dimanche 30 novembre 2014

> Résonance



























Christophe Tarkos est mort il y a dix ans aujourd’hui. C’est dommage. A dix ans d’ici sa langue pétrit encore la pâte des mots, résonne encore. Je relis Caisses et je ne peux m’empêcher de me dire que tout ce qui est à l’intérieur comme à l’extérieur de nous aurait mérité d’entrer dans ces boîtes magiques, de passer par ces blocs de faux béton où tout n’est que flux incessant, magma qui fait pourtant obstinément tinter le sens. La parole rumine, dérive, s’ensorcelle elle-même mais ne se perd jamais tout à fait. Elle ne tourne pas le dos au réel mais ouvre des brèches en lui pour nous y conduire autrement.

Christian Prigent, dans un article publié sur Remue.net, disait de lui 

«Peu d’écrivains savent nous introduire avec un aussi imparable mélange de tendresse subtile et de cruauté pince-sans- rire au malaise de la langue qui passe comme une lame entre le monde et nous.»

Car ce qu’il y a de ludique dans sa poésie relève plutôt du jeu, comme on dit d’une porte qu’elle «a du jeu ». Christophe Tarkos s’efforçait de faire trembler les mots pour trembler et nous faire trembler dans les mots. Mots-prétextes, mots lâchés du quotidien ou  mots gravés dans le corps. Fumée, caillou, carton, nappes, carrelages voisinent avec mort, bonheur, vie, amour, sommeil. Dans chacune des Caisses de Tarkos, la contamination opère de manière à la fois resserrée et ouverte. Répétitions, macérations, mastications n’asphyxient jamais la parole mais au contraire la libèrent, permettent au souffle de se déployer là où d’autres l’auraient confit dans un jeu formel. Les mots reviennent, comme autant de survivants de ce langage éteint que les émissaires invisibles de nos systèmes productifs nous enfoncent dans la bouche. Geste poétique autant que politique : il faut alors vomir les mots pour les décoloniser.

Prigent encore :

«Avec les textes de Tarkos nous voyons à nouveau la langue infidèle refluer sur le sable instable du réel. Ce reflux abandonne une écume de rien du tout, un presque-rien volatil qui aère l’opacité du monde comblé de choses à vendre, d’images chromos, de corps lourds, de pensées soumises, d’âmes angoissées.»

Christophe Tarkos est mort il y a dix ans aujourd’hui. Mais il est mort vivant. Il respire encore dans cet «endroit frais dans la cervelle à l’âge tendre à l’heure fraîche du petit matin» qu’il a sans cesse creusé à la force de ses poèmes. Il est temps de lui rendre sa mort, la mort insurgée dont il avait rêvé, cette mort au combat qu’il avait invoquée dans l’un de ses plus beaux textes. 

 
«Tue-moi tue-moi ne me laisse pas crever de rien ne me laisse pas mourir sans que personne ne me touche par simple flocalisation ne me laisse pas finir à cause de rien je ne suis pas rien je mérite que tu me tues que tu me poignardes dans le dos que tu m’étrangles que tu m’assassines mais pas de mourir comme ça avec rien dans le dos avec rien en plus avec rien qui m’arrête dans mon élan et ma force je ne veux pas m’arrêter pour rien tue-moi je veux que tu me tues que tu m’assassines je n’ai aucun pouvoir sur ma mort je ne veux pas mourir par mourrissement je suis de la valeur à tuer je suis un élan qui ne s’arrête pas qui ne s’arrêtera pas si tu ne me tues pas dans mon élan mon combat est digne d’un assassinat je suis un combattant tue-moi que je puisse me défendre et te regarder dans les yeux te voir toit le garçon qui va avoir le dessus je me défendrai je perdrai je serai tué par toi qui va me tuer pour ta raison parce que je suis un vaillant combattant dans son élan en trop tue-moi dans mon élan j’ai l’espoir d’être en trop qu’il faille me descendre me tuer assassine-moi dans le dos avant que rien ni personne ne me tue avant de me voir mourir par dessèchement de laissé toujours vivant pour rien enlève-moi ma vie que j’aime d’homme vaillant ne me laisse pas me dessécher abandonné comme si j’étais rien à ce point qu’aucun assassinat ne m’assassine qu’aucune personne ne m’étrangle qu’aucun garçon ne me poignarde pendant ma combattante vaillance je ne veux pas que ce soit rien je serai mort je mourrai sans raisons je mourrais par le vide.»





Christophe Tarkos, Caisses. POL. 1998.



mercredi 26 novembre 2014

> Où sortir à Paris ?






















En 2013, les éditions Alma ont eu l’idée de nous donner à lire un guide un peu particulier. Ils ont réuni et traduit (par les soins de Catherine Miel) une sélection d’articles du Wegleiter, un bimensuel allemand qui fut publié du 15 juillet 1940 au 12 août 1944 à l’attention des soldats installés dans la capitale de la France occupée. On y trouve des suggestions de sortie, des chroniques de films, de spectacles, d’expositions ; des billets d’humeur, tendres et amusés, sur les mœurs du concierge, du chauffeur de bus, des petites demoiselles ; des anecdotes croustillantes, des scènes de rue, des bonnes adresses — le tout entrelardé d’annonces publicitaires rédigées en allemand pour un café, un tapissier, une pièce de théâtre…

De cette période, ce sont le plus souvent d’autres archives et souvenirs de lecture qui sont restées gravées dans nos mémoires : rafles, attentats, représailles, dénonciations, tickets de rationnement, planques, interrogatoires… J’en passe et des meilleures.

Dans les feuilles du Wegleiter il n’y a au contraire ni violence, ni haine, ni propagande. Paris est toujours décrit dans des termes élogieux et l’on ne trouve aucun propos malveillant à l’endroit des Français. La lecture de ces pages produit pourtant, et pour cette raison même, un effet absolument glaçant.



Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

La ville-lumière est devenue le fleuron de «l’Europe combattante». Dès 1940, les officiers cultivés et les soldats curieux peuvent aller voir danser Serge Lifar à l’Opéra de Paris, admirer Edwige Feuillère qui incarne la Dame aux Camélias au Théâtre Hébertot, écouter du Ravel et du Beethoven à la Salle Pleyel et au Palais de Chaillot, musarder dans les rayons de la Librairie Rive Gauche…

Ils peuvent se rendre Chez Laurent, à deux pas de la Concorde, pour déguster vins fins et mets raffinés : un «établissement de tout premier rang» qui réserve pourtant d’agréables surprises au moment de l’addition. Jugez plutôt :

«Un délicieux dîner pour deux personnes avec vin, cognac et café coûtera seulement 12 marks.»

Surtout, semble-t-on conseiller aux occupants en goguette, il ne faut rien se refuser… Paris n’est-elle pas l’une des plus charmantes capitales du monde ? Alors autant l’apprécier à sa juste beauté…. Mistinguett chante au Casino de Paris, Lucienne Boyer dans son cabaret. Il y a le boul’mich, Montmartre, Pigalle. On peut faire le tour de la Seine à bord de la vedette « Touriste II », se payer du Sacha Guitry au théâtre de la Madeleine…

Et quelques précisions utiles permettent aussi aux nouveaux arrivants de prendre leurs marques.

«Pour vous déplacer vite et à peu de frais dans Paris, utilisez le métro. Pour les membres de la Wehrmacht en uniforme, les trajets sont gratuits sur toutes les lignes.»

Effectivement, c’est bon à savoir.

Entre les images de cartes postales et les conseils pratiques, on trouve aussi, dans la rubrique Nos soldats nous écrivent, des articles qui font part de petites scènes vécues sur le vif, de rencontres pittoresques, drôles ou émouvantes signés par des lecteurs qui s’improvisent correspondants. Dans le numéro du 15 avril 1941, l’adjudant Arnold Skarupe nous raconte comment il s'est pris les pieds dans notre langue et a confondu «embrasser» et «embarrasser», lorsqu’un virage pris par le métro entre Porte des Lilas et République l’a plaqué contre une voyageuse et que sa courtoisie l’a poussé à s’excuser : «Je ne voulais pas vous embrasser»… Fichtre ! On nous racontera aussi la touchante histoire de Madame Catherine et de  Monsieur Jacques, deux bouquinistes séparés par une certaine idée de la Rive gauche et de la Rive droite…
On croque le concierge, on s’attendrit avec un rien de condescendance sur l’apathique « agent de police » qui «n’est prêt qu’en cas exceptionnel à diriger le flot du trafic des voitures, vélos et piétons» et qu’on a du mal à imaginer en «personnage aux jambes vigoureuses gainées de bottes, bien planté sur le sol, représentant le pouvoir de l’Etat (..)».

Bien sûr, la fierté germanique transparaît dans ses pages à plus d’une reprise. On évoque une exposition de la Waffen SS sur les Champs-Elysées ou un concert de l’Opéra de Berlin au Trocadéro — accompagné d’une photo de Winfred Wagner serrant la main d’Hitler. Mais à l’échelle de l’ensemble des articles, cela reste finalement assez incident. La dominante est plutôt du côté de la curiosité culturelle et touristique. Du gentil dépaysement. On sera même surpris de lire des chroniques consacrées à la Mosquée de Paris, à une exposition sur les Maoris au Musée de l’Homme ou à quelques déambulations dans les restaurants «exotiques» du Quartier Latin sans jamais percevoir l’écho des grandes théories racistes du nazisme.

Le sentiment de malaise que procure la lecture de ce Guide de Paris pour le soldat allemand s’explique sans doute de différentes manières.


Bien sûr, il y a d’abord le silence effrayant dans lequel la guerre et les années noires de l’Occupation se trouvent reléguées. Une frise en fin d’ouvrage nous rappelle quelques-uns des événements notables survenus à Paris durant ces mêmes années et jamais évoqués dans ces pages.

Mais on se rend compte aussi qu’une vie de surface existait bel et bien — et pas seulement, on le devine, pour le soldat allemand. Une autre ligne de temps a traversé cette tranche d’histoire, sur laquelle il fut aussi possible pour certains (pour beaucoup ?), de vivre, de prendre du plaisir, d’oublier l’histoire. Étrange sensation. On peut toujours s’indigner, se raccrocher à la vision dualiste d’un Paris partagé entre résistants et collabos. Mais qui sait si d’autres ne se demanderont pas un jour  à quoi nous collaborions, nous, en ce début de XXIe siècle ? Et quelle idée nous nous faisions de l’histoire, le samedi soir, en attendant simplement un taxi Place de la République, à deux pas de familles entières dormant sur le trottoir ?

Ce guide, enfin, nous invite à une expérience à laquelle nous sommes peu habitués — une expérience que d’autres ont eu bien plus souvent que nous le loisir d’apprécier : nous devenons en effet, le temps d’une lecture, les figurants colonisés, innocemment violés et délicieusement pittoresques d’une ville transformée en parc d’attraction culturel et gastronomique pour nos vainqueurs.





Où sortir à Paris ? Le guide du soldat allemand, Traduction de Catherine Miel. Alma Editeur. 2013.



mardi 4 novembre 2014

> Lettre ouverte sur les hauts plateaux

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Cher Philippe,

Je ne vais donc pas vous demander pour la énième fois en mariage. Ce serait compliqué. Ma femme ne comprendrait pas, les vôtres non plus, sans compter qu’avec tous les livres en retard que j’ai à lire, notre nuit de noces risquerait d’être déplorable. 


Et puis chez vous, ne nous le cachons pas, on doit se sentir un peu à l’étroit. Tout au moins si j’en juge par votre dernier opus («roman» serait en-dessous et au-dessus de la vérité) que vous qualifiez honnêtement de «fiction assistée». Il y a déjà Trish, Barbara, Tammy, Carry, Rosa, Wulf, Pete, Sam, Carole, Sandra, Christina, Maria, Lyne, Edi, Chad, Thomas, Glawdys, j’en passe et des meilleur(e)s. Ça fait beaucoup dans un trois pièces. D’autant que malgré votre goût pour les choses bien faites, il y règne, selon mes critères néo-libéraux, une certaine forme de pagaille : on nage dans le plancher comme dans une eau boueuse, on meurt de faim devant le frigo, le grand âge nous tombe sur le dos à chaque coin de pièce, votre tête est assise sur le canapé pendant que vous faites l’amour sous le lit, un pompier est installé dans la cuisine depuis des lustres, on mange des hot-dogs, on prend feu, on s’éteint, on arrête la vie pour éviter de mourir et on se refile des petites jupes vertes.


Je ne m’étendrai encore ni sur la couleur douteuse de votre descendance pléthorique, ni sur le temps ductile, ni sur l’espace flou. Pas plus que sur les contours ectoplasmiques et surdimensionnés des cadres socio-familiaux que vous croquez sous nos yeux sans que l’on vous ait jamais rien demandé. Oui, je préfère m’en tenir là. Je ne voudrais désespérer personne et il faut bien que vous vendiez vos livres.

Sachez toutefois, cher Philippe, que d’un certain point de vue, vous mériteriez le bagne.


Comme Jean Cagnard (dont le patronyme solaire danse d’ailleurs  la rime riche avec «bagnard»), ses pluies d’écureuils et ses tendres égarements ; comme Raymond Queneau, dont certaines pages me feront rire encore après ma mort ; et comme quelques autres dangereux plumitifs qui font un usage immodéré de la liberté qu’écrire leur offre.

Votre Vie des hauts plateaux distille des effluves nocifs de bonne humeur désenchantée et de mélancolie réversible. Ce n’est pas bien. Les murs contre lesquels on se gratte le dos nous jouent des tours de dupe et pendant ce temps, il y a des écrivains sérieux qui continuent à parler sérieusement de choses sérieuses.

C’est ainsi, mon cher Philippe,  que rien n’avance et vice versa.
(A preuve, j’ai passé l’après-midi à vous écrire et la Poste est maintenant fermée)

Alors cette fois, c’est sûr :

je ne vous épouserai jamais, vous n’aurez jamais le Prix Goncourt et il vous arrivera encore plein de choses étranges dans vos livres.

Vôtre bien vôtre,

Lecteur nombreux















Philippe Annocque, Vie des hauts plateaux. Editions Louise Bottu. 2014.