jeudi 28 février 2013

> L'écorchure - Ana Maria Sandu

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L’écorchure est un texte d’ Ana Maria Sandu écrit en 2003 et découvert sept ans plus tard par Fanny Chartres, qui l’a traduit en français pour les Editions du Chemin de fer (au texte sont tissées des illustrations de Marine Joatton). Lors de cette parution, son éditeur français présentait l’auteur comme «l’un des talents les plus prometteurs et les plus originaux de la jeune génération roumaine». Ana Maria Sandu, en comparaison d’autres auteurs roumains, n’est pourtant pas aujourd’hui au premier plan de la scène littéraire de son pays, et aucun des deux autres romans qu’elle a publiés (en 2006 et 2010) n’a encore été traduit en français. Mais lorsqu’on lit L’écorchure, on aurait envie de s’en plaindre. Car ce court récit (à la limite du poème), à la fois sauvage et intimiste, est porté par une voix rare, une écriture à vif, qui ne peuvent pas laisser indifférents. Son ton et son style si particuliers ne sont peut-être pas tout à fait ajustés à certains canons mieux exportables de la littérature roumaine. Il n’en demeure pas moins qu’il y a chez elle une force d’écriture et un souffle qui font de ce livre (orphelin pour l’heure) l’un des beaux titres du catalogue des Editions du chemin de fer.





Au cœur du récit d’Ana Maria Sandu il y a l’enfance, une enfance charnelle, fulgurante vers laquelle la narratrice semble porter un regard où se mêlent l’âcreté des souvenirs et une forme d’évocation nostalgique de certaines pages définitivement tournées. Il y a là un rythme, une sorte de lyrisme simple et nerveux qui emporte tout. Bons ou mauvais, les souvenirs sont décochés comme des flèches. Si écorchure il y a, on ne sait jamais si elle provient de l’expérience même de l’enfance, où de sa disparition. On ne sait pas si ce qui blesse le plus est le temps vécu ou le temps perdu. On trouvera peu d’éléments explicites pour contextualiser cette vie d’avant : peu de dates, peu de lieux, aucune référence à un quelconque arrière-plan politique. Il y a pourtant bien la présence d’une Roumanie rurale, avec son dénuement, ses relents de basse fosse, ses odeurs de chou, ses joies simples. Et sa misère, qui surgit parfois comme un coup de poing :

« Et tonton Nita, le violoneux, te rappelles-tu ?
Te souviens-tu de la photo de mariage avec sa tête de Charlot ivre et misérable
qui nous a tant fait rigoler ?
Et du violon qu’ils n’ont pas réussi à détacher de ses mains car il était mort gelé dans sa maison, comme un chien ? »

On assiste à une flambée d’images, de visages et de noms où les souvenirs se bousculent comme sur un tapis de billard. Il y a d’abord Giorgi, l’amie d’enfance à la peau mate, sœur de lait ou sœur de sang, avec laquelle la narratrice a vécu une relation plus fusionnelle qu’un premier amour, s’est épuisée en jeux et en paroles

« Nous bavardions chaque soir jusqu’à ce que nous soyons saoulées par nos propres paroles comme des morceaux de pain imbibés d’eau et de sucre. Nos corps anémiés tanguaient alors vers d’immenses lits difformes dans lesquels nous pouvions secrètement nous glisser ».

Les deux filles ne se séparent jamais, trompent ensemble l’ennui, la faim ou le froid. Elles nourrissent ensemble de pauvres rêves, mangent à la même gamelle. Mais c’est une amitié que le temps a brûlé comme une mèche. On pourrait parler de traînée d’enfance comme on parle de traînée de poudre.

« Nos histoires, Giorgi, sont tombées dans les oubliettes,
elles ont disparu comme les aigrettes des pissenlits
sur lesquelles nous soufflions dans le jardin »

Dans L’écorchure, on ne s’attarde pas pour autant sur le tempus fugit. C’est amer, mais indolore. Les amitiés, ailleurs, autrement, repoussent comme des mauvaises herbes qui vous donnent tout leur suc avant de jaunir.

La famille passe aussi par fragments dans ses pages. Il y a la mère, à peine quelques apparitions, même si «les plus belles années sont un mur de protection inutile entre moi et maman». Plus forte est la figure de la grand-mère, cette mémé Lichi, contre le corps de laquelle l’enfant avait trouvé un refuge resté inégalé. Ana Maria Sandu lui consacre quelques passages parmi les plus beaux de son récit.

« Je me blottissais alors toute entière dans ses bras,
reniflant son odeur de pommes de terre sans laquelle je n’aurais pas pu vivre.
C’est peut-être pour ça que je ne pouvais pas m’endormir à midi, j’avais besoin de mon lit de chair.
Une faim de loup m’envahissait tous les soirs, avec une sensualité que je n’ai jamais connue chez aucun homme.
Elle au moins, elle n’a jamais sursauté quand,
de mes pieds froids,
je la touchais,
encore aujourd’hui, elle croit que je devrais dormir avec elle pour toute la vie,
pour qu’elle puisse me réchauffer et me faire répéter
soir après soir Ange, mon petit ange,
pendant qu’elle murmurera un Notre père sans queue ni tête. »

Mais à côté de ces réminiscences lumineuses, il y a aussi les tranches de violence et de solitude. C’est par exemple le souvenir traumatique d’un camp de vacances au bord de la Mer Noire, où la petite fille avait dû subir l’humiliation d’une tondaison parce qu’on lui avait trouvé des poux dans les cheveux. Et où Ana était devenue Chauvana

Le corps est un lieu de marquage, il se diffracte en reflets sensuels ou douloureux qui laissent tous la trace qui leur reviennent. Eveil aux mots, éveil aux sens, éveil au sexe sont autant de « passages » que la prose poétique d’Ana Maria Sandu malaxe avec une sorte de hargne lyrique. Et au bord de l’enfance qui finit, quelque chose émerge lentement, qui hésite :

« Il ne me reste plus qu’à deviner ce qu’il adviendra
de mon corps rachitique,
qui, parmi ces spécimens, aura raison de moi,
à qui ressemblerai-je, aurai-je des cheveux gonflés comme un beignet,
me disputerai-je avec les voisins, les mains calées sur les hanches,
ma bouche crachant des mots semblables à des piments forts,
les enfants tirant sur ma jupe
et ravalant leurs larmes et leur morve… »

Alors, il faut assumer ses bifurcations, refuser, le cas échéant, de devenir l’une de ces «mères aux mains ridiculement grandes et au parfum de ragoût». Et l’on entend ainsi, vers la fin de ce long poème, une sorte d’appel à l’insoumission. Une invitation à prendre ses écorchures à bras le corps pour aller jusqu’au bout de soi-même. Quitte à laisser sur le bord de la route ses premières amours, et le peu que les hommes vous réservent.

« C’est alors que j’ai regardé tes yeux et tes fesses rondes.
Tu n’étais plus qu’un fragment de chair bleue,
voilà ce qu’il restait de toi
Mais Ana et Chauvana, elles, vivaient.

Donc,
à la fin,
elles se sont prises par la main
ont sorti la langue,
et sont parties courir le monde,
folles et sautillantes. »

On se dit alors qu’au-delà des blessures ravivées, le souffle qui portait le récit d’ Ana Maria Sandu était d’abord tourné vers le large.














Ana Maria Sandu, L'écorchure. Les éditions du Chemin de fer. 2010.
Traduit du roumain par Fanny Chartres
Illustrations : Marine Joatton


vendredi 22 février 2013

> La persistance du livre


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Quidam est une maison d’éditions qui ne mâche pas ses mots mais les bichonne, les choisit, les susurre, les partage, les donne à déguster… Pascal Arnaud, son chef d’orchestre, avait réuni hier soir à la librairie Charybde, un panel enthousiaste d’écrivains, traducteurs, éditeurs et autres joyeux enragés-dérangés de la chose écrite, venus là pour égrener quelques pépites de son joli catalogue. Ici ou , on n’en avait parlé, et malgré le froid, la crise, la tempête, tout un chacun conflua des noires artères de la nuit gare-de-lyonnaise (certains venus de contrées fort lointaines) vers l’antre au livres qui accueillait. On se pressa, on se tint chaud, et aux collisions foutebaulesques d’un Bordeaux-Kiev hautement annoncé, on préféra pourtant ce modeste mais stimulant spectacle de passeurs de mots. On était serré comme des livres et l'on se tordait le cou pour mieux entendre dire - car si certains sont grands, d’autres sont petits. Et entre le coup de cœur des uns, le choix définitif des autres, il fallait entendre comment parle de ses livres un éditeur qui aime éditer…

Quidam, j’y avais déjà goûté. Je me souviens notamment du premier titre de leur catalogue, Le son de ma voix, ce récit bouleversant de l'écrivain écossais Ron Butlin (nous en avions parlé ici). J’ai acheté hier Visites de nuit, ce qui pourrait en être la suite, mais une suite qui creuse vers l’avant, nous plonge dans l’âpreté d’une adolescence endeuillée. Il y avait eu la surprise de Liquide (Philippe Annocque). Il y avait eu l’immense Jirgl de Renégat, roman du temps nerveux. Il y avait eu déjà un peu de B.S. Johnson et même (une perversion ?) son biographe avant lui... Mais les territoires de Quidam sont vastes et on nous a mis hier le pied haut à l’étrier.

Bref, c’était drôlement bien, de s’écouter avoir envie de lire et d’entendre parler de ces auteurs, connus ou moins connus. De Brinkmann et de Rome, regards, de Josipovici et de Moo Pak, de Nick Barlay, l'homme à La femme d'un homme qui, de la riante Autriche (sourire bernardhien) d'une Brève histoire de pêche à la mouche de Paulus Hochgatterer, de Denis Decourchelle et de La persistance du froid. D'en entendre parler  avec autant de conviction.

Mais il faut bien se quitter un jour. Alors on est tous repartis l'eau à la bouche (sans en avoir pourtant bu tant que cela). On est tous repartis avec une drôle d’envie de faire durer l’hiver jusqu’au mois de mai, du papier plein les mains.






mardi 19 février 2013

> Une pierre

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Pour Sébastien Devie,


« Plus de chemins pour nous, rien que l’herbe haute,

Plus de passage à gué, rien que la boue,

Plus de lit préparé, rien que l’étreinte

A travers nous des ombres et des pierres.



Mais claire cette nuit

Comme nous désirions que fût notre mort.

Elle blanchit les arbres, ils s’élargissent.

Leur feuillage : du sable, puis de l’écume.

Même au-delà du temps le jour se lève. »



Yves Bonnefoy, Les planches courbes. Poésie/Gallimard. 2005
   

dimanche 17 février 2013

> Le livre des étreintes - Eduardo Galeano



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Journaliste et écrivain uruguayen, militant de la première heure engagé contre les dictatures militaires qui ont fait florès sur son continent, Eduardo Galeano a acquis une audience internationale au début des années 70 avec un ouvrage qui fit date : Les vaines ouvertes de l’Amérique latine.  Un essai dans lequel il retraçait la déprédation de ce même continent par les puissances coloniales puis néo-impérialistes du XVIe au XXème siècle.


Si ses sensibilités politiques sont encore très prégnantes dans Le livre des étreintes (paru en 1989 mais récemment traduit en français aux éditions Lux), il joue là sur un tout autre registre. Et il fallait sans doute tout son talent et tout son humanisme pour réussir à faire un si beau livre de ce qui aurait pu n’être qu’un assemblage foutraque de souvenirs, d’histoires et d’anecdotes.




Dans une note prudente, le traducteur précise que l’abrazo sud-américain n’est que partiellement rendu par le mot français «étreinte» qui par sa dimension «violente et charnelle» ne rend pas exactement «ce geste amical si fréquent en Amérique latine, qui vous fait prendre dans vos bras toute personne que vous avez du plaisir à rencontrer ou de la tristesse à quitter». «Mais après tout, s’empresse-t-il d’ajouter, il y a de la violence et une indéniable participation charnelle dans les textes qu’on va lire ».

Car il s’agit bien pour Eduardo Galeano de prendre dans ses bras, de ramener contre soi et de tenir au plus près de son corps, ce qui a été vécu, lu, vu et entendu et qui aurait pu être dispersé dans les oubliettes du temps. Le Livre des étreintes ne prend pourtant pas la forme d’une somme ordonnée mais celle d’un étoilement de souvenirs dans lesquels se bousculent quelques écrivains et personnages connus mais surtout beaucoup d’anonymes, des bribes du quotidien, des histoires, des rêves, des témoignages. Autant de fragments d’une vie vécue avec les autres, qui composent au final un récit hybride que traverse pourtant, comme un fil rouge, la présence silencieuse d’un cœur attentif. A ces textes s’entremêlent également quelques dessins de l’auteur d’une facture souvent onirique ou surréaliste. Il ne s’agit pas à proprement parler d’illustrations mais plutôt de contrepoints poétiques qui accompagnent agréablement la lecture sans jamais peser sur elle.

Inutile donc, de tenter de reconstruire un propos à partir de cette mosaïque du cœur et de la mémoire. Mieux vaut se laisser conduire par la main sur les sentiers bifurqués de l’auteur. On y verra circuler César Vallejo, Pablo Neruda, Carlos Onetti, tout autant que des paysans indiens, des prisonniers politiques cassés en mille morceaux, des enfants facétieux, des instantanés de quelques-unes des villes où Galeano a vécu ou s’est rendu (Buenos Aires, Montevideo, Caracas, New-York, Barcelone), des slogans relevés ici et là sur les murs des métropoles d’Amérique du Sud, des annonces déroutantes épinglées dans des journaux de son pays, des proverbes, des extraits de contes ou de mythes.

On rencontre un guitariste auquel les militaires ont brisé les doigts. Il tient à ce que cela ne se sache pas car il ne veut pouvoir être réentendu un jour pour sa seule musique sans que la commisération ne vienne interférer entre son public et lui.

Un enfant d’un village du Connecticut avait un jour fait remarquer à Galeano son étonnante découverte : « Devant le feu, face au danger, les fourmis se regroupaient par paires et ainsi, en couples, bien enlacés, elles attendaient la mort. »

Une annonce parue dans un journal de Montevideo en 1840 propose une liste de biens à vendre dans laquelle figurent tout à trac : « une négresse d’Angola à moitié dégrossie pour 430 pesos, des sangsues récemment livrées d’Europe, de l’essence de salsepareille, un mulâtre de treize ans qui a déjà travaillé chez un tailleur, un domestique de dix-huit ans, sans vices ni maladie et aussi un piano et d’autres meubles à bon prix ». Petite précision d’Eduardo Galeano : en 1840, l’esclavage était aboli depuis vingt-sept ans.

Sur les murs :
« Aide la police, torture-toi » (Melo, Uruguay)
« Bienheureux les ivrognes, car ils verront Dieu deux fois » (Santiago, Chili)
« Une fiancée qui n’a pas de seins, c’est bien plus qu’une fiancée, c’est un copain » (Buenos Aires)
A Bogotá : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », et juste en dessous : « dernier avis ».

En Equateur, un étranger rencontre un groupe d’Indiens shuar au cœur de la forêt amazonienne. Ils pleurent tous, regroupés autour d’une vieille femme moribonde. L’étranger leur demande pourquoi ils pleurent devant elle, alors qu’elle est toujours vivante. Et ils lui répondent : «Pour qu’elle sache que nous l’aimons beaucoup».

Une petite fille refuse de manger. Sa mère demande de l’aide au conteur cubain Onelio Jorge Cardoso. Il entreprend aussitôt de lui raconter l’histoire d’un «petit oiseau qui ne voulait pas manger sa petite bouillie». La maman du petit oiseau lui explique qu’il ne va jamais grandir s’il ne mange pas, mais le petit oiseau reste bec fermé et n’écoute pas sa maman. Alors l’enfant interrompt Onelio Jorge Cardoso :
« Quelle petite merde, ce petit oiseau ».

A travers cet archipel de textes courts, Galeano nous brosse un portrait impressionniste de l’Amérique latine, un portrait où légèreté et gravité, violence et tendresse optimiste sont sans cesse contredites l’une par l’autre, mais où la parole figure toujours, en dernier recours, comme ce qui peut sauver les hommes de ce qui les écrase. La dernière étreinte possible quand toutes les autres ont disparu. Le poids des mots est l’autre fil conducteur de ce voyage, la force qui peut toujours refaire surface pour consoler ou guérir. Galeano (qui connut personnellement la prison et l'exil) évoque ces hommes jetés dans les cachots de la dictature uruguayenne, isolés durant des années dans des cellules de la taille d’un cercueil, et qui ne durent leur salut qu’au moyen qu’il s’étaient inventés pour continuer à communiquer entre eux, à coups de cuillère contre les conduits rouillés de leur cellule. On pense encore à Fernando Silva, conteur exceptionnel (« Qu’est-ce que la vérité ? La vérité c’est un mensonge raconté par Fernando Silva ») qui exerçait aussi, à sa façon, le métier de médecin :

« Il préfère les herbes aux pilules et soigne l’ulcère par le chardon et l’œuf de colombe ; mais aux herbes, il préfère encore sa main. Car il soigne en touchant. Et en racontant, ce qui est une autre manière de toucher »

Le Livre des étreintes est bien un livre du souvenir si l’on accepte, comme nous y invite Galeano en exergue, de rapprocher le verbe se souvenir de son sens latin premier (re-cordis). Un sens resté plus vivace encore dans le verbe espagnol recordar. Se souvenir, nous dit-il, c’est repasser par le cœur.














Eduardo Galeano, Le livre des étreintes. Lux Editeur. 2012
Traduit de l'espagnol (Uruguay) par Pierre Guillaumin


Images :  1) Luis Marquez, Pêcheur de nuages, 1939 (source) /  3) Eduardo Galeano (source)


lundi 11 février 2013

> Les sœurs de sang

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Sylvia Plath est morte il y a cinquante ans aujourd'hui.

Alors voici juste un poème, Blackberrying, admirablement traduit ici par Valérie Rouzeau. Un poème que je ne me lasse pas de relire depuis des années.

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« Personne sur le chemin, et rien, rien sinon des mûres,
Des mûres de chaque côté, des mûres partout,
Une allée de mûres, qui descend en crochets, et une mer
Quelque part au bout, qui se soulève. Des mûres
Aussi grosses que mon pouce, aussi muettes que des yeux
Ebène dans les haies, et pleines
De jus bleu-rouge, qu’elles abandonnent sur mes doigts.
Je n’avais pas demandé de telles sœurs de sang ; elles doivent m’aimer.
Elles sont accommodantes, elles se font toutes petites pour tenir dans ma bouteille à lait.


Là-haut passent les chocards en volées noires, cacophoniques –
Bouts de papier brûlé qui tournoient dans un ciel orageux.
Leur voix est la seule voix, elle proteste, proteste.
Je ne crois plus que la mer apparaîtra.
Les hautes prairies vertes s’embrasent, comme illuminées de l’intérieur.
J’atteins un buisson de baies si mûres que c’est un buisson de mouches,
Suspendant leurs ventres bleu-vert et leurs ailes en un paravent chinois.
Le sirupeux festin de baies les a tout étourdies ; elles croient au paradis.
Un crochet encore, et les baies et les buissons finissent.


Il ne manque plus que la mer maintenant.
D’entre deux collines un vent soudain s’abat sur moi
Et me gifle le visage de son linge fantôme.
Ces collines sont trop vertes et douces pour avoir goûté le sel.
J’emprunte le sentier aux moutons qui les sépare. Un ultime crochet me mène
A la face nord des collines, et cette face est de roc orange
Et ne donne sur rien, rien sinon un grand espace
De lumières, blanches et d’étain, et un vacarme comme d’orfèvres
Frappant, frappant encore un métal intraitable.»

                           ..............


Sylvia Plath, La cueillette des mûres in La Traversée. Poésie/Gallimard. 1999.
Traduit de l'américain par Valérie Rouzeau.



jeudi 7 février 2013

> Claire Gallen : l'été en pente raide

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Il n’y a rien de plus désolant que d’avoir été riche et de ne plus l’être. Et la leçon que La Fontaine nous invite à tirer de sa Fable du Savetier et du Financier résiste rarement à l’épreuve de la réalité… On ne rend pas si facilement «ses écus» pour récupérer «ses chansons et son somme». Surtout lorsque lesdits écus se sont volatilisés dans les appels d’air de la conjoncture. Ce n’est pas un scoop, me direz-vous (pauvre La Fontaine…), mais à moins d’y être passé soi-même, sait-on vraiment ce que cela fait ? On ne manque généralement pas d’imagination pour se rêver devenu riche du jour au lendemain. Mais après ce premier envol de l’esprit, on pousse rarement le bouchon jusqu’à s’imaginer redevenant soudain pauvre. Rien de tel, donc, qu’une petite expérience.

Prenez un couple. Lui, est un agent immobilier issu des classes moyennes que la fameuse « bulle » a poussé vers le ciel. L’argent coule à flots grâce à des projets dont l’audace ressemble beaucoup à de l’escroquerie et un associé cynique et survolté qui rêve de prendre sa retraite à quarante ans. Elle, est une très jolie fille de bonne famille qui a planté un peu tout ce qui aurait pu lui appartenir en propre (des études, une carrière) pour se laisser couler dans la vie facile que cet homme lui offre sans hésiter. Maintenant, videz-leur les poches, sortez-les de leur appartement de cent mètres carrés rue Villebois-Mareuil pour les poser dans un deux pièces à Cergy (prêté par les parents de la fille), inscrivez-les à Pôle Emploi et attendez quelques courtes années. Au bout d’un temps, comme ils ont besoin de vacances (surtout elle), expédiez-les en plein mois de juillet dans un meublé du Lavandou. Et observez… Vous êtes en train de lire Les riches heures, le premier roman de Claire Gallen, paru aux Editions du Rouergue.




Ne vous fiez pas au ton factice de mon chapeau. Le roman de Claire Gallen n’est pas drôle du tout. Il est beaucoup mieux que cela. Il est sombre, rugueux, empreint d’un réalisme vénéneux qui vous colle au palais comme une mauvaise soif. Si on la considère dans ces grandes lignes, l’histoire de ce couple qui se fissure sous l’effet d’un mécanisme assez prévisible n’est pourtant pas en soi très originale. On se doute vite que la situation a peu de chance de s’améliorer. Le talent de Claire Gallen est ailleurs. Il tient à sa façon de nous restituer cette désagrégation conjugale avec une âpreté qui ne force jamais le trait. On n’assiste pas tant à un exercice romanesque du type « grandeur et déclin » qu’aux derniers termes d’un délitement pernicieux mais implacable qui a déjà été amorcé depuis plusieurs années.

Lorsque l’histoire commence, le vent de la chance a déjà tourné depuis un certain temps, les riches heures sont un souvenir et les protagonistes ont déjà dû, par la force des choses, s’inventer une autre vie. Mais le fantôme de la précédente, sans être pour autant à chaque instant spectaculaire, pèse dans leur quotidien le poids d’un âne mort. Les objets qu’ils ont dû adopter après s’être séparé de tous les ingrédients du confort et du chic dernier cri ne leur vont pas. Comme tout ce qui compose leur environnement intérieur et extérieur. Depuis ce passage du mauvais côté du miroir, ils grincent dans leurs gonds comme des pièces mal ajustées. Il leur faut composer avec les petits désagréments d’une existence banalisée : la beaufitude estivale d’une station balnéaire moyenne, la vieille voiture qui tombe en panne, la cafetière qui se détraque… Sauf que ces aléas et cette part de laideur ordinaire du quotidien sont répercutés au centuple par leur passé fastueux. Ils ne peuvent pas plus s’en contenter qu’y échapper…

L’autre force du roman tient dans l’absence de jugement moral porté sur les personnages. Le narrateur (l’histoire est racontée par la voix de l’homme) n’est ni victimisé ni diabolisé. Certes, il n’a rien de sympathique et on n’a pas particulièrement envie de le plaindre. Il a gagné beaucoup d’argent en abusant d’acquéreurs aveuglés par la grande vogue de la pierre, avec des marges de plus en plus téméraires. Pourtant, le récit ne sonne ni comme une vengeance ni comme une leçon de morale. Et Claire Gallen parvient parfois même à nous faire éprouver une forme d’empathie pour ce personnage. Il a poussé sa vie autour d’une coquille vide gonflée par ses entrées d’argent. Il a construit son couple avec une femme correspondant parfaitement au genre de femme qui devait plaire à un homme comme lui. Mais il y a bien eu un couple, un vrai…

De la même manière, le récit de l’éloignement de la femme échappe à certains écueils. Elle est belle, plus jeune que lui, un peu creuse et elle l’a aimé parce qu’il lui offrait la vie à laquelle elle aspirait selon son échelle de goûts et de valeurs. Mais aucun procès d’intention ne lui est ici adressé. Elle n’apparaît pas tant comme une femme vénale qui quitte le navire dès qu’il prend l’eau que comme une rivière qui finit par suivre son cours là où le courant qui la porte devait la mener. Le couple a pourtant tenu, chacun a pris sur soi le temps qu’il a pu pour essayer de se contenir dans l’espace qui lui était nouvellement imparti. Mais on constate, sans réelle surprise mais avec effroi, que les rôles peuvent rarement être distribués une seconde fois.

Les riches heures s’inscrit bien sûr dans notre actualité économique. Et l’on peut aussi le lire comme un roman de la crise immobilière, vue cette fois du côté de ceux qui étaient du côté le plus enviable avant que l’orage n’éclate. Mais il ne se réduit pas à en être une illustration désincarnée.

Claire Gallen parvient à donner une couleur et une épaisseur à des personnages qui sont immensément vides. Et qui avaient au départ tout pour glisser vers leur caricature. S’il y a de la tristesse, de l’amertume et de la violence dans ses personnages, on ne trouvera par contre dans son récit ni sarcasme, ni règlement de compte, ni rédemption… autant de pistes qui, eu égard à son propos, lui tendaient pourtant sans doute ostensiblement les bras.















Claire Gallen, Les riches heures. Editions du Rouergue. 2013.


Images : 1) Salvador Dali, Couple with Head full of Clouds (source) / 3) Bulle de savon (source)


samedi 2 février 2013

> Nicolas Presl : l'Afrique sans les bulles

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Qu’un livre puisse à ce point se passer de mots m'a d’abord inspiré une certaine méfiance. On ne se refait pas… Mais  le dernier album de Nicolas Presl, (BD muette, roman graphique sans parole, appelez ça comme bon vous semble) est une belle surprise, tant sur le plan formel que narratif.

Heureux qui comme est l’histoire d’un séjour en Afrique. Celui d’une femme qui ne connaît visiblement pas ce continent et rejoint là-bas, pour passer un peu de temps avec lui, son petit ami qui y travaille. Mais au récit de ce séjour se superpose une autre série de tranches de vie où l’on découvre le quotidien d’un confortable expatrié, un homme d’affaires qui succombe aux tentations locales de l’excès de bière et du pot de vin. Deux personnages que tout oppose et dont les chemins se croiseront brièvement, au cours d’un itinéraire tout en finesse où ils échappent à la caricature qui leur tendait les bras.  Cette histoire croisée nous est racontée, séquence après séquence, sur plus de deux-cent pages (à vue de nez, puisque l’auteur n’aime pas plus les chiffres que les lettres) à la seule force d’un dessin sans complaisance, à la fois expressif et inventif. Et l’on est emporté dès le coup d’envoi.

 

Tout commence (et finira) dans un aéroport. Mais on n’embarque pas tout de suite. Il y a d’abord le check in, les contrôles, la grande baie vitrée et les avions sur la piste. Nicolas Presl dessine l’attente et il prend son temps. La voyageuse est plutôt moche, angulaire, l’œil démesuré, affublée d’un moignon de nez, avec une tête aplatie surmontée d’une coupe façon Mireille Mathieu (mais vous verrez, son copain n’est pas mal non plus). A quelques exceptions près les personnages anonymes qui l’entourent à ce stade du voyage conservent quant à eux le bénéfice du doute : à la place du visage, un ovale en pointillé dans lequel figure l’indication «photo». A vous d’en coller une si le cœur vous en dit, le dessinateur n’aura pas d’ennui avec le CNIL…


 Nous voilà bientôt en Afrique, dans un pays que de nombreux indices situent plus précisément en Afrique de l’Ouest. Mais la nouvelle venue va d’abord déchanter. Il fait chaud (presque tous les blancs transpirent sous le crayon de Nicolas Presl), on vous bouscule pour le change d’argent, les enfants se collent à vous avec leur sébile, les chauffeurs de taxi les chassent pour vous gratter une course, ça grouille, c’est salle, on traverse des no man’s land urbains. Bref, on assiste au bizutage obligé du « toubab » débarquant sac au dos en terrain non apprivoisé… C’est tout à la fois drôle et dérangeant, juste et sans concession.
 Difficile de trouver sa place et de se fondre dans le paysage… D’autant que Nicolas Presl recourt à une série de protocoles dans le jeu des couleurs qui ont un effet à la fois expressif et symbolique. Tout ce qui relève du monde occidental est bleu et tout ce qui relève de l’Afrique est ocre, personnages comme objets. Une sorte de frontière infranchissable qui a parfois des atours assez irrésistibles. On voit ainsi des Africains ocre vêtus de casquettes et de tee-shirt bleus portant le logo d’une compagnie internationale. Et d’autres codes couleur seront vite relevés : les liquides sont le plus souvent vert, les armes et le sang noirs…  

Même si la vision de l’Afrique et des Blancs en Afrique est ici rugueuse, il n’y a pas de manichéisme ni de misérabilisme dans Heureux qui comme. Les Africains vivent leur vie là où ils sont, partagent parfois leur thé ou au contraire empoignent des armes. Les Blancs, quant à eux ne trouvent jamais tout à fait leur place. La jeune « héroïne » une fois arrachée aux fièvres du palu et aux affres de la turista, bourlingue un peu, mi-tendre mi-méfiante, toujours en apesanteur. Son copain est un baba humaniste obnubilé par la lutte contre le paludisme au point que ses parasites lui collent aux yeux (les microbes occupent d’ailleurs une place physique très importante dans cette histoire et Nicolas Presl a cette belle idée de nous les rendre visibles à l’œil nu partout où ils se trouvent...). Et elle semble avoir du mal à partager sa passion et sa détermination.
L’entrepreneur autour duquel se tisse la seconde ligne de ce récit est quant à lui emblématique du vieil expatrié aguerri. Il boit de la Flag à longueur de journée, il connaît bien l’Afrique mais l’Afrique, pourtant, le dépasse. Il se laisse aller à des trafics qui lui vaudront quelques retours de manivelle et sa vie de famille moisit tranquillement sur fond de villa-piscine… Sa femme (le personnage le plus touchant de cette histoire) s’ennuie à longueur de journée, boit beaucoup aussi, fume et fait trempette…



Nicolas Presl est aussi à l’aise dans le registre de la crudité que dans celui de la délicatesse. Il ne rechigne pas à zoomer sur des cuvettes de WC maculées, sur des vomissures ou des chenilles sortant du lavabo mais il sait également, avec une idée et deux coups de crayons, faire passer un vague malaise ou un éclair de tendresse. Malgré le cadre réaliste de son propos, il s'autorise de jolis pas de côté. Ainsi, son récit est ponctuellement visité par quelques animaux pâles et finement dessinés qui tranchent avec une certaine laideur ambiante et le trait qu’il réserve à ses personnages. Et justement, chacun des quatre principaux personnages rencontre brièvement « son » animal. Un singe totémique pour la jeune routarde, un dromadaire pour son copain militant anti-paludéen, un léopard pour l’entrepreneur corrompu et un émeu pour l’épouse solitaire… cette dernière rencontre est l’une des scènes les plus réussies du livre : la femme, qui touche doucement le fond du malheur et de l’ennui au cours d’une réception braillarde, s’isole dans le jardin arboré de sa villa et connaît un bref moment de légèreté en s’amusant des manières du grand oiseau…
Ces quelques apparitions esquissent un intermède poétique et semblent à chaque fois incarner le désir, l’espoir ou le regret d’un personnage. Et peut-être est-ce là tout ce qu’il leur reste d’une certaine Afrique : le rêve évanescent d’une sagesse et d’une beauté perdues.

(Heureux qui comme figure dans la sélection officielle du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, qui se déroule jusqu’à dimanche.)




Nicolas Presl, Heureux qui comme. Atrabile. 2012.