jeudi 28 mars 2013

> Catherine Ysmal et le ravissement de la Vérité

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La force indiscutable qui se dégage du roman de Catherine Ysmal Irène, Nestor et la Vérité, récemment paru aux éditions Quidam, est à peu près proportionnelle à la difficulté que l’on éprouve à essayer d’en préciser les contours. Le cadre du roman subit une telle érosion interne, traverse de telles convulsions, que l’on se demande si le livre que l’on referme est celui que l’on a ouvert. Pourtant, la scène finale fait écho à celle des premières pages, ce qui devrait avoir de quoi nous rassurer. Mais il se trouve que c’est presque la fin qui annonce le début, dans une sorte de mouvement qui ne nous invite pas tant à «boucler la boucle» qu’à reprendre la lecture, à la poursuivre dans un mouvement circulaire où l’on pourrait bien perdre pied. Pas grave, car à ce stade on aura déjà perdu pied plus d’une fois.

Si cette présentation pourra sembler alambiquée, que le lecteur se rassure : le texte de Catherine Ysmal, lui, ne l’est pas. L’égarement qu’il met en scène n’est pas de complaisance et l’auteure ne joue pas avec nous au chat et à la souris. Elle prend acte, dans une langue à la fois brute et poétique, de quelque chose de plus grave et de plus profond que sa seule capacité à nous perdre pour le seul plaisir de nous perdre.

Ne se passe-t-il donc rien dans ce roman ? Son titre légèrement intrigant (qui sonne vaguement comme un conte de Rohmer ou une fable de La Fontaine) n’est-il pas la promesse d’une histoire ? La quatrième de couverture nous annonce qu’ Irène, Nestor et la Vérité est l’histoire d’«un amour qui finit mal». Et ce n’est pas faux. Pas plus qu’il ne serait faux de dire que Premier amour de Beckett est l’histoire d’un amour qui commence mal, ou le Ravissement de Lol V. Stein celle d’une femme qu’un abandon de jeunesse a rendue absente à elle-même. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas tout. Et l’on aura l’impression que le roman de Catherine Ysmal, lui aussi, nous entraîne bien plus loin et bien plus bas que l’histoire qu’il nous raconte.




Un couple se délite, donc. Ou plutôt s’est délité. Le roman s’ouvre sur le monologue intérieur d’Irène, la femme. C’est d’abord à l’intérieur de ce monologue que va s’inscrire, par vagues concentriques, le récit d’un «écroulement». Le sien et celui de son couple. Irène, nous l’apprendrons bientôt, s’est un jour murée dans le silence. Un silence venu de loin, au plus profond d’elle, mais peut-être pas seulement d’elle. Dans ses mots, son corps, son esprit, quelque chose s’est rompu qui était déjà défait. Et elle s’est retrouvée au bord d’une phrase impossible :

«Une phrase en suspens, entière mais malléable. Reformulation à l’infini, déplacement de mots, de sens, bravant ses échos, phrase lourde ou faible, subtile et beaucoup moins, définitive et lapidaire, fragmentée, limpide. Une phrase, une seule, qui, jour après jour, se transformait, s’étayait, se vidait.»

Devenir silencieux ne revient pas toujours à se taire. Il peut simplement s’agir de passer sur le versant désaccordé du monde et du langage. Un sorte de libération douloureuse par laquelle on accepte de se laisser déporter, dériver, de se laisser glisser dans cette part des mots qui n’est plus ajointée au réel partagé des hommes.

«Je suis devenue silencieuse mais seule moi le savais. Une autre voix parlait, opiniâtre. Ça passait plus par la tête. J’acceptais le devoir de choisir, de composer, d’être par-delà ce qu’on m’avait inculqué et ce à quoi j’avais tenté de me limiter pour ne faire de peine à personne.»

Appelons «folie» ce glissement, ce choix plus fort que le reste. Et c’est donc dans les eaux de la folie d’Irène que nous entraîne avant tout Catherine Ysmal. Nestor quant à lui, nous apparaît d’abord à travers le regard de cette femme «lâchée», à travers ses mots à elle, beaux, violents, détraqués. Il incarne l’autre versant du langage, le roc dont elle s’est éloignée. Il nourrit en effet une passion pour la vérité, pour l’ordre supposé intangible qui relie le monde aux signes qui en disent le sens. Il est toujours rivé à son dictionnaire, sorte de talisman rassurant, protecteur. Un jour, il accusera même Irène de le lui avoir volé. Qu’elle l’ait fait ou non importe peu, puisque ce doute matérialise avant tout la sécurité dont le passage de sa femme en zone dangereuse l’a privé. On assiste donc à deux chemins qui se décroisent, deux routes qui se séparent. A un «drame de la vérité»…

Bien sûr, il y a aussi le couple, avec sa vie de chair et d’odeurs. Il y a d’autres indices, d’autres trames possibles pour entrer dans ce «drame de la vérité». Il y a les yoyos du désir, les reproches, les rancœurs, les corps qui vieillissent, les chairs qui se fanent, les fautes de goût, les objets qui se cassent et, comme un puits au milieu de tout cela, l’enfant qu’Irène n’a jamais pu avoir. Des doutes s’insinuent (Nestor a-t-il couché avec la voisine ? Irène avec Pierre ?). Mais on a l’impression que ces éléments, aussi forts soient-ils parfois, et qui auraient pu constituer la matière d’un autre roman (avec la vérité comme enjeu de trahison, de jalousie ou de frustration) n’occupent finalement ici qu’une place secondaire ou sont volontairement relégués à l’arrière-plan du récit. Les nœuds plus attendus d’une histoire axée sur l’observation de la désagrégation d’un couple semblent digérés par un autre récit, plus large, plus décentré, plus puissant et plus complexe.

Le monologue d’Irène, flux de souvenirs et de blessures submergés par une poésie indomptable, avait de quoi porter le roman du début à la fin. Mais les voix alterneront à plusieurs reprises : il y a la sienne, celle de Nestor, son compagnon, et celle enfin de leur ami Pierrot. Le lecteur se trouve donc d’entrée de jeu pris dans les rets d’un récit polyphonique où il ne peut avancer qu’en basculant d’une subjectivité à l’autre. Cette construction n’est pas nouvelle, on sait par exemple ce que Faulkner en a fait dans Tandis que j’agonise. La polyphonie romanesque a différentes fonctions possibles. Elle peut inviter le lecteur à reconstruire une vérité que seuls différents recoupements lui permettront de révéler. Elle peut au contraire le laisser sur sa faim, le renvoyer à la vision d’un monde morcelé, coupé du lien fédérateur qui pourrait remettre tout en place, assigner à chacun son rôle, son autorité, son degré de crédibilité. Bref, lui dérober la vérité. C’est plutôt cette polyphonie-là qui semble opérer dans le roman de Catherine Ysmal. Mais encore faudrait-il apporter une nuance. Car si chacun est ici renvoyé à sa propre voix, on a toutefois l’impression que la parole d’Irène déborde peu à peu sur celle des autres. Comme si cette parole-là, la plus dangereuse, la plus déchirée, mais aussi la plus belle, se mettait insensiblement à gangréner, à inséminer le texte. Comme si elle était, toute désamarrée qu’elle fût, la voix génératrice du souffle à la fois poétique et tragique qui traverse le roman.

Ainsi, dans le premier monologue de Nestor les propos semblent plus factuels, le personnage plus prosaïque. Ses phrases, pourrait-on dire, sont plus assises dans la fonction communicative du langage. Nestor a quelque chose de rustre mais malgré la violence de ses propos (à l’encontre d’Irène, et peut-être parce qu’elle est déjà cette part sombre et redoutée de lui-même) il informe, il raconte. Il est encore celui qui croit à la vérité. Le basculement d’Irène, son silence bavard et informe, va déteindre sur lui, sur ses mots et sur ses propres certitudes. Il y a cette scène où, impuissant à endiguer la vague de folie qui emporte sa femme et le monde avec elle, Nestor poignarde son dictionnaire. On a dès lors le sentiment qu’il bascule à son tour, et à son corps défendant, dans la basse fosse du langage ; que son univers (ou celui dont il rêve) vacille sur ses bases. Il continue, bien sûr, à haïr la solitude de sa femme, son pouvoir de dispersion dans un monde qui n’appartient plus qu’à elle. Mais les mots de Nestor, sa parole, ses phrases, trahissent un virage, comme sous l’effet d’une contamination vertigineuse.

«Ça y est ! Ça me reprend la gangrène. Les mots se putréfient sur ma langue. Pitié donc pour l’insecte piqué ! Le sang bu. Gonflé de rouge comme ce verre écrasé sur le mur. Oui, pillé je le suis aussi. Vide d’un coup.»

«J’éructe sur le perron, feuille en main tendue au ciel. Merde de papier de pauvre, la bible, le dictionnaire, c’est pareil. Les lettres se mélangent. Rien à voir ou trop tout, du recto au verso, le chevauchement gris noir. Je tourne, retourne le papier, y reviens. Ça me tue.»

Au silence d’Irène (ou à sa parole « retirée du monde ») fait écho la palilalie de Nestor, qui s’enlise dans son obsession pour les mots tout en éprouvant leur échec à retenir en eux une quelconque vérité.

De la même manière, les repères spatio-temporels du roman sont de plus en plus mis à mal. Si, par le jeu d’une série d’allers retours entre présent et passé, la temporalité est d’entrée de jeu éclatée, une certaine unité de lieu semble d’abord s’imposer. Les trois personnages sont réunis dans une maison de campagne, au bord de la mer. Mais peu à peu, l'inscription même du lieu semble s’estomper. Ce lieu est-il un lieu de vie ? De réclusion ? Le couple s’y est-il retrouvé de son plein gré ou bien contraint ? Pourquoi les considère-t-on comme des «étrangers» ? Irène, qui apparaît à plusieurs reprises comme internée, se trouve-t-elle encore là-bas ? La maison du début n’est-elle pas l’hôpital psychiatrique lui-même ?

La puissance du roman de Catherine Ysmal tient à sa langue et à la capacité qu’elle a de nous emporter beaucoup plus loin que la seule histoire de ce couple. L’écriture, poétique, violente, semble révéler une réalité plus vaste, plus profonde que celle à laquelle se trouvent confrontés les protagonistes. On trouvera dans cette écriture habitée, quelque chose des bourrasques de Violette Leduc ou de la manière dont Genet transfigurait l’expérience. La parole des personnages semble venue de plus loin qu’eux-mêmes. Elle absorbe les références du récit, pulvérise ce qui « fait histoire » et tombe dans le poème. Parce que c’est la seule solution qui lui reste pour dire le réel.

Peut-être sentira-t-on aussi, derrière les obsessions de Nestor, derrière la voix déchirée d’Irène, l’inquiétude fondamentale de l’écrivain et le risque auquel il s’expose. La solitude à laquelle le condamne l’exploration de ce puits insondable qu’est le langage, et au fond duquel le troisième personnage du titre s’est noyé bien avant les deux autres.

Irène, Nestor et la Vérité peut bien, tout compte fait, être lu comme une fable. Une fable dont la moralité serait à jamais scellée dans le silence d’une seule et longue phrase.

«Phrase que je porte, que je cherche encore et que je chercherai toujours et à laquelle je m’applique sans le vouloir. Elle me domine, m’appelle de son trop plein. Elle me hante autant qu’elle m’indiffère.»




Catherine Ysmal, Irène, Nestor et la Vérité. Quidam Editeur. 2013.





lundi 25 mars 2013

> Un dimanche au Salon du livre


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En 29 enjambées...


















1 - SE PERDRE






2- MELANGER LES NOMS ET LES VISAGES





3- REGARDER LA VILLE BRULER





4- SE PENCHER SOUS LA MOQUETTE




5- Y CROISER DES MOTS QUI RELEVENT





6- ENGRAISSER UN PEU





7- LE CAFE DE SEINE





8- SANS PRENDRE LA MOUCHE





9- RECONSIDERER LES ITINERAIRES





10- REGARDER SANS VOIR




11- ECOUTER CEUX QUI SE TAISENT





12- TRAINER ENCORE DES PIEDS





13- LE COEUR LEGER





14- SANS FAUSSE NOTE





15-SE FAIRE DES COPAINS DANS L'ESPACE FUMEUR




16- SE SOUVENIR D'HISTOIRES




17- SE LAISSER SURPRENDRE




18- LONGER DES MURS




19- ENTENDRE DES VOIX




20- QUI VOUS LAVENT DE TOUT OU PRESQUE




21- S'EN LAISSER PROMETTRE




22- RENONCER A S'ACHETER DES CHAUSSURES NEUVES



23- REFUSER D'ATTENDRE



24- PLONGER LA TETE SOUS L'EAU



25- AVALER DE LA BONNE ENCRE




 26- ET PLUTOT QUE D'Y ETRE SANS Y ETRE...




 27- VIVRE CHAQUE MENU





28- PLAISIR




29- COMME S'IL ETAIT LE DERNIER



Salon du livre de Paris, 22-25 mars 2013.


Ref. des extraits de textes :
N°5 : Sebastian Reichmann, "I still believe in miracles", dans La moquette de Klimt, Ed. Non Lieu. 2012. Poèmes traduits du roumain.
N°20 : Rogelio Ramos Signes, "Dans l'ancien lavoir", dans Tucumán. Huit poètes argentins. Abra Pampa Editions. 2006.  Edition bilingue espagnol-français (+ CD). Traduit de l'argentin par Pablo Urquiza.
N°25 : Dinu Flamand, "La seiche", dans Poèmes en apnée. Editions de la Différence. 2004. Edition bilingue roumain-français. Traduit du roumain par Pierre Drogi.
N°29 : Edgar Hilsenrath, Orgasme à Moscou. Editions Attila. 2013. Traduit de l'allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb. Illustrations de Henning Wagenbreth.



Image  1 :  ©Shoji Ueda, Autoportrait au ballon


mardi 19 mars 2013

> Le journal de Mihail Sebastian

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La Roumanie sera à l’honneur au prochain Salon du livre de Paris. Et l’on ne peut que s’en féliciter. C’est sans doute là une belle occasion de découvrir ou redécouvrir une production littéraire riche, variée, surprenante. Si l’on regrette personnellement quelques absents, la présence de voix multiples et protéiformes de la scène littéraire roumaine contemporaine permettra d’en mesurer la portée et l’inventivité. Les ruptures et les violences historiques qu’a connu ce pays durant plus d’un demi-siècle constituent bien sûr pour cette littérature un matériau ancré dans les cœurs et les esprits, et dont font rarement abstraction, quelques soient par ailleurs la diversité de traitement qu’ils leur réservent, les écrivains roumains d’aujourd’hui - de la jeune comme de la moins jeune génération. C’est pourquoi il peut être aussi intéressant d’aborder cet espace littéraire par certains textes plus anciens. Quelques récentes publications contribueront utilement à ce retour en arrière, et nous pensons notamment au roman de Dinu Pillat, En attendant l’heure d’après, récemment traduit en français aux Editions des Syrtes

Mais c’est d’une autre lecture que cette note voudrait rendre compte. Celle d’un texte incontournable, et d’un poids comparable à celui de témoignages tels que ceux de Victor Klemperer, Tadeusz Borowski ou Hélène Berr. La traduction française du journal que l’écrivain juif roumain Mihail Sebastian (Iosif Hechter de son nom patronymique) a tenu de 1935 à 1944 est paru chez Stock en 1998. Sa publication en Roumanie deux ans plus tôt avait suscité une émotion importante. Et il faut bien admettre qu’on est là en présence d’un témoignage unique et monumental. Ce journal, on s’en doute, est l’histoire d’une descente aux enfers. Ou à tout le moins d’une déchéance, si l’on considère que Sebastian aura échappé, par les effets du hasard, de l’histoire (1) et de la clandestinité dans sa propre ville, aux meurtres, aux pogroms et à la déportation (il meurt à Bucarest d’un accident de la voirie en mai 1945). Cette situation lui aura permis de témoigner, à travers sa propre expérience, de l’enlisement de la société roumaine dans un antisémitisme que Hannah Arendt, à l’issue de son enquête dans le cadre du procès Eichmann en 1960, avait jugé comme le plus virulent d’Europe à la veille de la Seconde Guerre Mondiale (2). Mais ce journal témoigne aussi de manière irremplaçable des compromissions d’une partie de l’intelligentsia roumaine avec le mouvement de la Garde de fer. Ainsi que de la guerre, vécue au jour le jour, heure après heure. C’est enfin la littérature qui occupe dans ce journal une place centrale. Une littérature qui, bien que dérisoire face aux événements, fut pour Mihail Sebastian irremplaçable pour y survivre.



Lorsque l’on veut évoquer ce dont témoigne ce journal, on est tenté de dégager plusieurs lignes fortes.

En tout premier lieu, le journal de Sebastian est un document absolument incomparable sur l’antisémitisme qui a sévi en Roumanie dans les années trente et quarante. Un antisémitisme vécu au jour le jour par un intellectuel juif qui a fait les frais de son déploiement progressif aussi bien sous des formes sauvages (à travers les exactions de la Garde de fer dans le courant des années trente) que sous la forme étatique et légale qu’il a prise de plus en plus radicalement sous le régime d’Antonescu qui, rappelons-le, s’était ouvertement engagé auprès de l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre Mondiale. Il faudrait ajouter à cela l’antisémitisme «civil» qui en constituait le terreau : un antisémitisme populaire qui est devenu aussi «d’opportunité» lorsqu’il a été loisible à n’importe quel propriétaire d’augmenter arbitrairement les loyers de leurs locataires juifs, et à tout un chacun selon sa position, de récupérer les biens, les logements et les postes de ceux qui subissaient les spoliations les plus diverses.


Dans ce contexte, le témoignage de Mihail Sebastian nous offre aussi une focale éloquente sur l’implication des milieux intellectuels roumains de cette époque dans la mouvance fasciste portée par les Légionnaires de la Garde de fer et plus particulièrement sur l’engagement radical de Mircea Eliade dans cette voie. Cette compromission, que l’écrivain roumain Norman Manea avait pour la première fois mise sur la table au début des années quatre-vingt-dix, et qui nourrit encore aujourd’hui un certain nombre de polémiques (Eliade figurant avec Cioran, qui s’égara sur cette même pente, au Panthéon des grands penseurs roumains universellement reconnus) apparaît dans ces pages de manière limpide et fracassante. De manière innocente pourrait-on presque dire, puisque Mihail Sebastian tenait Mircea Eliade pour son meilleur ami, pour son «frère». Une relation qui sera bien sûr mise à mal par les convictions idéologiques du philosophe sans que Mihail Sebastian parvienne toutefois, paradoxalement, à s’absoudre d’une certaine forme d’affection (une nostalgie d’amitié) et à tout le moins d’une admiration intellectuelle pour celui dont le parcours ascendant (et tragiquement asymétrique au sien) ferait oublier les positions ultra-nationalistes et judéophobes après la guerre.

En second lieu, ce journal est, à partir de 1939, un témoignage sur le vif de l’évolution de la Seconde Guerre Mondiale. Une guerre vécue depuis Bucarest (où Sebastian se terrait) à travers le prisme des ondes de radio, des journaux, des émotions populaires. Et l’on éprouve soudain, dans cette absence de distance historique, les doutes, les angoisses, les espoirs qui, de façon parfois divergente, pouvaient alimenter les esprits : le raz-de-marée de l’expansion militaire nazie en 39-40, les batailles, les pays qui tombent les uns après les autres sous la coupe d'Hitler, les plus ou moins lents retournements de situation sur tous les fronts, avec, au centre de cette attention, et comme si tout le destin de l’Europe s’était joué là, l’effarante et interminable campagne de Russie jusqu’à l’impossible prise de Stalingrad et la reconquête vers l’Ouest des positions allemandes par une armée Rouge bientôt presque aussi redoutée par les populations des pays d’Europe centrale que les troupes d’Hitler.

Enfin, il y a au centre de ce journal, la littérature, immense et misérable. On ne trouvera pourtant pas dans ces pages l’expression d’une quête littéraire comparable à celle qui suinte dans chaque paragraphe du journal de Kafka ou de Virginia Woolf. Mais elle est pourtant omniprésente. Comme travail, d’abord. Sebastian est écrivain, et on le voit se débattre chaque jour avec ses romans ou ses pièces en cours, avancer page après page, chapitre après chapitre, baisser les bras, reprendre. S’il entre assez rarement dans le détail des interrogations de forme ou de contenu qui peuvent l’agiter, on le suit comme un laboureur à la peine. La littérature est toute sa vie (et il faut l’entendre aussi matériellement), elle lui prend l’essentiel de son temps mais Sebastian mesure aussi à quel point elle s’avère dérisoire face à l’étau qui se resserre bientôt sur lui comme sur les centaines de milliers de Juifs de son pays. Elle ressurgit pourtant par une autre porte et reste, en dernier lieu, tout ce qu’il possède (avec la musique, son autre grand refuge). Il n’a souvent plus un lei en poche, il vit caché, déprimé, terrorisé, mais il continue à lire (Balzac, notamment lui tient longtemps compagnie aux pires heures) et à traduire (Shakespeare, Jane Austen, …). Il suit l’impossible conquête de Stalingrad par les Allemands en même temps que les errements napoléoniens du siècle précédent dans ces mêmes contrées à travers Tolstoï ou d’autres auteurs. Il a l’impression que Thucydide a déjà tout dit de la guerre à laquelle le lecteur qu’il est assiste en direct. La littérature se fait souvent le miroir de ce qu’il est en train de vivre, mais elle lui permet aussi de s’évader, de penser, de survivre. Il oublie sa peur en dévorant la Comédie Humaine, il traduit la Tempête entre deux bombardements, il relit le Journal de Jules Renard… Sa solitude et sa vie dévastée demeurent peuplées de livres, son souffle s’y raccroche, comme à une dernière bulle d’air.



Cet aperçu quelque peu synchronique du journal de Mihail Sebastian ne rend pas encore compte de l’émotion que suscite sa lecture linéaire. Une lecture où les différentes dimensions que nous avons évoquées s’enchevêtrent et qui nous replonge également dans la dimension temporelle de cette écriture et du vécu qu’elle porte. Or ici, l’expérience des jours qui passent est celle, à tout point de vue, d’une dégradation imposée violemment de l’extérieur.

Dans les années trente, Mihail Sebastian est encore un jeune et brillant avocat. Il est également un écrivain reconnu, auteur de deux romans et de pièces de théâtre qui sont jouées sur les scènes nationales. Il exerce en outre une activité de critique littéraire et de journaliste, participe à des revues, côtoie les milieux littéraires. C’est également un mélomane averti qui ne peut pas passer une journée sans écouter Ravel, Brahms, Beethoven, Debussy et qui signe à l’occasion des articles dans la presse musicale… Il est par ailleurs bel homme et aime les femmes, qui le lui rendent bien. Ses écrits en témoignent : son premier roman s’intitule Femmes et nous ne ferons pas l’affront à notre Sollers national d’imaginer qu’il s’en est inspiré pour son roman éponyme.

On ne devine pas encore l’homme usé et dépossédé de tout qui écrira dans son journal quelques années plus tard, comme ici en septembre 1941, des phrases comme celles-ci :

« Je n’ai jamais été aussi vieux, aussi terne, aussi dépourvu d’élan, de jeunesse. Des cordes cassées, des gestes inutiles, des mots effacés ».

« Une nuit d’insomnie, puis toute une journée de tourment, de tristesse, de lassitude. Un sentiment d’effondrement. Je me sens disloqué, à terre, sans salut. »

L’antisémitisme n’est pas une donnée nouvelle dans la société roumaine lorsque s’ouvre ce journal. Et les fissures qui menacent la position et la reconnaissance de Mihail Sebastian sont déjà visibles. Par ailleurs, la Légion de l’Archange Michael, autrement nommé Mouvement Légionnaire (rebaptisé plus tard Garde de fer par son fondateur) avait été créée en 1927 par un instituteur, Corneliu Zelea Codreanu. Affiché d’extrême droite, nationaliste et chrétien, ce mouvement d’abord minoritaire  qui reprendra à son compte la plupart des thèses antisémites, suscita un engouement croissant après la crise de 29. Les Légionnaires revendiquaient, face à la monarchie parlementaire, aux élites internationalistes et aux politiques corrompus, un retour à l’essence de la Nation et aux valeurs mystiques de la chrétienté. Ils défendaient l’avènement d’un Homme Nouveau enfin libéré de la fange dans laquelle la Roumanie avait été plongée et développaient une vision de la société ouvertement raciste et farouchement hostiles aux Juifs.


D’abord majoritairement incarnée par des militants d’origine modeste et rurale, le Mouvement Légionnaire fut rallié au début des années trente par de nombreux étudiants ainsi que des universitaires et des intellectuels de renom. Parmi eux, et sous la plume de Mihai Sebastian, on retrouve notamment Nae Ionescu, un éminent professeur de philosophie qui, bien que son nom soit resté pratiquement inconnu en France, semble avoir exercé une grande influence dans les milieux universitaires roumains de l’époque et joui d’une aura exceptionnelle. Sebastian lui-même, et bien que dénonçant les dérives extrémistes du maître, gardera jusqu’au bout un respect intellectuel important à son égard.


Mircea Eliade  est l’autre figure éminente à s’être délibérément rangé du côté de la Garde de fer. A ce titre, on pourra lire aussi le journal de Sebastian comme l’histoire d’une désillusion, d’une déchirure et d’une amitié qui va pourrir sur pied. Voilà ce qu’il écrit (mais les exemples seraient nombreux) le 25 septembre 1936 :

« Je voudrais éliminer toute allusion politique de nos conversations. Mais est-ce possible ? Qu’on le veuille ou non, la « rue » nous rattrape et, sous la réflexion la plus anodine, je sens s’élargir la brèche entre nous.
Perdrai-je Mircea pour autant ? Puis-je oublier tout ce qu’il a d’exceptionnel, sa générosité, sa force vitale, sa bonté, son affection, tout ce qu’il a de juvénile, d’enfantin, de sincère ? Je ne sais pas. Je sens entre nous des silences gênants, qui ne cachent qu’à moitié les explications que nous fuyons, car nous les sentons sans doute tous les deux, et je n’arrête pas d’accumuler les désillusions, dont sa signature dans l’antisémite
Vremea (à l’aise, comme si de rien n’était) n’est pas la moindre.
Je ferai mon possible pour le garder malgré tout. »

Un effort qui ne sera visiblement pas réciproque, d’autant que les positions d’Eliade finiront par prendre un tour on ne peut plus clair. Voici ce qu’on trouve le 2 mars 1937 :

« Longue discussion politique avec Mircea, chez lui. Impossible à résumer. Il était lyrique, nébuleux, il multipliait les exclamations,  interjections, les apostrophes… Je ne retiendrai de tout cela que cette déclaration, enfin franche : il aime la Garde, elle est son espoir, il attend sa victoire… /… Pour ce qui est de Gogu Rădulescu (Mircea disait ironiquement « m’sieu Gogu »), l’étudiant qui a été battu à coups de corde mouillée au siège des Gardes de fer, bien fait pour lui ! Voilà ce qui convient aux traîtres. Lui, Mircea Eliade, ne se serait pas contenté de si peu, il lui aurait crevé les yeux. Tous ceux qui ne sont pas des Gardes de fer, tous ceux qui font une autre politique que la politique gardiste sont des traîtres à la patrie et ne méritent pas d’autre sort.
Il se pourrait que je relise un jour ces lignes et que j’aie du mal à croire qu’elles résument les paroles de Mircea. Il est donc bon de préciser que je ne fais que reproduire fidèlement ses propos. Simplement pour ne pas les oublier. Un jour, peut-être, les choses se seront suffisamment apaisées pour que je puisse lire cette page à Mircea et le voir rougir de honte ».

Mais Mihail Sebastian n’aura hélas jamais l’occasion de voir son ancien ami rougir de honte d’avoir tenu de tels propos. Leurs relations se distendront de plus en plus considérablement et leurs destins prendront des chemins tout à fait divergents.  L’histoire de la Garde de fer et de ses rapports houleux avec les différents pouvoirs en place demanderait de plus amples développements. Disons que malgré une parenthèse « parlementaire », elle s’est le plus souvent manifestée, au-delà des meurtres et des passages à tabac de Juifs et d’étudiants, dans une opposition armée aux gouvernements qui lui étaient défavorables (assassinat du ministre de l’intérieur Armand Călinescu en 1939) et dans des tentatives de prise du pouvoir par la force, même lorsque ce pouvoir partageait bon nombre de ses idéaux et de ses haines raciales (coup d’Etat manqué contre Antonescu en 1941). Ce qui permit d'ailleurs aux Légionnaires de développer une martyrologie de leur propre mouvement…



Codreanu fut assassiné en 1938, Eliade comme  Nae Ionescu séjournèrent en prison et des centaines de Légionnaires furent passés par les armes après le coup d’état manqué de 1941. Eliade sut quant à lui tirer son épingle du jeu à temps et se faire nommer comme attaché culturel auprès du régime d’Antonescu auprès de la légation royale de Roumanie à Londres dès 1940. Une carrière enviable s’ouvrit alors à lui, qu’il prolongea dans les mêmes fonctions à Lisbonne, de 1941 jusqu’à la fin de la guerre. Ce qui lui vaudra même de rédiger un livre à la gloire de l’Etat chrétien et totalitaire de Salazar en 1942. Il semble difficile de qualifier encore, avec l’indulgence de Mihail Sebastian, de «naïveté catastrophique» ce type d’enthousiasme.

Au cours de l’un des passages d’Eliade à Bucarest en 1942, Mihail Sebastian (qui n’a alors plus d’argent, plus de travail, et subit chaque jour le durcissement des lois anti-juives dans son pays), relate ainsi le rapport qui lui est fait d’une soirée chez son ancien ami :

« Mac Constantinescu, rencontré avant-hier, me dit qu’ils se sont tous réunis chez Mircea Eliade et qu’à un moment donné ils m’ont « évoqué ». Le mot m’a amusé et irrité à la fois. Je regrette de ne lui avoir pas demandé : "Quoi, vous avez fait du spiritisme ?" »


Pour l’auteur de ces lignes, la dégringolade a commencé depuis plusieurs années déjà et elle n’ira qu’en s’amplifiant. Le poste de directeur du Théâtre National de Bucarest lui est explicitement refusé dès 1936 en raison de sa judéité. Il sera bientôt radié du barreau. Il ne pourra plus être publié. Ses livres, au même titre que tous ceux des auteurs juifs, seront retirés de la vente. Il ne pourra plus signer aucun article dans aucun journal. Il se repliera un temps vers l’enseignement puis ne pourra plus enseigner. Il survit comme nègre ou traducteur sous prête-noms. La recherche d’argent devient un calvaire de chaque jour (il doit subvenir également aux besoins alimentaires de sa mère). Il emprunte souvent de l’argent (exécrant d’avoir à se transformer en débiteur) pour tenir. Toutes les denrées (dont les prix sont échelonnés selon que l’on est juif ou chrétien) augmentent, les réquisitions se multiplient : les Juifs doivent déposer auprès de l’administration des vêtements et toutes sortes de biens, qu’ils sont de fait obligés d’acheter, sous peine d’être expédiés en camps de travail. Son propriétaire augmente le montant de ses loyers au-delà du raisonnable. Sebastian s’épuise, s’éreinte, ne voit plus le bout du tunnel. Il enregistre à la radio et dans les journaux, les meurtres, les tabassages, les emprisonnements, les déportations en Transnistrie, les pogroms (dont il sous-estime alors l’ampleur qui ne sera le plus souvent connue qu’après la guerre), les éloquents discours anti-juifs d’Hitler ou de ses émissaires, la propagande antisémite d’Antonescu. Sebastian doit bientôt quitter son appartement et se réfugier rue Antim, dans un autre quartier de Bucarest, renoncer à son carré de solitude, à la musique (les Juifs doivent se séparer de leur radio). La liste est longue et pourrait s’étendre encore.

Les seuls moments de répit qu’il connaît, il les doit à ce qu’il parvient encore à écrire, aux livres qu’il parvient encore à lire, à un disque qu’il lui arrive encore parfois de se payer en sacrifiant pour cela le plus essentiel, ainsi qu’à quelques escapades en montagne ou à ces séjours en plein air auprès du prince et de la princesse Bibesco, qui n’ont jamais cessé de lui offrir leur accueil lorsqu’il était à bout de force.

Ces pages traversent le lecteur de part en part. Car ce qui peut faire la faiblesse d’un journal en fait aussi sa force : il accumule, ne craint ni le pire ni le meilleur, ni les redondances ni les soubresauts. Sebastian fait à nouveau surgir sous nos yeux ce que nous croyions savoir et nous le découvrons avec lui. Nous passons par ses dépits, ses espoirs, ses cauchemars (une nuit de 1943 il rêve qu’Hitler lui assène des horreurs en roumain et qu’il suffoque dans Paris occupé…). On s’émeut aussi parfois de ce qu’il ignore encore face au spectacle du désastre. On le voit ainsi s’indigner, en lisant l’Histoire des Juifs de Simon Dubnow, de la somme des malheurs que ceux-ci ont subi. Et il mentionne des pogroms qui au XVIème siècle avaient coûté la vie à plusieurs centaines de Juifs. On est en 1941 lorsque Mihai Sebastian note ces chiffres dans son Journal… La même année 12000 Juifs roumains périssent au cours du seul pogrom de Iași et il est inutile d’évoquer d’autres chiffres pour souligner ce que cette lecture «par-dessus l’histoire» peut avoir de poignant.

En 1944, Bucarest est brièvement bombardé par les Alliés puis par les Allemands après la chute d’Antonescu. L’immeuble de la rue Antim est touché mais Mihail Sebastian en réchappe. Le 31 décembre 1944, il écrit dans son journal :

« Le dernier jour de l’année. J’ai honte d’être triste. C’est tout de même l’année qui nous a rendus la liberté. Par-dessus toutes les amertumes, par-dessus toutes les souffrances, par-dessus toutes les désillusions, ce seul fait fondamental demeure. »

Cinq mois plus tard, Mihai Sebastian est renversé par un camion sur le chemin de l’Université Libre de Bucarest, où on lui avait confié une chaire. Il s’apprêtait à y donner son premier cours de littérature universelle. Une fin aussi tragique qu’absurde dès qu’on la mesure aux épreuves que l’homme aura traversées. Une fin trop tôt survenue et qui lui aura peut-être seulement évité de subir ce qu’il n’aurait pas manqué de subir : une autre terreur, stalinienne cette fois, qui fut fatale à la plupart de ses compagnons d’infortune des années de guerre.

On sort un peu sonné du Journal de Mihai Sebastian.  Et avec la certitude qu’il s’agissait-là d’une lecture indispensable.

Notes

(1)   La persécution des Juifs de Roumanie sous le régime d’Antonescu revêt un caractère paradoxal. Il a d'abord été l’un des dirigeants les plus virulents à l’encontre des Juifs du pays qu’il gouvernait, devançant même la politique hitlérienne. Il a mené une violente politique de persécution, de massacres et de déportations qui s’est surtout déployée dans les territoires cédés (Transylvanie du Nord, Bucovine, Bessarabie) ainsi qu’à Iasi, lors du pogrom du 27 juin 1941. Néanmoins, Antonescu a toujours été réticent à s’aligner sur la politique de la Solution finale qu’Hitler entendait mettre en œuvre dans toute l’Europe. En décembre 1942, les Allemands découvriront qu’Antonescu avait envisagé de monnayer à hauteur de sommes extrêmement élevées le transfert de plus de 70.000 Juifs vers la Palestine… Ceci expliquant cela. Le fait est que dans toute une partie de la Roumanie (dont Bucarest) un pourcentage plus élevé qu’ailleurs de la population juive put ainsi échapper à la déportation vers les camps de la mort allemands et à l’extermination. Antonescu fut ainsi à la fois le plus grand génocidaire non-allemand de la Seconde Guerre Mondiale et l’un des rares dirigeants pro-nazis, certes pour des raisons intéressées, à ne pas avoir livré « ses » Juifs à Hitler.
(2)   Pour une mise en perspective, voir la traduction française (aux Editions Non Lieu) de l’essai d’Andrei Oişteanu : Les images du Juif. Clichés antisémites dans la culture roumaine (à paraître en avril).









Mihail Sebastian, Journal (1935-1944). Editions Stock. 1998. Traduit du roumain par Alain Paruit.

Images : 1) ©Sylvie Bleeckx, Homme seul / 3) Horia Sima, président de la Garde de fer en 1940 / 4) Mircea Eliade / 5) ©Toru Hanai/Reuters

mardi 12 mars 2013

> Petites ignorances de la conversation - Charles Rozan

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Republié en décembre 2012 par les Editions des Equateurs, d’après l'édition originale de J.Hetzel (1868), l’ouvrage de Charles Rozan Petites ignorances de la conversation était déjà épuisé fin janvier. Pire, on ne le trouvait plus guère que dans les quelques librairies qui, afin de ne pas s’en séparer trop vite, l’avaient planqué au rayon peu racoleur des ouvrages parascolaires (1). Il aura donc fallu moins d’un mois pour que la masse invisible des lecteurs s’abatte sur ce petit opus - dont la refloraison s’accompagna d’un silence médiatique à peu près total (2) - comme le printemps sur le bas clergé.

On ne trouvera pourtant rien de sulfureux dans ces pages pondues de haute-main par un ancien fonctionnaire du ministère de l’Instruction Publique, des pages qui n’évoquent ni de près ni de loin les métamorphoses porcines d’un ex-futur chef d’Etat au-dessus de l'oreille érogène d’une journaliste néo-voltairienne. Rien de sulfureux, donc, à moins de considérer que la mise à nu de plus de cent-cinquante locutions proverbiales passées dans la conversation courante (et qui pour certaines s’en sont retirées depuis) puisse être source d’émois inattendus… Car c’est bien-là ce qui motiva le propos curieux et érudit de Charles Rozan : remonter à la source, parfois trouble et parfois limpide, des «dictons populaires» et des «phrases toutes faites» qui alimentent notre art quotidien de la conversation.



 

Dans la besace de Charles Rozan on trouvera tout un panel d’expressions, de mots, de jurons et de locutions dont on se demande assez rarement ce qui nous vaut d’en disposer. Ils sont autant de petits miroirs de notre ignorance coutumière. En héritiers ingrats, nous manquons de reconnaissance envers l’origine de ces outils qui nous permettent souvent de donner à nos arguments le relief qui sans cela leur manquerait. Et Charles Rozan entend rendre à César... tout en éclairant nos lanternes.

Car en effet, qui saurait dire au pied-levé d’où vient qu’un «bouc émissaire» désigne ce qu’il désigne ? Ou par quelles voies nous avons hérité du «lit de Procuste», du «rire sardonique», de «la croix et la bannière», de «la foi du charbonnier» ou des «fourches caudines» ? Qui sait ce qui nous vaut, hors la soif, de «boire à tire-la-Rigault» ? Pourquoi tire-t-on le «Diable par la queue», se lève-t-on dès le «poltron-minet» ou a-t-on «maille à partir» ?

Et bien Monsieur Rozan, lui, s’est posé ces questions. Il ne nous sort pas pour autant des réponses toutes faites de son chapeau de Grand Instructeur. Souvent il gratte, il tourne, il retourne, il confronte ses sources, les pèse, les soupèse, effeuille de vieux et lourds dictionnaires, fait appel à ses souvenirs de lecture, malaxe, déduit et réactive des hypothèses émises avec plus ou moins de bon sens par d’éminents écrivains ou d’illustres inconnus.

On découvrira ainsi que l’on doit à un certain Mathias et à son coq le mot «galimatias». C’est qu’en effet un avocat, plaidant autrefois en latin (comme le voulait l’usage), en faveur d’un certain Mathias sur «un coq en litige», s’emberlificota dans l’emploi des déclinaisons. Voulant désigner le coq de Mathias (Gallus Mathiae) il évoqua en fait le Mathias du coq (Galli Mathias). Ce lapsus casuel fut assez savoureux il faut croire pour que la formule fût lexicalisée et passât ainsi dans notre langue pour désigner un «propos embrouillé».

On apprendra encore que si l’on a longtemps cru que le terme de «loup-garou», version populaire du lycanthrope, était peut-être dû à l’étymologie celtique du mot garou (garw pour cruel, féroce, et l’on aurait alors un loup féroce, ou gur pour vir et l’on obtiendrait ainsi un homme-loup), il vient plus probablement de ce qu’il était recommandé aux bergers de «se garer des loups», la prudence supplantant parfois l’autorité étymologique… Quant à ogre, il ne serait pas surprenant qu’il ait d’abord désigné, sous des traits que l’on devine peu amènes, rien moins qu’un hongrois... On verra encore que si le Saint-Gris de Ventre-Saint-Gris, désigna d’abord, dans un esprit de blasphème, Saint-François d’Assise en tant que patriarche des moines gris, il devint surtout «un saint de fantaisie inventé pour donner un patron aux ivrognes, comme saint Lâche un patron aux paresseux et sainte Nitouche une patronne aux hypocrites.»

Dans l’expression «se mettre Martel en tête», «Martel» viendrait du mot italien «martello» (jalousie), ce même nom ayant sans doute puisé son radical dans le vieux mot français «martel», qui désignait un marteau… Voilà de quoi y perdre son latin à défaut de son sang-froid... 

Lorsqu’il se penche sur «mettre au rancart», Rozan, nous prouve qu’il n’est pas seulement un bon petit soldat de la langue mais sait aussi prendre la mesure de ce qu’elle peut avoir de facétieux. Il fait l’hypothèse, en s’inspirant d’un philologue fantaisiste du XVIIème siècle, que l’intrigant «rancart» pourrait être le résultat d’un mot-valise (avant la lettre) forgé à partir de «mettre au rang» et «mettre à l’écart».

A l’article «L’habit ne fait pas le moine», on découvrira non seulement quelques variantes sous-régionales de la formule, telles que «sous pauvre casque peut se trouver un gaillard» (proverbe espagnol) ou «porter un grand couteau ne fait pas le cuisinier» (proverbe allemand), mais on nous dévoilera encore le rutilant dicton d’origine qu’utilisait les Anciens : «La robe de lin ne fait pas le prêtre d’Isis»…

On pourra aussi suivre à rebours le chemin qui conduisit, par la voie d’une réappropriation phonétique flageolante loin des Pyrénées, de «parler français comme un basque espagnol» à «parler français comme une vache espagnole».

Mais l’un des charmes, et non des moindres, de ces Petites ignorances de la conversation, vient aussi du recensement, à côté de celles qui sont encore au chaud dans notre langue, de locutions que nous avons aujourd’hui perdues de vue et qui jouissaient encore d’une certaine vivacité à l’époque de Charles Rozan. Qui ne rêverait pas de pouvoir encore placer, l'air de rien, les «anguilles de Melun», l’ «orthographe de Voltaire», le «cercle de Popilius», «faire Charlemagne» ou «mourir de la mort de Roland» ? Ce n’est parfois plus seulement leur origine, qui nous intrigue ou nous amuse, mais le tour en tant que tel de certaines expressions oubliées.

Des expressions dont la paternité variable fait à tour de rôle revivre sous nos yeux de pauvres paysans anonymes ou d’illustres lettrés… Ces derniers ne furent d’ailleurs pas toujours les plus inspirés. C’est Madame de Sévigné qui aurait lancé l’expression «Racine passera comme le café», pour évoquer un effet de mode dont la durée de vie est comptée. On est en droit de considérer, trois siècles plus tard, que sur ce coup-là elle manqua quelque peu d’intuition... S’il faut donc se méfier du contre-effet que pourraient produire certains proverbes sur mesure, espérons que personne ne se risquera à populariser «Zeller passera comme le rosé-pamplemousse». Quelques bonnes bouches pourraient nous en vouloir, d’ici à trois cents ans, d’en avoir fait si présomptueusement usage…

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(1) Qu’on se rassure, apprend-on de source sûre, l’ouvrage a été réimprimé la semaine dernière...
(2) On notera toutefois la mention enjouée de cette parution par Philippe Meyer, qui y a consacré l'une de ces mini-chroniques matinales sur France Culture.

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Charles Rozan, Petites ignorances de la conversation. Editions des Equateurs (d'après l'édition de 1868 de J. Hetzel). 2012

vendredi 8 mars 2013