dimanche 30 janvier 2011

> Boris Khazanov : la beauté du geste


























Les éditions Viviane Hamy viennent de rééditer un texte détonnant de l’écrivain russe Boris Khazanov, dont ils avaient fait paraître la traduction française en 2005. Une initiative que salueront sans aucun doute tous ceux qui découvrent seulement aujourd’hui ce météorite de la littérature russe, qui s’est lu sous le manteau dans le pays de son auteur pendant la période communiste et n’y a toujours pas été officiellement publié. Ecrit en pleine guerre froide et durant les années fortes de la censure soviétique, l’Heure du roi se déroule pourtant à l’époque du Troisième Reich, dans un pays imaginaire d’Europe. Par bien des aspects, comme nous le rappelle Elena Balzamo dans sa postface, ce conte philosophique n’était toutefois pas sans lien, dans les années 70, avec l’histoire présente et passée de l’URSS. Il appuyait et appuie peut-être encore là où ça fait mal… Mais au-delà de cette caisse de résonance, l’Heure du roi touche en nous une corde sensible et pose quelques questions universelles…

L’histoire se passe dans un tout petit pays qui se voit un beau matin avalé comme une mouche par les puissantes troupes du Führer en marche sur la carte du monde vers les conquêtes que l’on sait. Sur ce territoire congru, vit un peuple aux mœurs aussi poussives que pacifiques que gouverne un roi débonnaire, médecin de son métier, et aux allures d'un monarque d’opérette. Après un bref sursaut de résistance aussitôt éteint, il va falloir composer avec l’occupant et continuer à vivre comme avant. Le petit roi de ce petit pays, qui n’a rien d’une figure tutélaire de l’histoire, ne déroge pas à ses habitudes. Il continue à jouer aux échecs, à se promener à cheval, à soigner ses patients… Jusqu’à ce jour où viendra l’heure du roi. Une heure qui n’est pas de gloire, puisque le pâle souverain va être l’auteur d’un geste inutile et gratuit qui le condamne et nuira finalement à son peuple. Mais un geste dont la simplicité, la beauté et la dignité laissent le lecteur pantois.





Les troupes du Troisième Reich franchissent un beau matin les frontières d’un pays dormant que veille de son seul sommeil un jeune garde-frontière peu habitué à d’aussi fracassantes invasions :

« La brume enveloppait les collines ; dans les branches emperlées de rosée des taillis bleuâtres, les oiseaux commençaient à peine à se réveiller. Le blaireau sortait de sa tanière, les yeux exorbités, pleins de sommeil. Le chef adolescent dévisagea l’armée d’un air maussade, en se demandant si ce n’était pas un rêve, puis, avec le flegme de celui qu’on a tiré de son lit, défit lentement son étui. »

Invasion est d’ailleurs un bien grand mot si l’on considère l’inéquité des forces en présence. Le caractère fracassant de l’opération ne peut s’expliquer que par le «romantisme atavique» des conquérants qui éprouvent le «besoin presque inconscient de présenter comme un exploit héroïque ce qui n’offrait guère plus de danger qu’une promenade de campagne.»

Voici donc en quelques pages, d’emblée remarquables, ce petit pays aux allures de bourg swiftien ébranlé de fond en comble par la marche de l’histoire et la soif d’extension de l’armée la plus puissante du monde.

« Le pays, confit dans son histoire fantomatique de conte de fées n’était guère plus vaste qu’un bec de moineau : "Lächerliches Ländchen", selon la formule du Führer allemand. Les escarmouches insignifiantes qui avaient, par endroits, obscurci cette matinée ne pouvaient pas plus empêcher l’invasion qu’une fronde d’enfant n’est capable d’arrêter un éléphant »

Dès les premières pages du récit, Boris Khazanov déploie un humour ravageur. L’incomparable supériorité de l’armée conquérante face au provincialisme indolent de ce minuscule territoire qui semble suspendu hors du temps donne d’emblée le ton. L’innocence surprise des autochtones semble aussi risible que la démonstration de force ridiculement démesurée de ces redoutables ennemis, tous coiffés d’un « pot de chambre vert ».

La marche vers le palais, où le souverain et son gouvernement sont confinés, tremblant de peur, se déroule d’abord sans encombre. Une surprise attend pourtant l’armée en marche devant la grille qui mène à la cour royale. Une poignée de cavaliers « sabres au clair et heaumes rutilants, se rua sur les visiteurs ». Cet élan de témérité que pas plus l’ennemi que le gouvernement ne parviennent à s’expliquer, est mené par un jeune officier de la garde royale. Cet escadron de don quichottes suicidaires irrite au plus haut point le commandement ennemi qui considérait la campagne d’invasion comme définitivement close. En quelques instants l’assaut est maté sans que les officiers allemands n’aient retiré leur cigare de la bouche et « une demi-heure plus tard, une pompe à eau effaçait les dernières traces de ce bref combat ». Bref combat qui, comme le souligne Elena Balzamo, n’est pas sans rappeler l’assaut des chars allemands par la cavalerie polonaise en 1939.

Le récit se focalise ensuite sur la figure souveraine du petit pays démantelé, le roi Cedric X. Un roi de pacotille, protestant vieillissant et dénué du moindre charisme, qui mène depuis toujours, dans ses appartements austères, une vie réglée comme une horloge.

« La douche, le massage, la toilette matinale devant un haut miroir dans son cadre en chêne d’une grande sobriété, tout cela s’accomplissait dans une solennité mélancolique, comme si le respect rigoureux du règlement constituait le but et le sens de l’existence ».

Son épouse, Amalia, est une «créature terne et cachexique» avec laquelle il partage depuis quarante ans une existence tranquille et morne, ainsi qu’une couche «haute et malcommode» au-dessus de laquelle est accrochée «une branche de lède séchée destinée à chasser les mauvais rêves».

Sorte de double inversé d’Ubu (avec lequel il partage la taille du pays sur lequel il règne et une certaine forme de ridicule), Cedric X est l’ennemi des appétits outranciers et semble plutôt attaché à une vision on ne peut plus minimaliste du pouvoir et de l’histoire. Les seules guerres qu’il ait jamais menées sont les parties d’échec, jeu dont il est un adepte inconditionnel, au cours desquelles il affronte quotidiennement son ami le docteur Carus.

Boris Khazanov parvient à composer un personnage tout à la fois caricatural et attachant. Cedric X n’est d’abord remarquable que par son manque d’envergure, de courage politique, de détermination, par le soin qu’il prend à ne jamais franchir le seuil d’une vie paisible et insipide. Mais derrière cette atonie de chaque instant et cette indolente mélancolie se dessine aussi la figure pacifique et bienveillante d’un roi aimé de son peuple, d’un roi rêveur et inoffensif qui ne méprise rien tant que « le cannibalisme d’Etat » sous toutes ses formes et qui envisagera le statut quo avec l’envahisseur comme un moyen d’épargner ses citoyens.




La présence de l’occupant est donc acceptée avec résignation. Cedric X courbe l’échine, autant par peur et manque de force d’âme que par souci de ne pas reproduire les erreurs du «voisin du nord» qui, pour avoir refusé de se soumettre, s'est vu irrémédiablement écrasé. Le petit roi continue donc à vivre sa petite vie, dans une morosité soumise que rien ne semble plus pouvoir éclairer. Il vaque tant bien que mal à ses occupations, mais ses nuits sont peuplées de songes et de cauchemars où se manifestent parfois certaines prémonitions. Il rêve un jour d’une forêt incendiée et d’un étrange voyage qui préfigure déjà l’enfer des déplacements concentrationnaires : un rêve macabre où il se voit, au milieu d’une foule hagarde, transportant ses viscères dans un sac pour les offrir à un Saint-Pierre spoliateur chargé de récupérer le contenu des bagages des voyageurs arrivés au terme de leur trajet, avant qu’on ne les pousse vers la dernière étape de leur périple.

« La foule vociférante, haletante, poussait, poussait ; on entendit des cris de certains qu’on écrasait. De l’autre côté de la clôture une flamme jaillit. Les planches de bois grincèrent… Il n’y avait plus d’issue, plus d’espoir. »

L’histoire rattrape le conte, le rend poreux, le menace et, tel les personnages du pays d’Oz que Claro, dans son dernier roman, propulse dans la coulée de sang du XXème siècle, le petit pays dormant de Cedric X s’embourbe peu à peu dans la tragique réalité du national-socialisme. Des dates, des personnages historiques, des pays réels voisinent avec cet îlot jamais nommé qu’un mauvais coup de dés semble avoir jeté dans les rets de l’histoire. Dans le fil du récit, on apprend incidemment qu’à quelques mois des faits relatés Cedric X sera fusillé et qu’Amalia sera déportée à Ravensbrück. Tristes augures qui nous assurent par avance de la victoire de l’histoire sur l’imaginaire. Mais pour l’heure, le conteur Boris Khazanov n’a pas dit son dernier mot et s’autorise encore quelques puissantes et ironiques intrusions dans les interstices de l’histoire.

Cedric X se voit ainsi un jour confié une mission de la plus haute importance à laquelle il ne peut pas se dérober. Il lui faut rencontrer, pour des raisons médicales, et dans le plus grand secret, le Führer en personne. Transporté sous haute surveillance dans une villa perdue «à une trentaine de kilomètres de la frontière, au cœur de la région forestière peu peuplée qui s’étend au nord de la ligne Lüneburg-Bad Bevensen», il va devoir tenter de résorber le mal intime qui ronge le chef du Troisième Reich, l’incapacité physique dans laquelle il se trouve à honorer ses partenaires et à assouvir sa passion des femmes. Scène irrésistible où Hitler se retrouve en costume d’Adam devant l’urologue royal, exhibant, outre sa virilité défunte, quelques sinistres tatouages qu’il attribue avec embarras aux égarements de la jeunesse…




Pourtant l’histoire, la vraie, va bon train et les lois anti-juives mises en place dans toute l’Europe n’épargneront pas la patrie de Cedric X. La population juive du petit pays (quelques 1500 âmes) se voit bientôt sommée de porter l’étoile jaune et tenue de se rendre à un rendez-vous administratif qui n’est pas sans rappeler au lecteur l’organisation méthodique des rafles mises en place à partir de 1942. L’épisode final, qui nous conduit à cette heure du roi vers laquelle tout le récit de Khazanov était tendu, se concentre sur les huit dernières pages. Face à la tournure que prennent les événements et face aux injonctions de l’occupant, le couple royal, sous l’impulsion de Cedric X*, s’engage dans une voie inattendue. Ils optent pour une décision qui relève de l’un des trois principes philosophiques susceptibles de motiver l’action d’un homme :

« Schématiquement, le comportement d’un être humain dans une situation critique peut être ramené à un des trois principes dont le plus respectable serait, du point de vue philosophique, le principe de non-action formulé il y a dix siècles par la sagesse taoïste. Toutefois, un réaliste obligé de tenir compte des données empiriques, se sent davantage attiré par le principe de l’action raisonnée et raisonnable, fondée sur une analyse des circonstances objectives et finalement déterminée par ces dernières. Car on sait par avance qu’en se frappant la tête contre un mur, on ne fera pas tomber le mur.[…]. Le troisième principe est celui de l’acte absurde.
L’acte absurde occulte la réalité. A la place de « la » vérité recevable pour tous, il met en exergue « une » vérité qui ne vaut que pour un seul individu. Strictement parlant, cela signifie que celui qui décide d’agir selon « sa » vérité devient, en soi, une vérité. L’homme qui prend une décision absurde et qui passe à l’acte se met à la place de Dieu. Puisque lui seul s’autorise à ignorer « la » réalité. »

On devine bien sûr que c’est du troisième principe que relèvera le geste du roi. Un geste que les biographes imaginaires de ce roi imaginaire retiendront comme regrettable, politiquement infructueux, sacrificiel et déraisonnable. Un geste que nous ne déflorerons pas ici et à travers lequel, pour absurde qu’il soit, s’affirme pourtant, en un dernier coup de griffe du conte contre l’histoire, l’essence même de l’irrédentisme et de la dignité humaine.

***
A la fin des années 70 en Union soviétique, nous l'apprenons dans la postface, l’Heure du roi appartenait à la catégorie des "samizdats", ces textes de contrebande jugés dangereusement subversifs par le pouvoir central. Des textes dactylographiés que les étudiants lisaient dans l’urgence et la clandestinité, au péril de leur liberté. Elena Balzamo, à qui l’on doit la traduction française du texte de Khazanov, se souvient d’avoir immédiatement repéré dans ce récit un texte rare à plusieurs titres. Elle nous rappelle qu’il était d’abord inimaginable d’évoquer aussi ouvertement dans une œuvre littéraire la mémoire juive de la Seconde Guerre mondiale, en raison d’un anti-sémitisme d’Etat qui, bien qu’officieux, n’en était pas moins toujours aussi vif et que n'ignorait aucun citoyen. Le récit de Khazanov faisait également écho aux violences récentes de l’URSS à l’encontre des pays du bloc communiste. L’écrasement du Printemps de Prague n’était pas loin et l’occupation des Pays Baltes (proches par plus d’un trait du pays imaginaire de Cedric X) était toujours d’actualité. Enfin, le geste du roi ne pouvait être interprété que comme l’affirmation d’une liberté individuelle profondément inscrite contre l’idéologie régnante.

Au-delà de ce contexte historique, l’Heure du roi n’a pas pris une ride. Servi par un style brillant et ciselé, un cadre narratif d’une rare originalité et un étonnant dosage de gravité et d’humour, ce petit texte de Khazanov mériterait de figurer parmi les classiques, entre les oeuvres de Cervantès, Swift et Voltaire. La force de son propos et sa qualité littéraire n’ont pas fini de nous étonner.


* On ne manquera pas de relever que le geste du roi de Khazanov fait écho à celui qu'une rumeur populaire prêta un temps au roi du Danemark, Christian X, figure dont le lien de "parenté" avec Cedric X semble évidente.















Boris Khazanov, L'heure du roi. Viviane Hamy. 2010 (traduit du russe et postfacé par Elena Balzamo).

Images : 1) Don Quichotte, Picasso (source) / 3) Armée allemande sous le Troisième Reich (source) / 4)
Le port de l'étoile jaune en France (source) / 5) Boris Khazanov (source)

mercredi 19 janvier 2011

> Entretien avec Sylvain Prudhomme
















Sylvain Prudhomme est chroniqueur au Tigre et écrivain. Outre un recueil de contes collectés au Bénin (Contes du pays Tammari, Karthala 2003), il a à son actif trois romans. Les matinées d'Hercule, paru au Serpent à Plumes en 2007, mettait en scène un rêveur invétéré qui, renonçant à s’arracher à sa couette, se laissait couler dans une myriade de lieux et de personnages. Ses deux autres romans sont parus en 2010 à quelques mois d’intervalle. L’affaire furtif (illustré par Laetitia Bianchi) a vu le jour aux éditions Burozoïque, dans l'élégante collection "le répertoire des îles",  qui rassemble des textes du passé et des fictions contemporaines autour d’un cadre thématique commun, celui de l’utopie. Burlesque, déroutant, poétique, ce récit nous entraînait dans le sillage d’un navire mystérieux dont la folle échappée faisait l’objet de toutes les supputations médiatiques. La seconde partie du récit basculait, après la disparition du navire, dans la reconstitution méticuleuse du destin des six occupants de ce vaisseau oublié et du rêve atypique que chacun d’eux s’était mis en tête de vivre jusqu’au bout. C’est chez Léo Scheer que Sylvain Prudhomme a signé son troisième roman, paru en juin dernier. Tanganyika Project est un récit au ton plus personnel, centré sur un narrateur qui revient arpenter la région des Grands Lacs, où il a vécu enfant. Si ce territoire dense, transfrontalier, insaisissable du cœur de l’Afrique constitue un topos de la littérature de voyage, l’auteur en a tiré quant à lui un récit inclassable. Drôle, attachant, inventif, ce roman étonnant méritait que l’on s’y arrête.

Le hasard fait parfois bien les choses : nous avons rencontré Sylvain Prudhomme en décembre dernier en Casamance, dans le sud du Sénégal, où il est actuellement installé. Il a accepté de répondre à nos questions pour la Marche aux pages. Nous le remercions pour l’entretien qu’il nous a accordé et, plus largement, pour le sympathique après-midi que nous avons partagé autour de l’Afrique et de la littérature...





Fiolof
Tanganyika Project, votre dernier roman, semble passer par des chemins assez différents les uns des autres : on y trouve des éléments de récit de voyage « traditionnel » (description des lieux, des ambiances, des personnages rencontrés) ; parfois, on se situe dans un récit proche du reportage, du voyage «informé», par tout ce qui touche à l’ histoire récente (les camps de réfugiés, les conflits) ou plus lointaine (le rappel des explorations de Speke, Livingstone…) ; à d’autres moments encore on lit plutôt un récit autobiographique ou autofictionnel (les souvenirs d’enfance, la maison familiale) ; vous développez enfin une approche expérimentale du voyage à travers le fameux projet du narrateur de collecter systématiquement tous les écrits qu’il croise sur son chemin. Que pouvez-vous dire de cette hybridité ? Etait-elle intentionnelle, programmée ou quelque chose s’est-il produit au fil de l’écriture ?

Sylvain Prudhomme
J’ai très vite su que le projet initial de relevé d’inscriptions urbaines éclaterait, serait contaminé par autre chose, prendrait des directions imprévues. Ça ne pouvait pas être un projet clos sur lui-même – à la fois parce qu’il était intenable jusqu’au bout et qu’autrement je courais à un texte mortel d’ennui. Il fallait que quelque chose arrive, que d’autres façons de raconter le même espace m’apparaissent en chemin. La collecte d’inscriptions a un peu joué le rôle d’un alibi : elle m’a permis de me mettre à écrire sur un espace qui m’attirait, pour lequel j’éprouvais un désir très fort sans savoir du tout comment m’en saisir. Quand l’idée d’un relevé systématique m’est venue, je me suis dit : c’est peut-être le moyen ; allons le plus loin possible dans cette direction un peu kamikaze, et quelque chose se produira. Des motifs surgiront, des idées naîtront qui feront prendre au livre une tournure que je ne devine pas encore. Ç’a été un des plaisirs de l’écriture : une sorte d’abandon à ce qui venait, à ce qui remontait, scènes vécues autrefois dans la région, retrouvailles mythiques de Stanley et Livingstone au bord du lac Tanganyika, fragments de journal où Burton raconte l’apparition du lac, flâneries sur internet et Google Earth, légende du crocodile Gustave... Chaque fois qu’une digression s’offrait à moi, je pouvais me laisser tenter sans crainte, m’autoriser à dévier parfois pendant vingt ou trente pages. Le projet de collecte était là pour m’offrir la certitude que je retomberais tôt ou tard sur mes pieds. Paradoxalement, c’est parce que le projet initial était très aride et conceptuel que le livre a pu prendre peu à peu ce côté méandreux, vagabond. Beaucoup de techniques de méditation fonctionnent sur ce principe : chercher la paix intérieure, le relâchement de la volonté, pas du tout à partir du vide, au contraire – à partir du trop-plein, de la répétition mécanique, de l’effort et de la fatigue extrême. Au bout de l’épuisement s’atteint une sorte de relâchement de l’être, de déprise, d’assentiment aux choses peut-être inaccessible autrement.


Fiolof
Au début du roman, le narrateur explique pourquoi il ne souhaite pas retourner à Bujumbura, la ville où il a grandi, et préfère en quelque sorte tourner autour du pays de son enfance. Vous lui faites dire : « Je ne crois pas à l’entrée frontale dans les choses. La superstition me pousse à préférer les approches obliques, les stratégies détournées, seul moyen de ne pas fâcher la bonne fortune indispensable aux vraies surprises ». Est-ce que cette posture du « voyageur » de Tanganyika Project a aussi quelque chose à nous dire de votre rapport à la littérature et de la façon dont vous envisagez votre travail d’écrivain ?

Sylvain Prudhomme
Il y a des auteurs qui aiment tout préparer à l’avance, avoir un plan. Je l’ai fait une ou deux fois pour essayer, par exemple en m’amusant récemment à écrire sous un autre nom un polar. C’est vrai qu’il y a un plaisir à surplomber l’histoire, à ménager des effets, à disposer des pierres d’attente, à compliquer peu à peu la trame en entrelaçant les fils de l’intrigue… Malgré tout, cela m’a laissé un peu frustré. Résolument, je suis du côté d’un travail plutôt aveugle. Les trois-quarts du bonheur d’écrire me semblent liés à cette grande traversée, ce grand plongeon dans quelque chose qu’on ne sait pas d’avance, qu’on découvre, qu’on est chaque soir au moment d’aller se coucher un peu étonné d’avoir extirpé de soi. De là sans doute mon goût pour les textes qui poussent sans qu’on sache trop vers où, les monologues de Thomas Bernhard qui hésitent par endroits, bifurquent, font brusquement surgir toute une ville ou un décor, reviennent en arrière, repartent. J’ai besoin, au moment de commencer un texte, à la fois de fantasmer ce qu’il sera et de ne pas avoir non plus d’idée trop précise de ses contours. De le voir flotter au loin comme quelque chose d’indéterminé encore, avec cependant une couleur, une vitesse propres, un ensemble de caractéristiques qui me le rendent désirable et auxquelles toute la suite du travail sera de donner peu à peu forme plus précise.


Fiolof
Il y a dans ce projet à la fois systématique et vain du narrateur d’épuiser les lieux qu’il traverse à travers les seuls signes écrits que l’on peut y rencontrer (enseignes, panneaux, graffitis, etc.) quelque chose qui peut faire penser à Perec. On songe à sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien mais aussi à son goût pour le recensement, la liste, l’engrangement (rêves, espaces, souvenirs). Est-ce un hasard ?

  
Sylvain Prudhomme
J’ai une grande admiration pour Perec. Espèces d’espaces, La vie mode d’emploi, ce sont pour moi des merveilles : des textes inépuisables, qu’on n’en finira jamais de relire. Perec est très émouvant, bouleversant même. C’est un très grand parce qu’affleure constamment, sous l’apparente légèreté de ses textes, une profonde émotion devant les choses. Perec est affamé de dire le monde. Tout le contraire de l’oulipien obsédé de contraintes qu’on voudrait parfois nous faire croire, quand on n’y regarde pas d’assez près. La contrainte en elle-même n’a pas d’intérêt, pas plus que tous les projets d’inventaires ou d’épuisement. Elle ne vaut qu’à partir du moment où elle met dans l’inconfort, oblige à faire sortir de soi, ne donne pas seulement lieu à un exercice, genre bouts rimés ou prouesses de salon mondain, mais oblige l’auteur à déplacer son regard sur le monde, le pousse à une réelle mise en danger de lui-même. L’horizon, c’est toujours le monde : je suis de moins en moins intéressé par les textes formalistes, les tours de force, les morceaux de bravoure virtuoses. La grande tâche c’est de dire le monde. Raison pour laquelle malgré tout ce que je viens de dire, encore plus qu’aux inventaires de Perec ou à aucun livre, c’est à l’exhaustivité des naturalistes et des botanistes du XVIIIème que je pensais en écrivant le livre, aux premiers traceurs d’horizon qui avaient une côte devant eux et devaient inventer des moyens d’en représenter les golfes et les falaises. Dans mes plus grands moments de foi (aux tout débuts du projet), je ne considérais même pas ma démarche comme littéraire, plutôt comme géographique ou scientifique : le relevé d’inscriptions auquel je procédais, n’importe qui devait pouvoir le poursuivre ; la vérité que j’espérais voir surgir se voulait objective, aussi indissociable de la ville que la disposition des rues et des places sur les cartes.


Fiolof
Vers la fin du roman, lorsque le narrateur de Tanganyika relit ses carnets, il ne parvient plus à raccorder les écrits qu’il a recueillis aux réalités que ceux-ci auraient dû restituer. Comment faut-il interpréter cet échec ?


Sylvain Prudhomme
Je me rappelle que l’image qui me venait le plus souvent pendant l’écriture du roman – à propos du projet de collecte d’inscriptions, mais aussi à propos de Google Earth ou d’autres tentatives que j’évoque dans le livre, comme celle de photographier l’intégralité des intersections de méridiens et de parallèles de la planète – était celle du pêcheur et de son filet : un filet qu’on jette et rejette inlassablement à la mer sans réussir à ramener chaque fois plus qu’une infime partie de ce que les mailles ont vu sous l’eau. Google Earth, la collecte d’inscriptions, les classifications des botanistes, c’est chaque fois le même geste : une tentative d’embrasser le monde. C’est le grand moteur de l’écriture je crois : on est ému par le monde, on voudrait le dire et pour cela on invente des procédures, une syntaxe, des lassos pour l’envelopper. On n’y arrive jamais vraiment, et en même temps on n’échoue jamais tout à fait non plus : chaque tentative est une façon d’aller s’y refrotter, de s’allonger auprès de lui. Je ressentais ça très physiquement pendant l’écriture du Tanganyika Project : quelque chose comme un plongeon vers le lac, un effort sans cesse réitéré pour l’atteindre, le toucher. Quel que soit le résultat on est récompensé : on passe du temps avec l’objet qu’on aime, on séjourne auprès de lui, on le réaffronte chaque jour. C’est déjà un grand privilège, c’est très précieux ce temps-là !

Fiolof
Internet occupe une place importante dans votre roman. Le narrateur voyage presque aussi souvent à travers Google Maps et Google Earth qu’en se déplaçant physiquement dans les pays qu’il traverse. En quoi cette possibilité presque infinie d’exploration virtuelle du monde vous a-t-elle intéressé ou interrogé ?


Sylvain Prudhomme
J’ai passé beaucoup de temps sur Google Earth pendant l’écriture du livre. Au départ c’était surtout pour vérifier des détails, retrouver la disposition exacte des rues de telle ou telle ville et éviter de me tromper dans le roman. Puis très vite je me suis mis à passer des heures devant l’écran, à reparcourir les espaces que j’avais traversés sur place. J’ai décidé de raconter ces errances sur Google, au même titre que le livre raconte les trajets en bus et en bateau. C’est effectivement devenu un second voyage – tout aussi partiel et lacunaire que le premier, mais éclairant d’autres facettes, ménageant d’autres types de surprises, certaines imprévisiblement intimes (par exemple de retrouver une maison d’enfance à Bujumbura, un peu plus au nord sur la rive du lac Tanganyika). Je voudrais écrire un texte sur l’ivresse très curieuse que procure Google Earth. À la fois on tient le monde sous ses doigts, on peut s’y promener à loisir, l’immensément grand nous est offert dans la main ; et en même temps on regarde tout cela à travers une distance infranchissable, on ne peut jamais vraiment s’en approcher. Tout est là, sous nos yeux, tout se trouve là quelque part dans le cadre qui s’affiche à l’écran, y compris ce qu’on ne verra jamais, l’inépuisable faune qui peuple la forêt vierge, les îles et les déserts inaccessibles, tout un pan d’humanité plus ou moins dissimulée, clandestine, les maquisards dans la forêt, les camps de réfugiés, les contrebandiers, les bidonvilles… Et en même temps un défaut catastrophique d’appareillage optique nous empêche de rien apercevoir qu’un tapis vert sombre ou qu’une tache grise matérialisant un village au carrefour de deux routes. Pour moi c’est une métaphore de la finitude de notre regard, de notre myopie indépassable d’hommes. On caresse de très près le vieux rêve de tout voir, de tout savoir (le même fantasme d’omniscience qu’au début des romans de Balzac ou Zola, surplombant Paris ou Plassans, décrivant chaque maison comme si le regard pouvait lire à travers les murs et jusque dans les pensées des hommes et des femmes). Et pourtant comme chez Balzac ce n’est qu’un leurre. La technologie, à la limite, ne fait qu’accroître l’illusion. Pour quelque secondes on en oublierait presque la fiction, on finirait par croire vraiment au semblant d’omniscience qui nous est offert. C’est à la fois grisant et profondément mélancolique.

Fiolof
A certains moments, on a l’impression que Tanganyika Project pourrait déraper, s’ouvrir vers un récit fantastique, ou nous faire entrer dans un univers imaginaire. Je pense notamment à l’extension que le narrateur envisage pour son projet (une sorte de collectif planétaire qui se donnerait pour mission de venir à bout du monde dans sa globalité en recueillant la totalité des écrits qui le traversent) ; ou, à l’inverse, à ce passage dans lequel il imagine un commando qui effacerait toute forme écrite de la surface des villes, conduirait une sorte d’autodafé généralisé à l’encontre des signes du monde… On trouve ici des germes d’autres histoires possibles… Avez-vous été tenté par ces bifurcations ?

Sylvain Prudhomme
Pas tant par la possibilité de les développer à l’intérieur du récit, finalement, que par l’envie de les explorer en dehors du livre. J’ai très sincèrement imaginé au départ créer un site internet sur lequel les internautes du monde entier seraient invités à poster librement le relevé des inscriptions de leur ville. J’ai également songé (moins longtemps) à organiser pour de bon le commando gommeur d’enseignes dont vous parlez, et à passer une nuit à l’attaque dans ma rue. C’est dans mon naturel, je m’enthousiasme volontiers, quitte à me fourvoyer parfois. Après, bien sûr, il y a le goût de l’ellipse : évoquer en quelques lignes ce qu’on pourrait développer pendant des pages. Ramasser, condenser, se contenter d’évoquer une piste en passant, sans d’ailleurs trop savoir soi-même ce qu’elle vaut. Vous m’interrogiez sur Perec. C’est un des bonheurs de ses livres : les milliers de romans en puissance à chaque chapitre. On a ça aussi d’une tout autre façon chez Borges, qui disait qu’il préférait souvent, plutôt que de passer un an à écrire un livre, le prêter à un personnage et se contenter d’en exposer la trame... Cela fait partie d’un côté chantier, work in progress. C’est ce qui est admirable dans un livre comme Espèces d’espaces : le fourmillement d’idées est tel qu’il devient contagieux ; la liberté d’invention de Perec finit par passer un peu au lecteur, pris à son tour de l’envie d’écrire, de dresser des listes, d’inventorier le monde. C’est l’un des plus beaux effets qu’on puisse viser je trouve : vivifier, mettre en mouvement, provoquer, inciter à écrire. Si en refermant un livre le lecteur ressent un peu ça, c’est déjà que quelque chose est réussi, quelles que puissent être les faiblesses du texte par ailleurs. Je crois même qu’on pourrait en faire un critère de classement dans les bibliothèques, largement aussi valable que les cloisonnements par genres ou les questions de savoir si un texte est moderne ou pas, s’il est romanesque ou poétique, s’il est du Moyen Âge ou du XXIème siècle : d’un côté les textes qui médusent, stupéfient, figent, frappent le lecteur (par leur beauté, leur perfection close) de mutisme ; de l’autre les textes peut-être un peu moins parfaits, un peu mal foutus parfois, bricolés à la diable, mais qui éveillent, suscitent, font se lever, communiquent au lecteur de leur énergie et de leur élan.


Fiolof
Y a-t-il des écritures du monde, des écrivains du voyage qui vous touchent plus particulièrement ?

Sylvain Prudhomme
Nicolas Bouvier, Michel Leiris, dans un tout autre genre Nigel Barley, ce sont des lectures qui m’ont beaucoup marqué. Leiris plus encore que les autres, sans doute, par la profondeur de son regard, la radicalité de ses introspections. Et puis bien sûr les grands Américains, Melville, Thoreau, deux écrivains que j’aime par-dessus tout, même si ni Moby Dick ni Walden ne sont des récits de voyage : Melville pour la fascination de l’aventure, l’intensité du corps à corps avec le monde portée à un point inouï, Thoreau pour l’exemplarité de sa présence, la beauté de son immersion stationnaire dans cette forêt avec laquelle il entre peu à peu en communion. Je suis à la fois très touché par ces écritures du monde, et en même temps très effrayé, très intimidé par le genre du récit de voyage. C’est très périlleux je trouve : la linéarité du récit peut rapidement faire basculer dans le monotone ou le pilote automatique. Je n’aurais jamais osé me lancer dans l’écriture d’un récit de voyage pur et dur, et en même temps j’ai sauté sur l’occasion dès que m’est apparu ce prétexte de la collecte d’inscriptions, qui me permettait de faire un récit de voyage camouflé, sans me l’avouer… Preuve que la tentation est toujours là. Probablement parce que le voyage est indissociable d’émotions fortes, d’éblouissements, et que c’est surtout quand on est soi-même ému, c’est-à-dire au sens propre mis en mouvement, déplacé, qu’on a envie d’écrire.



Fiolof
Dans votre précédent roman, L’affaire furtif, chacun des personnages part s’isoler hors du monde pour aller jusqu’au bout de sa vérité et réaliser un rêve, une utopie qui lui tient à cœur et qui n’aurait pas pu s’exprimer dans un cadre social conventionnel. Dans Tanganyika Project on rencontre ce personnage savoureux, Da Vinci, qui passe sa vie à peindre toutes les espèces possibles de poissons. Paradoxalement, il a peur de la mer et ne s’est jamais baigné mais consacre son existence entière à cette tâche. Le « projet Tanganyika » lui-même prend rapidement la forme d’une obsession, d’une mission qui absorbe totalement ne narrateur… La mise en scène de quêtes hors du commun (qu’elles soient cocasses, poétiques, plus sombres) est-elle un moteur de votre écriture ?

Sylvain Prudhomme
Sans doute que oui, très souvent, même si ce n’est pas quelque chose dont j’ai conscience ni que je décide au moment de l’écriture. L’affaire Furtif, malgré le tempo très rapide du début, a été écrit sans que je sache vraiment ce qui allait arriver : les personnages surgissaient l’un après l’autre, je leur inventais des mobiles dont je ne savais pas du tout où ils me mèneraient. J’avais envie que l’un soit sculpteur de baudruches en peau de phoque, un autre spécialiste des algues, un autre ancien para et pêcheur au gros, qu’une musicienne au milieu tranche par sa délicatesse et sa sensibilité extrême… Je me suis juste dit au départ : mettons-les tous ensemble sur un bateau et on verra ! C’est vrai que c’est une démarche que j’adopte souvent, sans bien m’en rendre compte. Sans doute par plaisir de partager un temps ces existences un peu bizarres, de les vivre moi aussi par procuration. Je ne revendique absolument pas cette recherche de la singularité, car je suis en même temps persuadé que le grand livre, c’est aussi celui qui sait parler de choses très simples, l’amour, l’amitié, la guerre, s’en tenir à une intrigue universelle qu’on peut résumer en deux lignes. Cela vient sans doute d’un goût pour les situations d’inconfort, qui obligent l’imagination à se dérouiller, à aller puiser le plus loin possible dans ses ressources. Robinson sur son île, Thoreau qui s’enfonce dans la forêt pour se retirer au milieu des arbres, l’explorateur livré à lui-même au fond d’un continent inconnu, l’artiste engagé sur une voie dont la radicalité le coupe de ses semblables : toutes ces situations extrêmes m’intéressent. Elles dénudent, acculent l’homme dans ses retranchements. En cela le motif de l’île a quelque chose d’idéal : c’est la table rase parfaite – à proprement parler table d’opérations : individu réduit à lui-même, lumière plein feux. L’homme y comparaît dans toute sa vérité, contraint de tout réinventer à partir de rien. À l’arrière-plan il y a je pense une fascination pour la vie : la faculté incroyable qu’elle a de renaître toujours, de repousser y compris dans les environnement les plus hostiles, de réinventer partout de la germination. Mis au pied du mur, livré à lui-même, chaque homme peut à lui seul redéployer un univers. Je suis un grand admirateur de Dubuffet, de sa défense acharnée de l’émancipation de chacun, de sa haine des censeurs, de ses positions radicales sur l’égale compétence ou incompétence de tous face à l’art, l’architecture, la pensée, la politique. « Dans ma cité il n’y aura plus de regardeurs, écrit Dubuffet ; il n’y aura que des acteurs ».

Fiolof
En quoi cette région d’Afrique a-t-elle agi sur votre envie d’écrire ?

Sylvain Prudhomme
J’y ai passé quatre années de mon enfance, de 8 à 12 ans, juste avant l’adolescence. J’en garde de très beaux souvenirs, alimentés plus tard par des lectures pour certaines finalement assez récentes, La Ferme africaine de Karen Blixen dont le début est tellement émouvant et simple (« J'ai possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l'Equateur passait dans les montagnes à vingt-cinq milles au Nord... »). Ou le beau livre d’ Anne Hugon sur les explorateurs du Nil, fourmillant de gravures d’explorateurs, des photos d’époque, d’extraits de journaux... Il y avait beaucoup d’incrédulité, après dix années à Paris, à repenser à tout cela, à me dire que j’avais effectivement vécu là-bas, au bord de ce lac Tanganyika dont la forme d’aiguille sur les cartes me paraissait tellement belle, tellement enfouie au cœur du continent. Encore maintenant, c’est une région qui me fait beaucoup rêver. Il y a quelques pages dans le livre sur ce qu’on voit du bord du Liemba au moment de doubler les montagnes Makari, sur la rive tanzanienne : cet à-pic incroyablement abrupt qui se jette dans le lac, le long duquel le bateau passe lentement, sans pouvoir bien sûr y aborder ; on est là, accoudé au bastingage, et on regarde à distance le versant couvert d’arbres immenses, inconnus, cette forêt pratiquement intouchée à laquelle on n’aura jamais accès… Je suis en plein cliché mais c’est ainsi : le désir de cette région reste très fort.












Sylvain Prudhomme, Tanganyika Project, Léo Scheer, 2010


Images : 1) Le lac Tanganyika (source) / 3) Eucalyptus, gravure 18ème siècle (source) / 4) Portrait de Michel Leiris - Lou Laurin-Lam (source) / 5) Affiniam (photo personelle)




mercredi 12 janvier 2011

> Les heures silencieuses - Gaëlle Josse























Une femme vêtue d’une robe aux couleurs sombres est assise devant son clavecin. On la voit de dos. Un miroir placé au-dessus de l’instrument nous permet d’apercevoir une mince partie de son front mais son visage reste caché. Un autre miroir, plus imposant et placé au centre de la pièce, reflète en arrière plan la silhouette d’une seconde femme beaucoup plus éloignée, probablement une domestique, occupée à laver le sol. Intérieur avec une femme jouant du virginal est un tableau d’Emmanuel de Witte, un peintre hollandais du XVIIème siècle, contemporain de Vermeer. Quelle est cette femme assise à son clavecin ? Pourquoi a-t-elle posé de dos ? Nous n’en savons rien et a priori personne n’en sait rien. Elle appartient à cette grande famille des personnages oubliés ou anonymes qui peuplent l’histoire de la peinture, des personnages que nos yeux croisent dans les musées et qui peuvent nous laisser plus ou moins indifférents, retenir notre attention ou, plus rarement, nous émouvoir au point qu’il nous faudra revenir longtemps les contempler sans jamais cerner tout à fait la source de cette émotion. Ces personnages semblent renfermer des existences en chair et en os, des vies faites de douleurs et de joies dont il nous semble de temps à autre que quelque chose affleure avec une force inouïe.

C’est à l’un de ces affleurements que Gaelle Josse, dans un beau roman paru il y a une semaine aux éditions Autrement, a souhaité s’abandonner. Elle s’empare de la figure fugitive de cette mystérieuse joueuse de virginal, de cette femme qui semble paradoxalement n’avoir souhaité être peinte que pour mieux soustraire aux regards son visage et son corps. Elle lui prête voix à travers les pages d’un journal intime qui s’étend sur à peine plus d’un mois, du 12 novembre au 16 décembre 1667. Peu soucieuse de l’air du temps, Gaëlle Josse tisse ici d’une belle écriture un récit de vie empreint d’un désespoir retenu. Un récit intimiste qui nous introduit par petites touches au coeur d’une époque et d’un lieu (la Hollande commerçante du XVIIème siècle) et nous immisce dans l’une de ces vies minuscules qui font les silences de l’histoire. Car derrière cette existence cousue de brefs bonheurs mais surtout de drames et de sacrifices vécus pour soi, dans l’ombre d’une société qui ne les entend pas encore, c’est aussi une évocation poignante de la condition féminine au XVIIème siècle qui se fait jour.





« Je m’appelle Magdalena Van Beyeren. C’est moi, de dos, sur le tableau. »

C’est ainsi que s’ouvre le journal de la femme de Pieter Van Beyeren, l’administrateur de la compagnie néerlandaise des Indes orientales à Delft. Entrée dans un tableau insolite d’ Emmanuel de Witte et entrée dans l’intimité d’une femme en son temps.

Si la narratrice de ce journal revient brièvement sur cette commande qui l’a amenée à poser devant la palette d'un peintre de Delft, elle laisse encore dans l’ombre les raisons qui l’ont poussé à y apparaître de manière si peu conventionnelle.

« J’ai souhaité figurer de dos sur ce tableau. Une étrange requête, a-t-il semblé à mon mari. Voyant que cela me tenait à cœur, il y a finalement consenti, et n’en a pas cherché les raisons. Sa demeure et ses meubles devaient être convenablement montrés, c’était là son seul vœu, le reste n’étant que bizarrerie sans conséquence. »

De cet artiste qui « a su faire deviner sa présence derrière les courtines, avec un simple vêtement et une épée posés sur un siège devant le lit », on n’apprendra finalement peu de choses. L’histoire, elle, nous enseigne qu’ Emmanuel de Witte, avant d’être reconnu comme l’un des maîtres de la peinture hollandaise, fut tout au long de sa vie empêtré dans des soucis d’argent et ne peignit quasiment que sur commande des tableaux qu’il vendait quelques centaines de florins pour éponger ses dettes… Magdalena Van Beyeren évoque ici une commande à cent florins dont le peintre se serait «honnêtement acquitté». C’est à peu près ce à quoi se limite ici la relation du peintre et de son modèle. Intérieur avec une femme jouant du virginal n’est pas la première œuvre picturale à avoir inspiré un écrivain, mais, fait plus étonnant, la relation du peintre à son modèle et la question du travail créatif de l’artiste occupent ici une place mineure. Dans Vie de Joseph Roulin, Pierre Michon part d’abord du regard singulier que Van Gogh a porté sur son facteur, cet homme ordinaire qu’il souhaitait que l’on puisse regarder comme une « apparition ». Plus près de Gaëlle Josse par l’arrière plan historique et par cette ville de Delft que partagèrent De Witte et Vermeer, on pensera aussi à la Jeune fille à la perle, le célèbre récit de la romancière américaine Tracy Chevalier, qui imagine, à partir du tableau éponyme de Vermeer, une relation de fascination et de complicité entre le maître et sa jeune servante… Mais rien de tel dans les Heures silencieuses où la figure et le travail du peintre s’éclipsent rapidement pour laisser tout le mystère du tableau reposer sur l’épaisseur existentielle de la femme sans visage du premier plan. C’est d’ailleurs elle qui semble en avoir composé la scénographie jusqu’au moindre détail : elle a imposé de se montrer de dos, choisi de faire apparaître au fond du tableau sa jeune servante boiteuse et fille de la vieille gouvernante de la maison, « cette jeune enfant disgraciée et joyeuse », décidé de porter une robe simple et peu avantageuse, voulu qu’on la peignît près de son instrument…

Nous ne comprendrons que plus tard la raison de certains de ces choix extravagants.

Magdalena Van Beyeren a grandi dans une famille bourgeoise de la ville de Delft. Elle est la fille aînée d’un négociant dont le drame à peine masqué est de n’avoir jamais eu de fils. Père de cinq filles, l’homme n’a pourtant jamais été mauvais et a su témoigner tendresse et prodigalité à ses filles sans toutefois oublier le sort qui était le sien :

« Mais parfois un mot, une phrase demeurée un pied en l’air rappelaient avec férocité sa rancœur envers notre mère, coupable de n’avoir su enfanter qu’un troupeau de juments ».

En tant qu’aînée, Magdalena occupe un peu la place du fils absent et grandit dans une forme de proximité complice avec son père. Elle s’intéresse aux affaires qu’il conduit, l’accompagne à l’arrivée des navires, se distingue par ses qualités et, encore adolescente, gagne un jour le respect des hommes en déjouant une escroquerie importante par l’observation attentive d’un livre de comptes. Mais c’est avant tout la fréquentation des hommes de mer, le tohu-bohu des arrimages et les mille histoires contenues dans les livres de bord des navires au retour qui l’émerveillent et la font rêver. Son cœur semble battre bien plus fort pour le commerce et pour les appels de la mer que pour le cercle d’échanges et d’activités où se trouvent généralement confinées les femmes de son entourage :

« J’étais loin de la maison, de la tristesse dévote de ma mère, des mouchoirs à ourler, des serviettes à compter, des draps à recoudre, du linge à raccommoder, de tous ces airs entendus que prennent les femmes entre elles, et qui, souvent, leur tiennent lieu de langage »

Pourtant, ces quelques promesses de bonheur, qui auraient pu donner prise à un tout autre destin et pour le lecteur au récit d’aventures d’une femme hors du commun, seront peu à peu enfouies sous le cendres d’une vie plus banale et plus en phase avec les mœurs de l’époque. Lors de « ses premiers sangs » Magdalena, devenu demoiselle, se soustrait déjà aux escapades sur le pont des navires.




Un autre événement va changer le cours de l’existence de « la joueuse de virginal » et la faire entrer dans le rang. Elle rencontre bientôt Pieter Van Beyeren dans le carré des officiers d’un navire où son père l’a convié et s’éprend de lui. Une longue absence du jeune officier parti en Chine comme commandant de bord du Haarlem ne fait qu’attiser ce sentiment et les fiançailles sont célébrées dès le retour de la flotte. Magdalena a 19 ans lorsqu’elle se marie. Un mariage que l’on peut qualifier d’heureux. Pieter délaisse toutefois la mer, jugée par le père de Magdalena trop dangereuse pour un homme fondant un foyer. Il se lance à son tour dans le commerce, appuyée dans la gestion de ses affaires par son épouse, dont les talents pour ce type d’activités ne sont plus à démontrer. Viennent alors le plaisir des sens, puis les premiers enfants...

Le journal alterne entre un présent marqué par la secrète mélancolie d'une femme qui semble au soir de sa vie (elle n'a pourtant que trente-six ans) et ce récit par lequel Magdalena parcourt à nouveau le fil du temps de son enfance jusqu’à cet hiver 1667 et jusqu’à ce tableau qui semble être la dernière pièce apportée au puzzle de son existence.

Mais avant d’arriver à cet hiver elle aura mis au monde cinq filles et un fils et aura également perdu cinq enfants. Des enfants dont les noms résonnent encore à sa mémoire et dont le souvenir aura contribué à ternir lentement le cours de sa vie. Une vie de femme en somme, qui ne la différencie guère de l’épouse d’Abraham Beekmann, le banquier de la Donkerstraat, peinte par Vermeer dans un portrait célèbre :

« C’est un bel ouvrage, je le reconnais, le peintre a donné une grande douceur à son visage exténué par toutes ses grossesses ».

Cette vie de femme dont personne ne semble s’offusquer autour d’elle semble plus particulièrement marqué par deux événements. Le premier nous est confié dès les débuts du récit. A l’âge de douze ans Magdalena s’est trouvée être témoins du meurtre d’un inconnu lors d’une promenade en forêt. L’amie qui l’accompagnait lui a fait jurer, sous l’emprise de la peur, de ne jamais rien dire de ce qu’elle venait de voir et d’oublier la scène. Une vieille femme innocente sera jugée coupable du crime et condamnée au bûcher. Magdalena respectera, contre sa volonté profonde, le serment donné. Un silence homicide qui n’aura cessé de la hanter et dont elle espère que l’aveu tardif à son journal l’allègera un peu. Un silence qui lui fait surtout prendre conscience « qu’il faut agir selon son cœur, au plus près de ce qui nous semble juste, et ne jamais accepter ce qui nous fait violence ».

Mais c’est un autre virage que prend sa vie de femme, bien plus tard, après qu’un dernier accouchement difficile a encore une fois failli lui ôter la vie. Son mari lui impose alors une décision qui la précipite soudain dans une forme nouvelle de solitude. Il ne lui reste bientôt plus que son épinette pour s’épancher et la vague consolation que lui offre l’écriture du journal que nous finissons de lire. C’est aussi cette dernière blessure qui donne enfin tout son sens à certains détails du tableau et par-dessus tout à l’étrange posture de la femme au virginal.

Gaëlle Josse, poète qui signe ici son premier roman, réussit, sous une apparente simplicité, un exercice difficile. Jouant sur le registre peu en vogue du sentiment, de la confidence et de l’écriture intimiste, elle parvient à rendre un son juste. Son texte prolonge d’une résonance âpre et mélancolique cet Intérieur avec une femme jouant du virginal, que le lecteur des Heures silencieuses ne contemplera plus jamais tout à fait comme avant.














Gaëlle Josse, Les heures silencieuses, Editions Autrement Littératures, 2011.


Images : 1) Intérieur avec une femme jouant du virginal - Emmanuel De Witte (source) / 2) Le port de Rotterdam - Johan Bartold Jongkind (source) : 3) Gaëlle Josse (source).







dimanche 2 janvier 2011

> Le livre noir de la langue française




Peu de langues ont été aussi choyées et portées aux nues que le français. On ne compte plus les écrivains étrangers qui s’y sont convertis, les institutions qui l’ont encensé, les intellectuels qui l’ont promu. On trouvera également peu de langues qui aient autant focalisé l’attention des acteurs de la diplomatie culturelle d'un Etat que la nôtre. Les questions de sa défense, de son maintien sur la scène internationale ou de sa diffusion passent souvent pour déterminantes aux yeux de ceux qu’intéresse le rayonnement de la France et, dans une plus large perspective, celui de la francophonie.

Cette passion et ce prosélytisme singuliers ont une histoire qui commence sans doute avec Du Bellay à une époque où le français doit affirmer sa capacité et sa légitimité à exister à côté du latin et qui se poursuivra avec le célèbre et triomphal discours de Rivarol sur l’universalité de la langue française.

Mais une autre histoire se dessine au creux de celle-ci qui n’avait encore jamais été mise en lumière de façon organisée, réfléchie et systématique. Si l’on n’ignore pas les engouements que le français a pu susciter on n’est sans doute moins au fait des représentations négatives et des critiques multiples, sévères et étayées dont il a pu faire l’objet depuis trois cent ans, critiques d’autant plus surprenantes qu’elles ont souvent été initiées ou reprises par ceux-là même que la postérité devait retenir comme les plus grands ambassadeurs de notre langue : Voltaire, Diderot, D’Alembert, Rousseau, Lamartine, Flaubert… Dans Le français, dernière des langues, c’est cette histoire que Gilles Philippe nous raconte. L’essai est érudit, documenté et on le trouve au rayon linguistique des bonnes librairies. Il fait pourtant partie de ses faux ouvrages de spécialité qui, par leur souci pédagogique et les perspectives qu'ils ouvrent, s’adressent en fait à un public bien plus large que celui de leur seul cénacle.

Car derrière les débats et les polémiques qu’il relate, ce petit précis de « gallophobie » pose bien des questions : peut-on isoler une langue des textes dans lesquels elle s’incarne ? Où se joue, si tant est que ces termes aient un sens intrinsèque, la force, la clarté, la beauté, la musicalité, la richesse lexicale d’une langue… ou leur contraire ? La littérature peut-elle racheter les défauts supposés ou avérés d’une langue ?

Gilles Philippe nous entraîne dans un voyage foisonnant et nous accompagne le long d’une frontière bien ténue : celle qui sépare la description objective du jugement de valeur et le constat grammatical du fantasme linguistique.





« Pour parler à Dieu je parle en espagnol ; pour parler à mon banquier, je parle florentin ; pour parler aux femmes je parle en français ; et pour parler à mon cheval sur le champ de bataille, je parle en allemand. »

Ces remarques sont prêtées à Charles Quint. Malgré leur intention pragmatique, elles laissent entendre que chaque langue possèderait un génie propre qui lui prêterait une forme d’autorité ou de supériorité dans un domaine de spécialité donné. Langue de l’amour, du commerce, de la poésie, de la philosophie, de la loi… Faites votre choix, Babel a bien fait les choses ! Dans cette répartition des habiletés propres à chaque langue, certaines se trouveraient alors fatalement mieux dotées que d’autres… Contrairement à ce que pourrait nous laisser penser toute une culture patrimoniale, le français n’a pas toujours été le mieux servi à ce jeu du décompte des mérites de chaque langue.

Si la langue française a été régulièrement couverte d’éloges, si elle a été la langue européenne par excellence pendant plusieurs siècles, Gilles Philippe se propose néanmoins de sonder le « gouffre d’oubli » dans lequel semblent avoir disparu les très nombreuses critiques dont elle a pourtant fait l’objet depuis le XVIIème siècle. La mémoire, comme l’histoire, est sélective, car c’est d’ailleurs souvent dans les grands textes qui en ont fait par ailleurs l’apologie qu’étaient pointés les défauts substantiels du français. Si l’on trouve déjà durant le Grand Siècle des textes qui soulignent les imperfections de notre langue, c’est dans la Lettre à l’Académie de Fénelon (1714) que Gilles Philippe voit l’acte de naissance de la longue histoire des discours critiques à l’encontre de la langue française. Ce texte reprend plusieurs idées qui seront reprises et développées par de nombreux autres écrivains, penseurs, traducteurs.

D’abord, la langue française est lexicalement pauvre. Elle est de ce point de vue indéniablement inférieure aux grandes langues anciennes auxquelles elle sera d’abord comparée : le latin (dont elle s’est affranchie à grand peine) et le grec. Si Fénelon parle dans sa Lettre plutôt d’une langue appauvrie que d’une langue pauvre, c’est qu’il tient d’abord à faire le procès de la grande épuration qui a donné naissance à la langue classique. Mais d’autres s’empareront bientôt de ce défaut que Fénelon considérait plus comme conjoncturel que structurel, pour en faire un trait essentiel du français. Alors que La Bruyère reconnaissait avoir eu bien du mal, pour des raisons d’insuffisance de vocabulaire, à traduire Théophraste dans notre langue, Voltaire lancera à quiconque le défi de traduire les Géorgiques en parvenant à rendre l’immensité du champ lexical agricole déployé dans l’œuvre de Virgile. Et si, finalement, Jacques Delille relèvera le défi dans une traduction qui trouvera grâce aux yeux de Voltaire, ce premier talon d’Achille sera montré du doigt durant plusieurs siècles… L’indigence lexicale du français, d’abord mise en relief par comparaison au latin et au grec, passera aussi pour un trait récurrent lorsque l’on comparera entre elles les vertus des langues européennes. Le français joue ici perdant sur tous les tableaux. Edmond de Goncourt concèdera en 1884 que « la langue française est peut-être de toutes les langues des peuples civilisés du monde, la langue possédant le plus petit nombre de mots ». Paul Valéry, entre autres, reprendra cette idée et reviendra sur le manque de fonds lexical du français (en regard notamment de l’anglais), qu’il désigne comme « l’une des langues les plus lacuneuses »… Nombreuses sont les réalités que, contrairement à l’anglais, aucun terme ne désigne alors que certains signifiés forts différents se partagent souvent le même mot (rien ne permet de désigner en français une mère qui a perdu tous ses enfants alors que belle-mère est d’une ambivalence unique et fâcheuse). Mais c’est aussi une certaine inaptitude du français à la dérivation lexicale que Valéry souligne. Car au-delà du manque de mots, le français pècherait aussi par son peu d’ouverture naturelle à la création lexicale… Là ou d’autres langues adoptent avec bienveillance des « nouveaux venus » générés presque naturellement par dérivation, suffixation, substantivation d’adjectifs ou de verbes ou production décomplexée de néologismes, le beau français grince des dents… C’est le sens de la remarque prêtée à Voltaire et souvent reprise au XIXème et au XXème siècle : la langue française est une « gueuse fière ». « Gueuse » parce que relativement pauvre d’un point de vue terminologique, « fière » parce que refusant néanmoins d’adopter les solutions qui lui permettrait de pallier à ce défaut. Le français manque de vocabulaire pour parler des « petites choses » et, d’autre part, se refuse trop fréquemment à produire les mots qui lui manquent par des moyens qui pourtant sembleraient aller de soi…

Au-delà du simple décompte des mots, cette frilosité néologique reflète une rigidité qui engage bien plus que la seule question du vocabulaire. Et l'on touche là à l'autre critique importante dont le français a constamment fait l’objet : sa raideur syntaxique. A la pauvreté terminologique s’adjoindrait une surabondance nuisible de mots grammaticaux et un ordre obligé de la phrase qui feraient à la fois de notre syntaxe l’une des plus outillée du monde mais aussi l’une des moins souple et des plus contraignantes… Représentation ou constat, le fait est que cette « raideur syntaxique » constitue le second point nodal des critiques adressées au français depuis le XVIIème siècle. Après Voltaire c’est sans doute Jean-François de la Harpe qui, dans son opus De la langue française comparée aux langues anciennes entérine cette tradition critique. Regrettant la souplesse du latin et du grec, il avance de nombreux exemples visant à nous faire sentir la lourdeur de ces innombrables mots-outils dont ne peut se passer le français. Ainsi pour traduire la phrase latine «fugam circumspiciebant» qui tient en deux mots, le français est obligé d’en utiliser dix : «ils regardaient autour d’eux de quel côté ils fuiraient». La phrase française avance à la façon d’un véhicule qui exhiberait à chaque instant toutes les pièces de son moteur… Si Gilles Philippe rappelle que de nombreux grammairiens étrangers se disent surpris de cette profusion de chevilles grammaticales, il ne manque pas de rappeler que beaucoup d’écrivains français se sont également déclaré fatigués d’avoir à s’y colleter… Flaubert se plaignait souvent à Louise Collet des ses incontournables mots-outils (dont le « que » omniprésent et indigeste…) qui alourdissait la phrase ; Julien Gracq rêvait de retrouver l’élasticité des constructions latines pour échapper «aux solides sutures de la syntaxe française» et à ses «boutons et boutonnières»…





Troisième point sur lequel s’est depuis longtemps appesanti la critique : la pauvreté rythmique et musicale du français. Déjà corsetée par ses si visibles béquilles grammaticales et la place contrainte des mots dans la phrase, le français est de plus une langue non accentuelle, d’une singulière atonie dès qu’on la compare au grec, au latin, aux autres langues romanes ou encore aux riches mélodies de l’anglais. Et il n’a pas manqué de traducteurs, linguistes, écrivains et poètes pour considérer que le français serait, par voie de conséquence, l’une des langues les moins musicales et donc les moins poétiques qui soit. Si Voltaire a préparé le terrain à une longue tradition critique concernant l’indigence lexicale du français c’est sans doute à Rousseau que l’on doit d’avoir stigmatisé le défaut de musicalité de la langue française. Dans sa Lettre sur la musique française, Rousseau met en avant l’idée (que développera plus tard Stendhal) selon laquelle la musique italienne est profondément supérieure à la musique française. Si sa Lettre vise prioritairement la musique et non la langue, il appuie néanmoins son propos sur une critique d’ordre linguistique : « je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; que le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ». La radicalité de ces remarques, qui déclenchera une vive polémique dès 1753, reprend également des considérations d’ordre grammatical : inapte aux inversions auxquelles recourt fréquemment l’italien, la phrase française ennuie, se prête mal au récitatif, est étrangère à l’essence même de la musique… Dans l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau donnera une assise théorique à cette critique. La langue originale qui était avant tout rythme, chant, image a peu à peu perdu de son expressivité au cours du temps, elle s’est asséchée, conceptualisée… et dans cette évolution il est clair que le français est, aux yeux de Rousseau, la langue qui a le plus radicalement suivi cet infléchissement. Ces critiques seront largement reprises, au XIXème siècle, par tout un courant critique venu d’Italie. Le poète Giacomo Leopardi, laissant de côté l’atonie sonore du français, développera l’idée selon laquelle le français est incapable de jouer sur la part d’indéfini, de halo, d’expressivité non conceptuelle nécessaires à toute poésie. Gilles Philippe ramène cette argumentation à la représentation fort répandue du français comme d’une langue outrancièrement grammaticale :

« Malgré l’abstraction du propos, on peut se risquer à deviner ce dont il s’agit : de la surgrammaticalisation du français qui obligerait à tisser les phrases d’outils grammaticaux – articles, pronoms, conjonctions, prépositions – sans autre portée, peut-on croire, que de préciser le statut exact des mots qui y apparaissent et d’en stabiliser le sens à l’intérieur du cadre étroit de l’énoncé, en éteignant ainsi toutes les harmoniques »

Certes, les propos de Leopardi sont assez peu étayés et on ne peut faire abstraction du contexte particulier dans lequel s’est développé le débat des mérites comparés de l’italien et du français. Gilles Philippe le rappelle brièvement, l’italien a été la langue européenne par excellence jusqu’au début du XVIIème siècle et s’est vu peu à peu détrôner par le français dans les périodes qui ont suivi. Ce déplacement dans la hiérarchie culturelle des langues était à même de susciter des réactions, des critiques, d’alimenter, sous couvert d’analyse linguistique, des polémiques relevant, pour reprendre le terme de Louis-Jean Calvet, de ce que l’on peut appeler la guerre des langues. Mais cette « impoéticité » du français a fait également l’objet de débats franco-français dans le champ de la littérature et de la poésie et une bonne partie des conventions qui se sont imposés dans la poésie française semblent avoir eu pour objectif de pallier à certaines incommodités de la langue. Les règles de métrique et de versification, les licences permettant d’introduire des inversions peu naturelles, la gestion complexe du « e » muet (l’une des grandes singularités de notre langue et la grande épine au pied de notre poésie…) dans le décompte syllabique, le recours aux ressources allitératives peuvent être envisagés comme autant d’efforts pour « poétiser » une langue naturellement non poétique, faire chanter une langue naturellement non musicale. Paul Valéry, Paul Claudel s’interrogeront souvent sur les moyens à mettre en œuvre pour inventer une musicalité « à la française ». Yves Bonnefoy, à la fois traducteur et poète, ne manquera pas non plus d’interroger les limites de notre langue sur le territoire de la poésie, la difficulté qu’il y a, en français, à exprimer ce par quoi se joue l’essence même de la poésie : notre présence au monde.

La seule qualité attribuée de longue date au français et qui semble presque jamais n’avoir été remise en question est sa légendaire clarté… Cette qualité pourrait d’abord surprendre si l’on revient sur certaines spécificités de notre langue : surabondance homonymique, indigence terminologique, présence d’incohérences dans la formation de certains mots (comme cet « implacable » formé sur la base du préfixe privatif « im » alors que l’épithète « placable » n’existe pas…)… magma polysémique qui fait aussi du français l’une des langues les plus prolixes sur le terrain du calembour, du jeu de mot, du double sens et de l’ambivalence. Mais cette clarté semble paradoxalement pouvoir être expliquée par l’un de ses traits distinctifs si souvent présenté par ailleurs comme un défaut : la rigidité syntaxique de notre langue et l’ordre analytique à partir duquel se construit la phrase française. Ainsi, ce qui ferait défaut sur le plan de l’expressivité, permettrait justement d’organiser l’énoncé selon un schéma rigoureux laissant peu de place possible à la mésinterprétation. Précision, sens du détail, cheminement logique de la pensée : tout concourrait donc à justifier cette incomparable clarté de la langue française. Gilles Philippe rappelle toutefois qu’il peut être tentant de justifier dans l’ordre de la langue ce qui relève en fait de paramètres historiques indépendant d’elle. Le français a en effet tenu lieu de langue des échanges diplomatiques en Europe pendant plus d’une centaine d’année et il a été souvent avancé que la précision de la structure énonciative française justifiait que cette langue soit préférée aux autres pour la rédaction des traités et la communication entre les acteurs du monde politique et économique…

On pourrait alors penser que, contrairement au découpage proposé par Charles Quint, le génie de la langue française la porterait plus naturellement à occuper le terrain du raisonnement, de la pensée scientifique et de la philosophie. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle arrivait finalement Rousseau. Le français pouvait se consoler de ses faibles dispositions poétiques et musicales en se présentant comme la langue de la sagesse et du raisonnement. Ce n’est pourtant pas si simple et Gilles Philippe revient également sur tout un courant de pensée qui a cherché à limiter la portée philosophique de la langue française. Trop analytique, trop contrainte à se soumettre aux injonctions de sa propre grammaticalité, le français parviendrait difficilement à s’inscrire dans deux courants qui ont marqué l’histoire moderne de la philosophie : l’empirisme dans lequel l’anglo-saxon, par sa souplesse et sa capacité « humienne » à exprimer les qualités avant la substance s’inscrirait plus naturellement ; et la phénoménologie que la langue allemande serait à même de porter à son plus haut point, grâce à sa capacité d’exprimer une pensée synthétique et donc plus proprement spéculative… Heidegger ne considérait-il pas que seuls l’allemand et le grec avaient vocation philosophique ? Sans doute pourrait-on illustrer ces propos en observant les recours et détours par lesquels un penseur comme Sartre, dans l'Etre et le Néant se trouve tenu de passer pour arriver à ses fins : recours constant au vocabulaire philosophique allemand, omniprésence d’italiques, guillemets marquant des emprunts ou des inventions terminologiques d’appoint pour surmonter les limites du français en tant que langue d’écriture philosophique… Mais sans doute est-ce encore là prendre l’effet pour la cause et justifier une abondante production historique dans des langues données par des raisons d’ordre structurel et linguistique…

Si l’on ne peut nier qu’il existe des spécificités distinctives propre à chaque langue, Gilles Philippe nous montre aussi comment l’on peut glisser vers des interprétations globalisantes et la constitution d’un imaginaire linguistique qui déborde largement le cadre de la description grammaticale.



Langue non poétique, non philosophique, indigente quant à son lexique, aliénante quant à sa syntaxe, c’est un sombre tableau qui a été ici brossé… Mais Gilles Philippe nous explique aussi comment les écrivains français ont su faire de mauvaise fortune bon pot en retournant à leur avantage ces nombreuses faiblesses constatées ou supposées de l’idiome avec lequel il leur était donné de travailler… Et c’est sans doute là que s’est joué, dans l’imaginaire collectif et littéraire, un tour de force remarquable que résume parfaitement ces propos de Jean-François de la Harpe :

« Louange et gloire aux grands hommes qui nous ont rendu, par leur génie, la concurrence que notre langue nous refusait ; qui ont couvert notre indigence de leur richesse ; qui, dans la lice où les anciens triomphaient depuis tant de siècles, se sont présentés avec des armes inégales, et ont laissé la victoire douteuse et la postérité incertaine ; enfin, qui, semblables aux héros d’Homère, ont combattu contre les dieux, et n’ont pas été vaincus »

Cette louange aura elle aussi longue vie et c’est curieusement les discours critiques essuyés au cours des siècles par la langue française qui la rendront si vivace. Deux idées ont donc permis de valoriser la littérature française à l’ombre de cette histoire critique de la langue elle-même. Gilles Philippe nous les rappelle :

« La première sous-tend ce que nous venons de lire : l’ingratitude de l’idiome était telle que nos écrivains durent travailler plus encore que les autres et, par conséquence paradoxale, fournirent de plus grandes œuvres encore. La seconde va à l’opposé : parce que nos écrivains n’auraient pu créer des chefs-d’œuvre dans la langue qu’ils ont reçue, c’est contre elle qu’ils ont travaillé, quitte à la forcer »

Cette obsession du travail de l’écrivain sur la langue (que Flaubert incarnera finalement de manière indépassable [ndlr]), constituerait donc, dans l’imaginaire littéraire tout au moins, une spécificité française. Comment parvenir à laisser sortir indemne de l’épreuve du gueuloir des phrases fondues dans la langue la plus antilyrique qui soit ? Comment «faire de l’or avec une langue de plomb» ?

Que ce travail soit le lot de la plupart des écrivains dans toutes les langues du monde ne fait, au fond, pas de doute. Il serait simplement revenu aux écrivains français, premiers à se prêter au jeu des représentations négatives et restrictives de leur propre langue, de le mettre plus visiblement en exergue.

Gilles Philippe signe ici un ouvrage dense et intelligent, à lire avec gourmandise pour se remettre dans le jus de la langue.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Gilles Philippe, Le français, dernière des langues. Histoire d'un procès littéraire. PUF. 2010
 
 
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