dieu ! L’aube hivernale verdit à la fenêtre, et je ne me souviens pas de ce que j’ai crié… »

Nouvelle presque programmatique qui annonce la quête d’un écrivain qui a tout misé sur ce que peut la littérature. Une littérature vécue de l’intérieur et qui, pour l’exilé que fut très tôt Nabokov, figurait sans doute au centre de «tout ce dont Dieu entoure si généreusement la solitude humaine » (Une lettre qui n’atteignit jamais la Russie)















Vladimir Nabokov, Nouvelles complètes. Quarto Gallimard, 2010.
Traduites de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier, Gérard-Henri Durand.
Traduites du russe par Bernard Kreise, Laure Troubetzkoy.

 
Images : Trottoir de Saint-Petersbourg (AFP) / Le prophète Elie (Abside de S.Apollinaire, Ravenne) / Battling Nabokov (ds Assouline, Rép. des livres)

mardi 25 mai 2010

> Jane Sautière : lieux et non lieux

















Jane Sautière est d’abord connue pour son premier texte, paru en 2004, Fragmentation d’un lieu commun. Un livre remarqué dans lequel, s’appuyant sur son travail d’éducatrice en milieu carcéral (métier qu’elle exerça pendant plus d'une vingtaine d’années) elle tentait de restituer des traces, des souvenirs, des images et des témoignages de l’univers pénitentiaire et de son périmètre. Ce texte n’était pourtant ni un essai sociologique, ni une somme de récits de vie, mais nous introduisait, à travers une écriture précise et tendue, toujours centrée sur le détail (impression, échange, scène vue ou entendue) dans un lieu institué et pourtant impensable : la prison. Ouvertement motivé par une volonté militante d’inscrire contre l’oubli, la parole, la souffrance, l’existence de ceux que le système pénitentiaire et les aléas de la vie avaient broyés, Fragmentation d’un lieu commun s’astreignait pourtant à un juste et difficile équilibre entre la posture objective du témoignage (l’énormité des faits et des situations parlant souvent d’elle-même), et celle, plus subjective, du souvenir vécu (la façon dont l’éducatrice se positionnait face à ses interlocuteurs, la place qu’elle parvenait ou non à occuper dans cet espace de violence). Un ouvrage inclassable, aussi sobre que dense et considéré par plusieurs critiques comme l’un des plus remarquables jamais écrits sur la prison (voir notamment ICI un article du Matricule des Anges). Le travail de Jane Sautière faisait écho à cet autre témoignage fragmentaire, Le bruit des trousseaux, un texte (paru chez Stock en 2002) que Philippe Claudel avait composé à la suite d’une année d’interventions en tant qu’enseignant en milieu carcéral. Deux livres à lire ou relire sans attendre.





Nullipare (le second texte de Jane Sautière, paru aux éditions Verticales en 2008), est un récit issu d’un travail de nature tout à fait différente mais pourtant soutenu par la même exigence d’écriture et encore fidèle à la forme du fragment. Le projet s'apparente à une exploration autobiographique de la non-maternité.

« Voilà, je voudrais interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir. »

La motivation première provient d’un incident stigmatisant. Jane Sautière se voit un jour, au cours d’un questionnaire médical, rangée dans la catégorie des « nullipares », nom scientifique donné aux femmes qui n’ont pas eu d’enfant (le même terme est employé en zoologie).

« Je m’entends désignée par mon nom, mon sexe, mon âge, et ma position dans l’ordre de la reproduction : "nullipare". Le mot me frappe, me blesse, me suit dans ma journée, comme les toutes petites coupures qu’on se fait avec une feuille de papier, qui saignent beaucoup, et qui nous gênent au-delà du vraisemblable. Je l’entends si fort aujourd’hui sans doute parce que tout est joué, et que cet état est devenu définitif. »

De cette désignation froide, technique, Jane Sautière va s’efforcer de faire le tour. Elle va chercher à se réapproprier cette «distorsion » sociale et biologique afin d’observer ce qui, en elle, dans son histoire, son quotidien, ses choix et ses réactions est traversé par cet état de fait. Il ne s’agit ici ni de comprendre, d’expliquer ou de justifier mais d’explorer en quoi son existence singulière a pu être également constituée par cette absence d'enfant, comment il a fallu composer avec. Si cette non-maternité est subie et non revendiquée (elle a voulu avoir des enfants et n’y est pas parvenue), Jane Sautière l’intègre comme un élément fondamental qu'il va falloir interroger au coeur de son épaisseur biographique sans jamais pourtant réduire celle-ci au «drame de ne pas avoir eu d’enfant ».

Aucune litanie pour l’enfant que l’on n’aura pas eu, aucun atermoiement, aucun psychologisme n’attend ici le lecteur. On assiste au contraire à un travail d’exploration, soucieux de justesse, de précision et d’autant plus bouleversant qu’il ne cherche justement jamais à émouvoir.

Ce récit est composé de trois parties qui, bien plus que des chapitres soigneusement organisés, constituent des sortes de cercles concentriques visant à cerner cet « espace vide » qu’il s’agit d’explorer. Il faut en effet souvent s’éloigner de cette question pour mieux y revenir. Parler depuis soi-même de cet «ahurissant mystère» appelle une distance impossible à tenir. D’où ce travail d’allers-retours entre soi et les autres, le professionnel et l’intime, l’histoire familiale et l’histoire individuelle.

Le récit s’ouvre par une exploration des lieux et territoires qui ont traversé l’existence de l’auteur : Téhéran (la terre « natale », terre de la langue d’amour apprise et partagée avec la nourrice iranienne et oubliée par la suite), Pnomh Penh, Beyrouth, La Garenne, Barbès, Lyon, la banlieue parisienne. Variation pérecquienne autour d’une géographie intime à partir de laquelle l’auteur esquisse les contours d’une existence faite de déplacements, de séparations, d’enracinements, de déracinements.

Jane Sautière cherche également à circonscrire son histoire dans le champ d’une histoire famililale, le plus souvent maternelle et marquée très tôt par la présence-absence des frères morts-nés avant sa propre naissance.

«Lorsque j’ai pu commencer de façon ordonnée à penser à ma mère, je savais déjà que les enfants pouvaient mourir en continuant d’ignorer comment ils venaient au monde.»

Si cette donnée pré-biographique exerce un poids non négligeable sur sa propre appréhension du monde, elle n’est jamais présentée comme la clé qui pourrait à elle seule expliquer rétroactivement le fait qu’elle n’a jamais donné la vie. La démarche n’est pas analytique (au sens thérapeutique du terme) mais exploratoire. Il n’y a pas une vérité à dévoiler ou mettre en scène, mais des vérités qui se font écho, s’éclairent, s’entremêlent dans le flux d’une existence singulière faite aussi de cette absence-là, l’absence d’enfant, que Jane Sautière cherche à faire parler en elle.


« A quoi bon chercher les pourquoi ? Ils ne disent rien, ils n’expliquent rien, on n’explique jamais une condition, un état, il y a la pesanteur d’être, ou la légèreté, quelque chose qui est donné, une histoire, une façon de la raconter, oui, rien d’autre que le récit que l’on fait avec les mots que l’on a, et le sang des bombyx comme adjuvant. »

Lorsque l’on est au cœur du cercle, tout près de ce « nullipare » dont Jane Sautière interroge et décline les différentes homophonies, l’écriture tente de capter ce qui fait sens autour de cette absence. Cela passe parfois par l’évocation de rêves brefs où surgissent l’absence d’enfant, l’infécondité ; ou encore par le souvenir d’événement où elle s’est trouvée soudain renvoyée à son statut de femme non-mère. C’est cette sucette rose que l’épicier asiatique de son quartier lui offre un jour de Fête des mères (« "bour les mamangs" me dit-il avec son accent»), qui la renvoie à l’incongruité de son état et qu’elle a conservé chez elle comme signe d’un statut usurpé, sans jamais osé la déballer. C’est cette collègue qui refuse un jour de retourner travailler en détention au motif qu'elle doit se protéger en tant que mère de famille. Réflexe qui résonne immédiatement ainsi :

« Je suis renvoyée au sentiment que je peux gaspiller ma vie, y compris dans la souffrance. Ce n’est bien sûr pas un privilège, ce n’est pas non plus une entrave. »

Et puis il y a ces phrases que ses amies élevant des enfants lui déversent pour lui signaler la chance qu’elle a, elle, de ne pas en avoir. La longue liste des tracas que déroulent pour une mère une « vie d’enfant », dont elle est épargnée et privée et que le récit condense dans un fragment essoufflant.

« Il est chaud, il est rouge, il pleure tout le temps, pourquoi il est resté toute la nuit à me sucer le sein, je suis soulagée de le déposer à la crèche, […] je le surveille tout le temps, j’ai l’impression d’être une matonne, il ne me supporte pas, tu as vu le prix des fringues, des chaussures, des vacances, on ne s’en sort plus, […] je me demande s’il ne boit pas, s’il ne sniffe pas, […], bon j’aurais bien aimé qu’il ait une vie plus facile, il me cache des trucs pas clairs, j’ai tout le temps peur qu’il aille en taule. »

C’est aussi, plus subtilement, ce surplus d’enfance qu’elle surprend parfois en elle et qu’elle ne peut s’empêcher de rapporter à l’enfant qu’elle n’aura pas fait naître.

« Oui, le deuil de ce qui n’a pas eu lieu, être mère, est un processus particulier.
Nullipare, part nulle. Je suis avec en moi l’enfant que je n’ai pas eu, une place vide et peuplée. Se tient en moi un enfant émouvant, patient, curieux, en exploration du monde, apeuré et audacieux. Un enfant qui n’est pas moi, qui n’est pas mon enfance.
"Je fais l’enfant". Ce n’est pas que je régresse, c’est le petit, la petite, qui déborde de moi et qui m’agit.
Il me ressemble terriblement, presque trop, mais ce n’est pas moi. Et ce n’est pas non plus un autre.
C’est l’enfant non fait, non advenu. »

Jane Sautière interroge également, à travers ce récit, le sens particulier que revêt son travail d’écriture. Elle le fait dans une double perspective.

D’abord, elle compare ce travail à celui de la gestation ou plus encore à l’attention perpétuelle que requiert les soins que l’on prodigue à un enfant. Mais que l’on ne s’y trompe pas, il n’y a aucune naïveté dans ce rapprochement, aucune compensation possible :

« Non, pas de substitution, un livre pour un enfant, à sa place. Je sens lorsque j’écris que ce qui se passe n’est pas "à la place de", il n’y a pas de monnaie d’échange ».

Il existe pourtant des points d’intersection qu’elle cherche à déceler, à mettre à jour. Elle évoque notamment cette étrange proximité qui la lie de manière distante et invisible à l’une de ces anciennes voisines s’occupant de son bébé durant la journée pendant qu’elle-même s’attelait à l’écriture de son livre. Il lui semble qu’elles partagent un confinement de même nature. Elle imagine parfois cette voisine «chercher une sortie, envier l’air du dehors» et parfois «très heureuse, entièrement prise par la disparition de soi.». Les deux femmes partagent les mêmes sons, le même environnement urbain, et attendent toutes les deux le retour de l’homme qui les arrachera à leur confinement, ce «quelque chose de très toxique et de très indispensable».

La seconde interrogation concerne le fait d’écrire sur ce qui n’a pas eu lieu, sur cette absence intime que tout son récit cherche à cerner sans jamais pouvoir le constituer en sujet d’écriture à part entière.

« Un livre sur ce qui s’est absenté, l’enfant non né, qui existe comme ce qui n’a pas eu lieu existe, car il y a une existence des choses qui n’ont pas eu lieu. Sans doute parce que ça pousse en nous comme le vivant pousse en nous.
La forme hasardeuse et absurde du vivant ».

A travers cette expérience, Jane Sautière découvre qu’elle écrit bien plus « avec » que « sur » l’absence d’enfant.

« C’est à la rigueur avec, avec le manque d’enfant, l’absence d’enfant, comme avec tout ce qui me constitue. »

C’est pourquoi le texte déborde son objectif premier. Certains passages abordent frontalement la question de la stérilité, évoquent ce mouvement vers la vie qui n’a pas franchi le seuil de la maternité, comme dans ce passage assez sombre :

« Manque d’une vision large, obscurcissement du sentier, qu’importe, j’ai voulu aller, tout comme les autres, vers le soleil et l’eau et l’endroit idéal où ma bouse nourrirait ma descendance. Simplement, il n’y avait pas de descendance.
Reste la bouse »

 Mais le récit décrit un mouvement plus ample qui reste affirmation de soi comme totalité insécable, affirmation d’une identité faite de l’absence d’enfant mais aussi de beaucoup plus que cela, d’autres peurs (la mort, le vieillissement) et d’autres forces (l’envie de vivre, d’écrire, de lutter). Un effort constant pour garder auprès de soi « ce qui est là, dans la vie, toujours dans la vie, sans s’en écarter, et je pense jusqu’à la fin ».

Nullipare est un texte d’une force rare qui nous rappelle que le récit autobiographique, lorsqu’il prend à ce point au sérieux le travail d’écriture (et l’on pense à certains textes du premier Charles Juliet, de Perec ou d’ Annie Ernaux) n’a pas à rougir de porter l’étiquette de littérature.


(Voir notamment, autour de ce livre, une présentation de Philippe Annocque dans Hublots, un très beau papier de Fabienne Swiatly sur Remue.net et quelques lectures du texte par l'auteur sur le site de Libération.)





 
 
 
 
 
Jane Sautière, Nullipare. Verticales, coll. phase deux. 2008
 
 
Images : Arbre au miroir (Tijani Smaoui) / Los Pinchos del Ciego

samedi 15 mai 2010

> Le quart d'heure catalan




















Un zèbre pris en chasse par une lionne éprouve l’insuffisance de chacun des conseils que lui a légué sa mère pour survivre dans la savane et découvre, au terme de sa fuite, la seule vérité qui puisse tenir lieu de principe en pareille circonstance.

Une enfant dont le bras s’est transformé en patte d’éléphant ressoude autour de cet incident monstrueux et inexplicable une famille quelque peu désagrégée.

Un naufragé sur le point de se noyer dans la mer baltique est recueilli à bord de la nef des fous, navire sur lequel on déporte en pleine mer vers une mort certaine les indésirables de la région en leur faisant croire à un grand voyage vers Jérusalem

Un éminent spécialiste intervient au cour d’un congrès de l’Internationale Socialiste pour révéler que les Martiens qui ont conduit leur révolution il y a déjà quelques millions d’années sont prêts à aider les humains dans cette tâche.

Un enfant entouré d’un père bourru et gifleur et d’une aïeule plusieurs fois centenaire nous raconte la lente métamorphose des Sélénites, être lunaires à la peau de girafe, employés aux travaux des champs dans son village.

Un esquimau sur le point d’être dévoré par un ours polaire, découvre que l’animal, si peu habitué à être pourchassé, prend la fuite lorsque l’on se jette sur lui.

Un homme hérite d’une armoire anthropophage qui fait disparaître les être qui s’y cachent ou que l’on y enferme pour les laisser reparaître des années plus tard.

Un puissant prince romain privé d’aïeuls fait exécuter des parricides afin d’utiliser leurs visages pour composer la galerie des masques funéraires de ses ancêtres imaginaires.

Un mari ayant assassiné sa femme se voit condamné à errer dans la jungle le cadavre de sa victime ligoté sur le dos.

Un homme se retrouve impliqué dans la mort accidentelle d’un enfant pakistanais en voulant justement éviter l’accident.

Un épouvantail neurasthénique et suicidaire dialogue avec un corbeau très intelligent qui sait compter jusqu’à sept, mais pas plus…

Un médiocre employé de compagnie d’assurance, amateur de plongée sous-marine, se voit avalé par une baleine, événement qui pourrait changer sa vie et lui apporter un sursaut de gloire.

Dans un empire sans fin où tous les peuples ont été détruit et conquis, le roi des rois propose un pacte aux représentants des deux dernières villes qui échappent encore à sa tutelle : seule sera épargnée celle qui lui offrira le plus beau cadeau…

Treize histoires fraîchement traduites chez Actes Sud, que l’écrivain Albert Sánchez Piñol nous sert d’une plume alerte et inspirée. Si dans son époustouflant Pandore au Congo, l'auteur catalan s’était montré maître dans la manipulation au long cours et la saga foisonnante, on le découvre ici, avec ces Treize mauvais quarts d'heure,  parfaitement à l’aise dans la forme courte.

Portées par un même souffle, ces treize nouvelles oscillent entre quelques genres différents et mêlent parfois des registres narratifs qui se recoupent rarement ailleurs. Tout ce qu’un zèbre doit savoir pour survivre dans la savane s’apparente à la réécriture d’un conte africain. Le style est soigné, le rythme et la construction du récit impeccables et la morale tranchante comme un rasoir. L’épouvantail qui aimait les oiseaux  fait plutôt songer à une fable allégorique. D’autres histoires font du détour par l’absurde ou l’étrange l’occasion d’une satire sociale et familiale. Dans Tout petit, toux de chien ; plus grand, patte d’éléphant, le point de départ est la métamorphose du bras d’un enfant :

« Quand j’arrivai chez mes parents, la moitié de mon bras droit, du bout des doigts jusqu’au coude, s’était déjà transformé en patte d’éléphant ».

Mais ce phénomène va surtout permettre aux membres de la famille de se retrouver et de se réconcilier dans la plus stricte indifférence à la souffrance vécue par le narrateur…

« - Mon Dieu, dit-elle, tant d’histoires pour ça ? Elle parlait comme si la patte était aussi gênante que ces bonbons au café au lait qui collent aux dents.
- Ma tante, alléguai-je comme si je devais me justifier, regarde mon bras et je n’ai plus de doigts.
- Tu es sûr qu’ils ne sont pas sous la couche de peau, demanda-t-elle ?
- Force, ils vont peut-être sortir, dit la fille de mon cousin.
- Oui, renchérit mon père. Pourquoi pas, essaie.
[…]A l’intérieur de mon poing, on entendait de petits bruits de chaussure qui marche sur du verre. Eh oui. J’eus l’impression qu’une couche invisible se brisait. Soudain, j’eus froid au bout des doigts.
- Ils sont sortis ! cria mon père. Tu les bouges !
J’avais les doigts gourds et un peu froids, mais c’étaient les miens. Ma mère et ma tante poussèrent de petits cris d’effroi et de joie, comme les femmes qui assistent à un match de football et voient le ballon frôler la cage. Les hommes, en revanche, se mirent à rire et, dans une réaction que je ne compris pas vraiment, ils applaudirent. »

Certains autres contes associent fantastique ou science fiction à des ressorts encore plus facétieux. Ainsi La solidarité venue des étoiles et  Dis-moi juste si tu m’aimes encore  fonctionnent quant à leur chute sur le principe de la blague. Des blagues qui d’une part ont le mérite d’être drôles mais surtout que Sánchez Piñol se réapproprie librement, ensemence d’idées nouvelles, étaye de détails réalistes, d’interrogations morales ou psychologiques.

Dis-moi juste si tu m’aimes encore nous brosse l’histoire d’un couple bourgeois un peu convenu dont la chambre à coucher et l’existence se trouvent encombrées d’une imposante armoire familiale reçue en héritage. Le mari découvre que cette armoire a l’étrange pouvoir d’avaler les vivants… C’est le sort qui attend son ex-future maîtresse, une prostituée cubaine désinvolte dont il tombe follement amoureux au premier regard et qu’il entraîne chez lui. La femme rentrant avant que l’adultère ne soit consommé, le mari cache la belle métisse dans l’armoire, où elle disparaît.




Il devra s’accommoder de ce phénomène mystérieux et de cet amour fulgurant mort dans l’œuf. Cette absence pourtant, nourri du vague espoir de la réapparition de la Cubaine, se dissémine dans une vie de couple plus ou moins maussade, faite de hauts et de bas, qui s’écoule sur près d’un demi-siècle. Arrière-goût d’une autre vie possible avortée avant que d’avoir été vécue, qui laisse parfois entrevoir de nouveaux élans que le vieil époux n’osera finalement jamais prendre.

« L’Etat légalisa le divorce et, à cette époque, Marta vit une lueur assassine dans les yeux d’Alfred. Les classiques ne l’intéressaient pas, lui si. Dans les Annales d’Horace, il avait lu que l’empereur Tibère, après une vie vertueuse, était devenu un satyre à soixante-dix ans. "Pourquoi ne pas l’envoyer promener puis aller chercher une pute à Cuba ?" pensa-t-il. Il faillit le faire. Mais ils achetèrent une télévision et cela sauva leur mariage. »

Avec le temps, le mari finit par ressentir une forme d’amour sur le tard pour son épouse de toujours, relisant ainsi son passé à l’aune de cette tendresse tardive

«Les jeunes ne le savent pas mais l’amour le plus tendre commence après cinquante ans de cohabitation. Par la porte ouverte du balcon, on entendit les hirondelles. "L’été arrive quand on entend la première", pensa Alfred. Il l’aimait. Oui, il aimait Marta. Il n’en avait jamais douté. A la différence près qu’il ne s’était jamais conformé aux limites de cet amour »

Mais c’est à ce moment que ressurgiront de l’armoire les fantômes du passé pour un dénouement que l’on peut objectivement qualifier d’irrésistible…

Qu’ils se nourrissent de fantastique, d’absurde, d’un détour par la fable antique, le conte populaire ou la bonne blague, les nouvelles de Sánchez Piñol nous conduisent toujours vers des problématiques qui nous sont familières : culpabilité et innocence, vicissitudes du couple, peur de l’autre, méandres de la communication familiale, soif de pouvoir ou de reconnaissance, peur de la mort… On retrouve ici ce talent de moraliste déjà à l’œuvre dans son premier roman La peau froide, récit d’un huis clos où deux hommes affrontaient sans répit d’horribles monstres aquatiques qui allaient peu à peu se révéler bien plus humains que prévu.

On relèvera dans ces textes diverses inspirations ou influences, de la poésie douce-amère des Chroniques martiennes de Bradbury, aux traits d’humour d’un Italo Calvino, en passant même par quelques échos kafakaïens dans N’achète jamais de churros le dimanche, seule histoire du recueil qui fasse l’économie du détour par le fantastique, le merveilleux ou le surnaturel.

Sánchez Piñol réinjecte également dans ces fictions des fonds de récits bibliques (Le livre de Jonas dans Entre ciel et Enfer), médiévaux (La nef des fous), ainsi que des fragments issus de son travail d’anthropologue (sa profession), comme dans La loi de la jungle.

Qu’ils se terminent par une morale ou un point d’orgue, un constat ou une interrogation, une chose est sûre : pour ce qui est du plaisir que l’on prend à les lire, ces Treize mauvais quarts d’heure portent bien mal leur titre.






 
 
 
 
 
 
 
 
Albert Sánchez Piñol, Treize mauvais quarts d'heure. Actes Sud, 2010. Contes traduits du catalan par Marianne Millon. 
 
 
Images : Plasmoniac Tour, l'Armoire magique / Albert Sánchez Piñol

samedi 8 mai 2010

> Danish Beauty















L’art de pleurer en chœur  est le premier roman traduit en français d' Erling Jepsen, auteur largement prisé dans son pays, le Danemark. Le narrateur, un enfant de onze ans, nous promène dans son petit monde sombre et grinçant, celui d’une famille d’épiciers du Jütland du Sud (soyons précis, du Sud-Ouest) à la fin des années soixante. Nous voici donc immergés dans une région rurale du Danemark dont quelques clics sur Internet apprendront à ceux qui n’y ont pas passé leurs dernières vacances qu’elle est peu fertile, inondable mais non dépourvue d'un certain romantisme. Que les cœurs durs se rassurent, ce dernier trait n’est pas le plus saillant du récit que nous soumettons ici à votre attention.


Notre petit Nicolas des basses terres a un père, une mère, un frère et une sœur. Jusque là tout va bien. Toute cette petite famille évolue dans la sphère de la Mission Intérieure, une association au service de l’Eglise évangélique luthérienne, fort vivace au Danemark et tout particulièrement dans le village où nous nous trouvons.

Le père est doué d’un talent apparemment hors du commun : celui d’improviser lors d’enterrements de proches et moins proches voisins, des éloges funèbres remarquables. Son fils le décrit volontiers comme un "magicien des mots" : il sait arracher des larmes et en toute occasion manie l’oraison avec brio. Le texte ne nous fournit toutefois aucun aperçu direct de ces performances (qui auraient pu donner matière à un exercice littéraire que n'a pas retenu Jepsen) et ne nous sont rapportées qu’à travers les commentaires ou les impressions du fils. La focalisation interne constitue une règle intransgressible et le roman, sur plus de trois cent pages, tient dans le seul regard de cet enfant-narrateur. Cette restriction est l'un des principaux ressort du récit.

Ces séances déclamatoires valent parfois au père une certaine notoriété dans le village, quelques menus cadeaux à la sortie des cimetières (cigares, chocolats) et ne sont pas sans effet sur le taux de fréquentation de l’épicerie familiale dont le chiffre d’affaire aléatoire est souvent l’occasion de fins de mois difficiles… Mais les occasions de « pleurer en chœur » se faisant parfois rares, l’enfant attentif à l'épanouissement paternel se met à attendre les enterrements avec un certain empressement, puis à les souhaiter. En poussant plus loin la logique, il ne lui manquerait plus qu’à les provoquer… Un pas que sa grande sœur Sanne finira par franchir à sa place.

La dite sœur, comme nous l’aurons appris dès le deuxième chapitre du roman, est régulièrement « invitée » à partager le canapé rouge du salon avec son père, autre rituel familial qui contribue à l’équilibre décidément coûteux du chef de famille en même temps qu’à la dégradation progressive de la santé de la jeune fille.

Erling Jepsen nous dévoile une famille (et derrière elle une communauté) apparemment lisse, pétrie de principes luthériens, recluse sur elle-même, et tout à fait pourrie de l’intérieur. La mère, autiste aux pulsions incestueuses de son mari, continue à jouer son rôle de bonne mère et de bonne épouse. Le père, médiocre, envieux, échoue sans cesse à s’élever dans l’échelle de la reconnaissance publique tout comme dans les affaires. Le frère, étudiant dans la grande ville voisine, prend bien un jour la défense de sa sœur en administrant une « fessée » au père au cours de l’une de ses visites, mais trouvera embarrassant d’accueillir sa fratrie lorsqu’elle viendra se réfugier chez lui. Sombre tableau que ne relève guère la communauté environnante. Le temps s’y écoule en querelles de voisinage, conflits d’intérêts mesquins ou recherche de boucs émissaires, comme ces « blousons noirs » à chapeaux de cow-boys et motos pétaradantes, inoffensifs et vaguement ridicules, auxquels on voudrait faire solennellement endosser les crimes probablement commis par la sœur du narrateur.

La force du roman réside d’abord dans le décalage permanent entre le ton détaché, souvent naïf du récit de l’enfant, qui ne saisit que par bribes le sens de ce qui l’entoure et les terribles réalités où nous plonge ce récit. Les jeux de l’enfance, l’élevage des lapins, la descente aux enfers de la sœur sont racontés avec la même candeur. Ce décalage produit un cocktail tragi-comique détonant.

Mais cette narration décalée qui amène le lecteur à en comprendre plus que le narrateur lui-même ne constitue pas le seul intérêt du roman. La perception que l’enfant a de son propre univers, derrière la naïveté du ton, est plus complexe qu’il n’y paraît. Il reste attaché à un univers familial, social et culturel qui, pour affligeant qu’il soit, n’en constitue pas moins sa seule référence et sa grille de lecture du monde. Il sent pourtant que cet univers se lézarde et il cherche à en colmater les brèches. Il entretient ainsi avec son père une relation à plusieurs facettes faite de complicité (autour des lapins, du jardinage, des éloges funèbres, …), d’une indulgence paradoxalement paternaliste (il se laisse volontiers corriger s’il sait que cela peut soulager papa...) mais aussi d’une certaine forme de lucidité, comme on peut le constater dans ce dialogue avec la mère...

« - […] Mais pourquoi est-il si important que papa fasse un bel éloge funèbre ?
 Je trouve la question idiote, mais maman n’est pas très futée, et je fais donc de mon mieux pour lui expliquer lentement et calmement.
"Si papa fait un beau discours à un enterrement, les gens l’apprécient, et quand les gens l’apprécient, il devient gentil et nous allons tous mieux.
- Les gens aiment ton père de toute façon, dit-elle.
- Ce n’est pas l’impression que j’ai, je réponds, et puis ça fait venir des clients à la boutique pour leurs commissions, et comme ça nous avons plus d’argent.
- Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ta tête, et dans celle de Sanne non plus. Notre bonheur et notre réussite ne dépendent pas du fait que les bonnes personnes meurent au bon moment.
- Ca dépend de quoi alors ? Je lui pose la question parce que j’aimerais vraiment connaître la réponse.
"Il faut juste que nous nous aimions très fort et que nous prenions soin les uns des autres.
- Mais c’est justement ce que nous ne faisons pas." »

L'enfant se réfugie également dans un monde imaginaire qu’il crée en se réappropriant librement les figures religieuses de son cadre familial. Admirant avec la même ferveur Tarzan et l’Archange Gabriel,  il en vient à s’inventer une icône sur mesure : Tabriel, un ange vêtu d’une culotte en peau de léopard qu’il investit du pouvoir d’exaucer tous ses vœux….

Une fugue l’arrachera brièvement à ce cocon empoisonné. Il décide en effet d’enlever sa sœur de l’hôpital psychiatrique où les parents ont fini par l'interner. On assiste alors à une épopée grotesque et tragique : l’enfant promène sa sœur éreintée par les électrochocs qu’elle a subis et le soudain sevrage d’antidépresseurs à bord d’une brouette. Il arpente ainsi les villages de sa région jusqu’à cette grande ville où vit le frère. Celui-ci les réexpédie à la case départ par le premier train.

A travers ce récit drôle et terrifiant, Erling Jepsen pose un regard corrosif sur un microcosme sclérosé par ses principes, ses frustrations et ses mensonges. Un petit coin de terre en vase clos peuplé d’"imbéciles heureux qui sont nés quelque part " et que ronge lentement le ver de la folie et du mal, un peu à l’image de cette taupe qui menace le parterre de tulipes en forme de drapeau danois que le père a planté dans le jardin.

« Dans notre jardin, il y a une plate-bande qui représente un drapeau danois. La plate-bande est composée de tulipes rouges avec une croix de tulipes blanches au milieu, et il faut se mettre un peu loin pour s’en rendre compte. Mais à distance, c’est vraiment joli. Tellement joli que les voisins viennent l’admirer.


Le problème c’est qu’il y a des années où mon père est obligé de réparer le motif à cause de la taupe. Elle a pris la mauvaise habitude de faire sa galerie sous la plate-bande, et de bousculer les oignons dans tous les sens, ce qui fait qu’à l’arrivée, on ne voit plus du tout un drapeau danois mais un désastre de rouge et de blanc ».

Mais les nuisibles sont matés à coups de bêche, certains se montrant toutefois plus résistants que d’autres…

« Il arrive qu’une taupe soit particulièrement coriace. Comme celle-ci. Et alors se livre un véritable combat entre l’homme et la bête, et l’issue finale peut prendre du temps. C’est pour notre drapeau que nous luttons.»

Voilà un esprit chevaleresque qui ne manquera pas d’émouvoir, par-delà les frontières du Jütland du Sud-Ouest et du Danemark, quelques autres promoteurs de l’identité nationale.














Erling Jepsen, L'art de pleurer en choeur. Sabine Wespieser Editeur, 2010. Traduit du danois par Caroline Berg


Images : L'archange Gabriel (Basilique SaintNazaire, Almouni blogzoom) / Erling Jepsen

samedi 1 mai 2010

> Si rien ne bouge - Hélène Gaudy


















Si rien ne bouge (titre repris d'une chanson de Noir Désir ) fait partie de ces livres qu’il faut lire au-delà d'un certain nombre de pages pour être pleinement payé en retour, et en l’occurrence, au prix fort. Dans Vues sur la mer, Hélène Gaudy nous donnait déjà un aperçu de son sens de la composition. Ce premier roman mettait en scène sept variations autour d’une même histoire (une rupture) rejouée avec les mêmes personnages, dans sept lieux différents. Tentative périlleuse, car déjà éprouvée en littérature et au cinéma, mais néanmoins réussie… Son second roman relève moins de l’exercice de style mais nous entraîne encore sur des sentiers qui surprennent plus d’une fois nos attentes. Si cette histoire est avant tout centrée sur l’adolescence, les catégories dans lesquelles on croit d’abord pouvoir la ranger manquent finalement de stabilité et certaines de nos grilles de lecture s’avèrent inopérantes. On n’est pourtant loin d’un simple jeu formel et cette très jeune romancière (ces deux livres ont été écrits alors qu’elle n’avait pas trente ans) nous fait souvent toucher du doigt certains aspects de la complexité humaine.



... Nina se rend en vacances avec ses parents, Samuel et Lise, dans la maison de campagne familiale du Sud de la France où elle a pris, chaque été, l’habitude de vaguement s’ennuyer. Adolescente entre deux eaux, fille unique, elle végète un peu, s’invente des bouts d’histoire pour passer le temps, et n’a pour seule relation en ces lieux que le fils des Sénéchal, une famille voisine qui prend également ses quartiers d’été dans le village depuis longtemps. Il y a bien le soleil, la mer et même une piscine, mais on sent bien que tout cela ne fait pas le gris moins gris.

Pourtant, cette année-là, il y a une invitée. C’est Sabine, une adolescente de deux ans plus âgée que Nina et que Lise a « récupérée » par une collègue de travail. Sabine vient de la banlieue, son père est mort et le couple a trouvé là l’occasion d’offrir des vacances à une jeune fille de milieu défavorisé tout en espérant ainsi tromper la solitude de leur fille.

Sabine est plutôt du genre taiseux. Elle se montre assez peu impressionnée par l’environnement dépaysant qui lui est servi et pas forcément pressée d’exprimer sa reconnaissance à ses hôtes. Petits décalages qui nous laissent entrevoir le léger désappointement de la mère. Ça ne réagit pas nécessairement comme le couple un peu bobo l’avait plus ou moins consciemment imaginé. Sabine a déjà vu la mer… et elle n’est pas une adepte de la baignade.

Pour ce qui est de tromper la solitude de Nina, le plan fonctionne par contre nettement mieux… Et fonctionnera même au-delà de l'espérance des parents. Le rapprochement s’opère. Nina s’intéresse à Sabine. Une complicité se noue qui n’est pas vraiment une amitié : peu de confidences, peu d’échanges mais un temps partagé, un même goût pour la flânerie, la distance avec le monde des adultes, les longues journées au soleil sans trop rien faire ni rien se dire. Mais c’est Sabine, l’ « étrangère », qui pourtant mène la danse, invente des jeux, fait redécouvrir à Nina les lieux qui lui sont si familiers.

« Elles ne parlent pas beaucoup, se montrent du doigt des choses et des gens, ont des rires, des bruits de gorge, des regards immédiats qui se posent où il faut, avec une même acuité avide. L’île s’est inversée comme une pièce, pile ou face. Nina n’est plus le guide, ne l’a jamais été, c’est Sabine qui par la main la tire, l’entraîne dans ces rues plates où tout s’étend au soleil, sans plus de recoin ni de secret. »

Sabine est plus dégourdie, plus avancée, elle a connu des garçons et a déjà « vu le loup ». Elle ne tire aucune gloire de cet ascendant mais entraîne peu à peu Nina dans son langage, ses manières un peu brutes. Hélène Gaudy nous immisce par petites poussées, sans jamais s’appesantir, dans le monde complexe de l’adolescence. Illustration dans ce paragraphe, où jouant sur le style indirect libre, elle nous projette dans la conscience de Nina sentant s'installer en elle une forme de bien-être et de bonheur étrange dont elle aurait été longtemps dépossédée.

« Pourquoi n’a-t-elle jamais ressenti cela, avant ? De quoi l’a-t-on tenue à l’écart, de quoi exactement, pour que lui soit étrangère cette sorte de joie qui doit bien, de temps en temps, envahir les autres ? De quoi l’a-t-on écartée pour que l’arrivée d’une fille comme Sabine soit capable de susciter cela en elle ? Nina se rend bien compte que Sabine ne ressemble en rien à l’amie qu’elle attendait, qu’elle n’a rien de ce qui lui convient, de ce qu’elle reconnaît. Mais de la faillite de ses attentes naît quelque chose qui n’avait jamais, jusque-là, réussi à se faufiler jusqu’à elle. Et quelqu’un forcément a dû la priver de cela toute sa vie puisque même la modique personne de Sabine est capable de le lui apporter».

Devant cette mue de leur fille, Lise et Samuel éprouvent des sentiments ambivalents que Hélène Gaudy sait rendre avec justesse. Ils sont à la fois satisfaits et soulagés de voir Nina plus épanouie, s’affirmer, prendre des contours ; mais ils se sentent aussi exclus du monde où elle entre. Le père, surtout, se voit soudain vieillissant, ne trouve pas sa place et sollicite gauchement auprès des deux adolescentes une complicité qui lui est souvent refusée.

Tout cela est bien mené, l’écriture est vive, précise, mais à plus de la moitié du livre, on pense encore, à quelques hésitations près, évoluer dans le cadre d’un roman d’apprentissage. Un certain nombre d’ingrédients sont réunis pour nous laisser croire que l’on assiste simplement à la genèse d’un passage à la maturité. D’autant que des garçons ont pointé leur nez, Toni l’enfant du pays avec sa R5 et Alban, le fils des Sénéchal, le voisin de vacances retrouvé, que Sabine trouve plutôt pas mal.

Sabine joue bientôt les initiatrices. Elle simule un jour à son amie de vacances les gestes de base de l’acte amoureux, aiguisant chez Nina un désir qu’elle ignore et découvre. Pourtant, on sent déjà pointer dans cette scène presque attendue, quelque chose de plus qu’une simple initiation. Une sourde violence s’insinue dans le texte, portée aussi bien par les interrogations que suscite le corps de Sabine que par les sensations nouvelles qu’éprouve Nina.

« Nina s’allonge droite et puis ferme les yeux. Sabine se couche sur elle. Elle est lourde et dense mais ses mouvements sont sûrs. Elle ne lui fait pas mal avec ses genoux, ses coudes. Vue de très près, touchée, sa peau n’est pas si lisse, pas si tendre, elle est un peu épaisse, un peu grenue un peu dure, elle sent la transpiration derrière ses relents de vanille, sur son épaule une petite cicatrice ronde, plusieurs cigarettes peut-être, un corps qui a servi à d’autres, qui s’est couché sur d’autres, qui a gémi, crié, frappé, sûrement pris des coups et qui imprime sur Nina feuille blanche un poids doux et douloureux, effrayant, qui l’enfonce dans le canapé. Dans chacun des ses creux à elle il y a quelque chose du corps de l’autre, comme si chaque vide avait besoin d’être rempli ainsi exactement. Une sensation presque pénible parce qu’avec elle grandit une sorte de honte, effrayante et nouvelle, et parce qu’elle va cesser, inévitablement. »

Le cours du récit va s’infléchir progressivement. Les escapades des jeunes filles sont de plus en plus fréquentes, de plus en plus transgressives et dans les yeux de Samuel, le mystère et le danger s’épaississent autour de Sabine. Il cherche un jour à joindre la mère de Sabine, mais personne ne répond.

« La phrase de Sabine revenait leitmotiv, Mon père est mort, mon père est mort, et Samuel sans savoir pourquoi n’arrivait plus à y croire tout à fait. Ni au père mort, ni à la mère infirmière. Ni même, au milieu de la nuit avec le corps de Lise blotti, à l’appartement de Montreuil »

Plus tard il fouillera dans les affaires de la jeune fille  et n'y trouvrea rien. Pas  de carnet d’adresse, pas d'objet personnel, pas même le contact d’une personne connue. Nous reviennent alors tous ces détails, ces silences qui portent trace de violence (les possibles brûlures de cigarettes que Nina a aperçues sur l’épaule de Sabine) ou de mensonge (Sabine, narguant quelque peu Nina, affirme être tout à fait complice avec cette mère jamais rencontrée). La jeune fille est-elle porteuse d’une menace, de drames possibles ? De quelles maltraitances est-elle le fruit monstrueux ? A quelle triste ou étrange existence doit-elle cette maturité dont on ne mesure plus vraiment les frontières ? Le roman que l’on lit serait-il en train de basculer dans le thriller psychologique, ou tout cela n’est-il qu’un précipité de fantasmes dans l’esprit inquiet du père de Nina ?

Pourtant une violence bien réelle est aussi à l'oeuvre. Le « passage à l’acte » de Nina aura bien lieu, mais il prendra la forme d’un viol inversé sur la personne d’Alban, maintenu au sol par Toni alors que Sabine invite Nina à reproduire les gestes et les mouvements qu’elle lui a appris. Scène à quatre où la violence, comme chez les enfants de Golding, se donne soudain libre cours.



Les vingt dernières pages du livre d’ Hélène Gaudy sont saisissantes. Soucieux d’enrayer les menaces qu’il sent poindre ainsi que les égarements de sa fille, Samuel décide d’une randonnée de quelques jours en montagne. Saine activité qui devrait assurer un retour à la cohésion familiale, à l’ordre, aux cadres et arracher Nina à l’influence préoccupante de Sabine… Mais là encore, rien ne se passe vraiment comme prévu. On change de décor, de territoire mais aussi de topos. Le récit va jouer cette fois sur les ressorts du fantastique sans jamais perdre de vue le chemin qui est le sien. On découvre une Sabine peu sportive et beaucoup moins à l’aise que sur les plages de l’île, on se perd en forêt, on poignarde un chien… Mais nous ne dirons rien de plus de ces très belles dernières pages qu’il faut aller cueillir soi-même, au bout d’un roman fort et intrigant.

L’écriture d’ Hélène Gaudy, que l’on pourrait d’abord qualifier de simple, se révèle très travaillée, capable par exemple d’introduire avec peu de moyens, des nuances fines dans les ambiances, les sensations ou les sentiments ; mais aussi très personnelle, notamment dans l’utilisation un peu décalée qui est faite de la ponctuation, ou l’intégration systématique des dialogues à la narration (ni tiret, ni guillemet, ni renvoi à la ligne).

Mais la force de ce récit vient de ce qu’il se tient à la frontière de plusieurs genres (roman social, thriller, roman d’apprentissage, fantastique) sans jamais trancher tout à fait. Si le pacte de lecture est un peu malmené, Hélène Gaudy ne nous réserve pas de chute ou de basculement spectaculaire et l’on a finalement l’impression d’être resté au plus près d’une certaine forme d’épaisseur humaine. Sur ce point, on pourrait la rapprocher de Marie N’Diaye, pour laquelle elle ne cache d’ailleurs pas son admiration. L’adolescence, qui est au cœur de Si rien ne bouge, se prête sans doute assez bien à ces glissements. Hélène Gaudy reconnaît beaucoup s’y intéresser . Elle y trouve pourtant plus un ressort littéraire, une source d’inspiration, qu’un objet d’étude. Si rien ne bouge semble jouer avec ce que l’adolescence comporte de sombre, de vertigineux. Une sorte de « trou noir » de la vie qui échappe aux représentations des adultes, déjoue leurs interprétations et les renvoie à leurs propres peurs.

(Pour ceux qui auront aimé ce livre je recommande d’écouter, ICI, un bel entretien d’Hélène Gaudy sur son roman, ses influences, son travail littéraire.)








Hélène Gaudy, Si rien ne bouge. Editions du Rouergue, 2009.


Images : The three ages, Salvador Dali / Ciel de Gaudi (blog J.J.Birgé)/ Hélène Gaudy (Evene.fr)