jeudi 31 juillet 2014

> Le miel des langues

.


















Les langues rares vous attirent ? Mais les appareils linguistiques souvent complexes et peu digestes qui s’efforcent de les décrire vous tombent des mains ? Alors procurez-vous au plus vite un petit livre réjouissant : Poésie du gérondif, paru récemment aux éditions du Tripode. Au sortir de cet essai vagabond, vous n’en aurez apprise aucune mais savouré beaucoup. Son auteur, Jean-Pierre Minaudier, est un autodidacte monomaniaque et enjoué. Historien de métier, c’est sur d’autres sentiers qu’il promène son temps libre : il collectionne les grammaires et les méthodes de langues comme d’autres les timbres ou les voitures anciennes. Et cette forme un peu particulière de bibliophilie (Minaudier possède à ce jour 1186 ouvrages de linguistiques portant sur 878 langues) s’assortit d’un vice plus grave encore : il les lit.

Lorsqu’il cherche à motiver cette inclination, il en vient finalement à la conclusion suivante, qui en surprendra peut-être certains : «une grammaire c’est avant tout du rêve et de la poésie». C’est ce qu’il entend nous prouver dans ce petit ouvrage à la fois gourmand, drôle, précis dont même les plus réticents sortiront conquis.

Poésie du gérondif est à lire aussi comme un éloge enthousiaste de de la différence. Et si «chaque idiome a sa manière de passer du réel au discours», on verra un certain nombre de lieux communs s’effondrer comme des châteaux de cartes. Notamment celui qui consiste à penser que les communautés les plus « primitives » seraient dotées des langues les plus grammaticalement sommaires…




D’entrée de jeu, Jean-Pierre Minaudier nous annonce la couleur : il se présente comme un anti-chomskyen épidermique que l’écart séduit beaucoup plus que le rapprochement. Plutôt que l’hypothétique substrat universel qui rassemblerait dans un lointain giron évanoui l’ensemble des langues humaines, rien  ne l’attire plus dans ces langues que ce qui les distingue, les singularise, les éloigne. Aussi, c’est vers les idiomes qui sont les plus génétiquement éloignés du  nôtre et de ceux qui nous sont familiers que balance le cœur de l’auteur…

En matière de distance et de complexité, il a sélectionné pour nous quelques crus hors du commun dans sa bibliothèque personnelle…

On découvrira que, selon ce que l’auteur a pu en appréhender, la palme des langues les plus «abominablement complexes du point de vue de la morphologie», autrement dit les plus impitoyablement grammaticales, revient à la famille athapascane (Amérique du Nord).
Et voici un avant-goût de ce met délicat :

« La morphologie verbale athapascane se caractérise par des séries parfois interminables de préfixes entre lesquels des bouts de racine se trouvent en quelque sorte entrelardés (selon des règles aussi précises qu’en grammaire français ou latine mais avec autant d’exceptions), avec, aux frontières des uns et des autres des phénomènes de fusion qui obscurcissent passablement la structure des mots (…). »

On voit d’ailleurs un certain poncif mis à mal lorsque l’on prend la mesure du fait que ces langues n’ont existé durant des siècles que dans la plus pure oralité et ne connaissent de forme écrite que depuis quelques décennies. La logique assez répandue qui voudrait que le degré de grammaticalité d’une langue aille de pair avec l’ancienneté de son statut de langue écrite se trouve considérablement bousculée.

La plupart des autres langues qui se caractérisent par leur complexité grammaticale (le keres et le zuni du Nouveau Mexique, les langues algonquines, siouxes et muskogéennes de même qu’un certain nombre de langues amazoniennes ou papoues) relèvent également de communautés qui ne se sont jamais structurées autour d’une culture écrite. Ce qui appelle cette remarque de Jean-Pierre Minaudier :

«A la lecture de certaines grammaires, on a parfois l’impression que les peuplades qui s’ennuient ferme depuis trois millions d’années à garder les chèvres en contemplant les étoiles ont consacré une part notable de leur énergie à complexifier leurs idiomes afin que nul ne puisse les comprendre (les plus belles langues sont celles qui servent à ne pas communiquer !), mais aussi parce que leur langue est, ou était, leur seule richesse, leur seule élégance, leur seul bijou.»

On pourra toujours contester le caractère scientifique de cette explication (que Minaudier lui-même amène avec humour et désinvolture), on voit toutefois se dessiner un rapport assez inattendu entre culture écrite et grammaticalité linguistique.

A l’inverse, certains phénomènes que d’aucuns auraient volontiers attribué à des sociétés plus « champêtres » se retrouvent extrêmement prégnantes dans des langues de « haute culture ». Il en va ainsi des « impressifs », sorte d’interjections intégrées à la phrase comme des adverbes, un peu, précise Minaudier, «comme si l’on pouvait dire ‘il sauta hop dans le ruisseau’ sans faire de pause ni avant ni après le ‘hop’». Or, il se trouve que c’est en japonais et non dans quelque soi-disant langue «primitive» (notion que les remarques ci-dessus sur la question de la complexité grammaticale ont déjà sérieusement invalidée) que l’on trouve le plus d’impressifs…

Le baguenaudage linguistique de notre historien dévoyé nous conduira encore vers toutes sortes de records et d’exceptions que l’auteur effeuille comme des pétales aux parfums raffinés. On découvrira les langues les plus « casuelles » du monde… (les latinistes et les germanistes les plus aguerris se sentiront sans doute comme des poussins dans le désert face au bezhta, une langue du Caucase du Nord-Est qui ne compte pas moins de 60 cas…), les langues qui possèdent les plus ou le moins de consonnes et de voyelles, celles qui ne possèdent que des suffixes et pas un seul préfixe (le turc, le quechua, l’aymara…) ou, beaucoup plus rare, celles qui possèdent des suffixes et pas un seul préfixe (le chinantèque…). On découvrira les « infixes », les formes verbales les plus curieuses, les valeurs insoupçonnées de la « reduplication » : si nous connaissons ce dernier phénomène en français (il est très très grand), on ignore souvent que dans de nombreuses autres langues la répétition d’un mot ou d’un adverbe peut avoir de tout autres effets de sens (elle peut servir à indiquer le passé, l’intransitivité, à former des mots, à exprimer la vacuité…). On restera rêveur devant le « frustratif » du guarani, qui permet par une simple affectation du substantif d’exprimer en un seul mot une formule telle que «celui qui devait être mon époux mais ne l’est pas devenu». On découvrira que si le masculin se saisit d’autorité du pluriel dans certaines langues comme le français, c’est au féminin que revient ce privilège en kurde… société, s’empresse de souligner Minaudier, qui ne se distingue pas particulièrement par les traitements de faveur qu’elle réserve aux femmes, preuve s’il en est que les interventions sur la langue dans un souci de non-discrimination relèvent peut-être d’un faux débat…

On passera encore par les langues à clics, les langues à tons…et leurs manifestations extrêmes. On fera connaissance avec des impacts verbaux inattendus (adverbes, noms, adjectifs dont la désinence varie selon la forme verbale…). La liste serait longue car dans le cabinet de curiosités de la bibliothèque linguistique de Jean-Pierre Minaudier, le lecteur ne sera pas à court de surprises.

Un petit mot encore sur une forme linguistique d’appréhension du réel que l’auteur considère comme l’une des plus fascinantes : les « évidentiels », largement déployés dans quelques langues d’Amazonie (et dans une moindre mesure en quechua, en aymara et dans certaines langues turques et finno-ougriennes). Les évidentiels imposent une « déclinaison » du réel selon la source d’information dont on le fait découler. En tariana une phrase telle que «le chien l’a mordu» pourra prendre cinq formes différentes selon que l’on a vu la personne se faire mordre, que l’on a entendu les aboiements et les cris, qu’on l’a appris de quelqu’un, qu’on a constaté la blessure, qu’on le déduit de manière moins directe à partir d’une blessure qui pourrait être une morsure de chien… Dans ces différents cas, précise Minaudier, il ne s’agit pas d’établir un degré de vérité. L’information est considérée comme «fiable» dans les cinq cas, mais la formulation de l’assertion contraint linguistiquement  le locuteur à s’engager sur un choix génétique quant à l’information qu’il donne. Autant dire qu’un vaillant tariani qui aurait pour mission de traduire un texte français dans sa langue se trouverait considérablement démuni ou devrait faire le choix de réinventer lui-même chaque phrase...

Bref…
Autant dire qu’à l’heure du tout-globish, de la mondialisation et du tourisme de masse, Poésie du gérondif constitue une salutaire et revigorante invitation au voyage.


Voilà qui tombe bien. C'est les vacances !
















Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif. Le Tripode. 2014.