mardi 27 mars 2012

> Christian Prigent : dernière leçon

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Les éditions Al Dante viennent de republier le Professeur, un texte de Christian Prigent qu’ils avaient fait paraître en 1999 et réédité en 2001. L’entreprise ne manque ni de courage ni d’intelligence. De courage, parce que ce texte, dont le cadre est pornographique, entre en résonance avec des scénarios qui dérangent. Il relate, pour aller vite, une relation physique extrême entre un homme mûr et sa «jeune élève». Dix années ont passé depuis la dernière édition du Professeur, dix années au cours desquelles quelques sombres pages d'actualité ont continué à essaimer des peurs parfois incontrôlées, réhabilité des tentations de censure morale voire  d’autocensure face à des récits où le sexe et l’adolescence occupent le devant de la scène. D’intelligence, parce que les éditeurs font le pari que les lecteurs savent lire et sont conscients de leur offrir ici un texte remarquable, tant par sa radicalité littéraire que par l’acuité des questions qu’il creuse.

Prigent ne s’en cache pas, cette histoire a d’abord été vécue. Une expérience de chair qui ne peut-être, lorsqu’elle est comme ici poussée à son terme (jusqu’à l’un de ses termes possibles), qu’une expérience de la perte de soi. Mais cette expérience rebondit, se resserre, s’épuise sur une autre expérience : celle de l’écriture qui vient la redire, qui veut ou plutôt voudrait en rendre compte. Car que peuvent encore les mots face à cela ? Le résultat est un récit grave, intransigeant, bouleversant, qu’il faut se dépêcher de lire.




«Le professeur est un livre noir. Un livre où ça a brûlé – et qui voulait brûler ce qui fut brûlure. Ecrire ça, qui fut amour, jouissance et douleur, vérifie l’impossible de la figuration et consume l’expérience. L’emportement du phrasé cherche un dégagement apathique. Le professeur est un traité de l’âme. Pas un défilé de corps et d’ébats.»

C’est ainsi que Christian Prigent parlait de son texte dans une postface écrite en 2001 et reproduite dans la présente édition. Il faut voir dans ce commentaire un recentrement bien plus qu’une dénégation. Car si les corps et les ébats défilent bien – et dans un autre passage de sa postface l’auteur s’accorde sur la nature  pornographique du contenu de son récit – ce qu’interroge ce dévoilement engage bien plus que la seule mise en scène des corps pour elle-même. C’est bien dans l’incandescence de «ce qui fut» que cherche à s’inscrire la langue, tout à la fois pour tenter de la circonscrire au plus juste mais aussi de la comprendre, de cerner cet appel du vide qu’a pu laisser entrevoir le désir une fois délesté des derniers ligaments qui le retenaient au réel acceptable, à la banalité du quotidien.

D’où cet incessant – obsédant – va et vient entre la description factuelle des gestes, des actes, des dialogues, des scénarios qui composent le théâtre du désir autour duquel se tisse la relation du professeur et de l’élève et leur reprise constante dans un faisceau de mots qui l’interrogent par tous les moyens. Mais ce questionnement ne passe pas tant par un retour analytique sur ce qui a eu lieu que par une tentative de le rejouer dans la le texte. Pas d’autre moyen, dès lors, que d’inventer une langue pour dire ça, pour tenter d’en ressaisir la naissance, d’en incarner le vertige. Mais le vertige est justement ce qui désincarne la chair au cœur de sa plus flagrante présence, ce qui condamne le désir à une répétition sans fin et, dans la jouissance et l’aberration, à ne jamais pouvoir se comprendre lui-même.

«Le professeur dit ce qui me fait bander c’est le ressassement de ce qui me fait désespérément bander c’est que ressasser ces mots sexe seins fesses con cul bander mouiller fouetter les tanne les vide les enkyste en un vide atone insensé glacé ce qui me fait bander c’est que ce vide tourne dans les mots compacts ressassés du sexe ce qui me fait bander c’est l’exaspération de ce tournis vide qui vide toute pensée ce qui me fait bander c’est cette avidité comique et sinistre ce qui me fait bander c’est ce halètement cet annoncement qui anesthésie qui fait de la langue un bloc gris fibreux un hoquet idiot une tumeur de mort dans la vie des mots des corps des pensées une sorte de queue insensibilisée plantée dans du flou […]»

On voit alors comment la littérature devient mimesis de la scène érotique elle-même, comment cet effort insensé et perdu d’avance pour se poser dans la vérité du désir et de la jouissance se propage à l’écriture, comment la littérature se reconnaît soudain dans ce frottement des mots qui voudrait faire « bander » le texte. Le récit déborde le simple rapport de ce qui s’est passé - les scènes de sexe, les séances SM, les jeux de partage - pour emprunter une voie exploratoire qui prend l’allure d’une quête désespérée. C’est dans cette quête que l’écriture pornographique se transforme en traité de l’âme.

Cette tentative d’immersion dans une écriture en prise directe avec la question du désir n’est pas sans rappeler d’autres expériences radicales. On pensera par exemple à certains textes de Guyotat. Le grain est différent mais la démarche est parfois proche. Sur un versant moins abrupt, on pourra aussi songer à certaines pages du Livre du fils de Claude Louis-Combet, pour ce qui est de la confrontation de l’écriture et du désir, de la volonté de régénérer l’un par l’autre.

On ne relèvera pourtant aucun artifice de style dans le Professeur. Rien est à jeter, ni dans la crudité des évocations, ni dans le bégaiement des mots qui se cherchent, ni dans l’amplitude des phrases non ponctuées qui tournent autour de leur objet sans jamais vraiment pouvoir s’en saisir. Tout semble soutenu par un effort de vérité constant. Et c’est bien à travers le récit d'un fragment de vie que prend forme la question entêtante posée ici à la littérature. Le récit d’une histoire vécue comme expérience limite, une expérience partagée et consentie jusque dans l’hébétude.

Il y a quelque chose d’émouvant dans ce voyage-là. Un voyage au-dessus du réel. Le professeur et son élève se déplacent en apnée, ensemble, dans la plus grande écoute et la plus grande attention, vers un lieu qui les dépasse, un lieu qui les « brûle ». Le retour n’est pas vraiment un retour, plutôt une descente d’acide, une retombée dans les cendres ou au mieux dans «l’apathie grisée de la vie en vrai». Il faut lire la très belle dernière page de ce livre pour entendre résonner, derrière les chemins soudain séparés de la jeune élève et du professeur, la fin amère du plus sérieux des jeux.

On se surprendrait presque à croire que la littérature, vouée à l’incandescence, au vertige et à l’impossibilité de se contenter du réel, est elle-même de cet acabit.













Christian Prigent, Le professeur. Al Dante. 2012.

Images : 1) Arbres-squelettes (source) / 3) Chemins séparés (source)

dimanche 18 mars 2012

> Justin Torres : danser dans la jungle

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Le premier roman de Justin Torres sonne fort. On est d’entrée de jeu pris par le rythme nerveux de la phrase et emporté dans un récit aux accents autobiographiques plus cinglant qu’une douche froide. Le récit accéléré d’une enfance violente à Brooklyn où la faim, la pauvreté et la hargne s’accommodent parfois d’instants de bonheur et de témoignages d’amour mais où survie se conjugue le plus souvent avec folie. On a parfois cité John Fante ou Michael Collins pour évoquer le sillage dans lequel se situait ce roman. On pourrait penser aussi à Steinbeck et aux Raisins de la colère dont nous aurions ici une version concentrée et remixée au son d’un mambo vénéneux et déjanté.

Vie animale (We, The Animals, pour le titre original) est une histoire d’enfance qui passe vite, une enfance ramassée en quelques scènes et quelques photos de famille sur fond discret mais prégnant de racisme et de misère sociale. Le père est un Portoricain sanguin qui se traîne d’un petit boulot à l’autre. La mère, éreintée par le travail n’a plus toute sa tête. Et puis il y a la nichée : trois frères dont le plus jeune est la voix qui porte ce récit. La famille, contre la jungle du dehors, s’invente une jungle à elle, improvise une sorte de cocon véreux qui ne ménage personne et hors duquel le narrateur finira par être bouté, par ceux-là mêmes avec lesquels il faisait corps. Car Vie animale est aussi l’histoire de la fin d’une enfance, d’une expulsion hors du noyau familial et du cercle de la fratrie. Rupture qui esquisse le point de départ d’un voyage vers d’autres jungles.



Il y a d’abord les trois frères. Manny, Joël et le narrateur, dont nous ne connaîtrons pas le nom. La narration passe le plus souvent par un pluriel qui englobe la fratrie, car malgré les remous qui l’agitent, elle semble constituer une unité insécable, pour le meilleur et pour le pire : «trois petits rois», «trois mousquetaires», ou parfois autre chose encore :

«On était des monstres – Frankenstein, la fiancée de Frankenstein, l’enfant de Frankenstein»

Les trois frères fabriquent des lance-pierres avec des couteaux à beurre, se planquent derrière les voitures et prennent les femmes blanches pour cible. Ils sont alors «les trois ours se vengeant de Boucle d’Or qui avait mangé leur porridge».

Car à la maison, on crie, on chante, on a faim et on a froid. On se dispute les couvertures jusqu’à les déchirer. Les jeux, souvent, sont violents. On se bat avec tout ce qui se trouve là : «bottes», «outils», «tenailles qui pincent»… Et la nuit on se tient chaud corps contre corps comme le font les animaux dans leur terrier. « On » voudrait grandir, s’épaissir, se muscler…: «on voulait plus de chair, plus de sang, plus de chaleur».

La mère c’est Ma. Elle est folle et fatiguée. Elle a perdu la notion du temps, se rend chez l’épicier ou à la banque au milieu de la nuit, prépare des petits déjeuners le soir, fête des anniversaires quand ça lui prend et supplie parfois ses enfants de ne pas grandir.

Le père c’est Paps. Il cogne dur sur ces enfants. Quand il est de bonne humeur, il lance Tito Puente à fond dans la maison et invite ses garçons à danser en imposant les règles du jeu :

«Dansez comme si vous étiez riches», «Dansez comme si vous étiez pauvres», «Dansez comme si vous étiez blancs», «Dansez comme si vous étiez portoricains»…

Car tout ici est un théâtre. Théâtre de violence, avec ces corrections réglées comme du papier à musique ; théâtre d’humour fou quand toute la maisonnée se laisse engloutir par le rire. Théâtre de désir aussi, quand Paps pelote sa femme sous les yeux des garçons pour bien souligner qu’elle est sa femme et qu’elle lui plaît. Tout s’affiche, bruyamment, immodérément, comme si la vitesse, le tumulte, la déraison pouvaient seuls rendre cette vie-là supportable. Une vie de « poor workers » au bout du rouleau, qui s’est développée comme une mauvaise herbe au verso du rêve américain et que seul un déploiement d’énergie incontrôlé parvient encore à faire durer. Mais la grande force du récit de Justin Torres tient aussi dans le fait que si la précarité tient lieu de toile de fond, son omniprésence est à la fois tangible et diffuse. Elle imprègne le décor comme une mauvaise odeur sans jamais être directement thématisée.

Le lecteur traverse alors l’enfance du narrateur comme il traverserait un orage. Le récit semble rebondir de fragments en fragments bien plus qu’il ne donne l’impression de dérouler un fil chronologique. Chaque chapitre, presque clos sur lui-même, est souvent d’une force étonnante. Que ce soit cet apprentissage de la nage que le narrateur est contraint par son père de vivre au bord de la noyade. Cette brève fugue des trois frères, qui sera chèrement payée par l’un d’entre eux. Le bonheur d’une sortie dans le «connard de pick up», que Paps s’est procuré contre tout bon sens financier. Une nuit passée dans un sac de couchage sur le lieu du job de nuit que vient de trouver le père. Ou ces scènes où la folie de la mère ressurgit comme une lame de fond.

Pourtant le temps passe et le narrateur sera bientôt expurgé de son clan. La fin du récit bascule en effet sur un événement dramatique, un coming out volé au plus jeune des trois frères. La mère met la main sur le journal dans lequel celui-ci recense les fantasmes que lui inspirent les hommes. Une poussée de testostérone qui ne va pas dans le sens du vent et qui sépare brutalement l’enfant en passe de devenir lui-même de son appartenance à la tribu familiale. Le narrateur va devoir s’éprouver comme sujet et assumer la sortie d’un temps à présent révolu. Ce temps-là, quelques légères entailles dans le cours du récit nous en avaient déjà laissé pressentir le délitement futur. On relit soudain autrement cette formule qui avait été glissée au passage : «quand on était frères»

La métaphore animale prend au final une autre dimension car c’est la jungle homo des bas-fonds de New-York qui va constituer le nouveau territoire du narrateur. A ce stade où prend fin le récit, il lui reste à conquérir sa fierté, à affirmer pleinement la singularité qui lui a valu d’être rejeté par les siens :

«"Bombe le torse, bombe le torse" , je dis, je murmure, je me jure.»

Promesse de combats à mener et qui sait, peut-être d’autres livres qui en porteront la trace…

En attendant Justin Torres signe ici un premier roman remarquable de tension et de sensibilité. Son récit nous plonge au cœur le plus sombre d’une certaine Amérique sans jamais jouer sur aucun des archétypes attendus. Et l’auteur a su trouver un ton, une musique (on aurait envie de dire un « beat ») qui nous tient sans relâche de la première à la dernière page.













Justin Torres, Vie animale. Editions de l'Olivier. 2012. Traduit de l'américain par Laetitia Devaux.

Images : 1) Trois singes (source) / 3) Justin Torres (source)



dimanche 11 mars 2012

> Larmes blanches sur fond noir

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Il y a des livres que l’on peut aimer parce qu’ils ne sont pas finis. Parce qu’on aurait envie de les prolonger. Parce qu’ils esquissent des chemins qui leur préexistent et se poursuivent après eux. On sait que la suite se trouve ailleurs, que la parole pourrait s’élargir encore longtemps en cercles concentriques. Des livres, en somme, qui ont le mérite de dévoiler des espaces, de suggérer des résonances qui ne leur appartiennent pas en propre mais qui, sans eux, auraient pu rester balbutiants.

Dans son dernier opus, Ils ne sont pour rien dans mes larmes, Olivia Rosenthal compose une série de textes à partir de témoignages qu’elle a recueillis en réponse à cette seule question : « quel film a changé votre vie ? ». L’idée est simple mais le résultat est touchant et parfois même troublant lorsqu’elle mêle sa propre voix à cette polyphonie. Prenant comme matériau de son écriture des paroles collectées au cours d'une résidence à Saint-Ouen, Olivia Rosenthal navigue ici avec sensibilité sur un terrain qu’elle a déjà pratiqué dans le cadre de précédents projets d’écriture. Elle en profite pour rendre cette fois un hommage pudique et fort au cinéma. Ce cinéma qui, comme elle nous le confiait en 2010, occupe une place capitale aussi bien dans son imaginaire d’écrivain que dans sa vie.





Quatorze films. Qui n’ont pas grand-chose à voir entre eux. On commence avec Vertigo d’Hitchcock pour terminer par Les Parapluies de Cherbourg. Un ordre qui n’est peut-être pas aléatoire. Entre temps, on aura fait le détour du côté de Sergio Leone, Kieślowski, Truffaut, Resnais, Ridley Scott ou Bertolucci

Quatorze films qui ont toutefois ceci de commun d’avoir marqué des existences, d’y avoir fait irruption. A travers ces quatorze récits de rencontre entre un film et une existence singulière, un moment de vie, voire une vie entière, c’est aussi le sens que peut revêtir la confluence d’un récit de fiction avec notre histoire particulière qui est interrogé. Car aimer un film est une chose, lui accorder un poids dans notre propre parcours en est une autre. Par quels hasards se tissent les fils qui vont de l’un à l’autre ? Comment un moment de cinéma peut-il trouver en nous sa juste place ? Jouer un rôle qu’il n’aurait pas joué si j’avais été un autre ? Sans doute est-il impossible de répondre totalement à de telles questions puisque comme le souligne l’une des voix qu’Olivia Rosenthal nous fait entendre «aucun spectateur ne sait exactement pourquoi tel ou tel film le hante». C’est pourtant bien autour de cette hantise qu’une lumière cherche ici à se faire.

On verra donc comment l’Arbre aux sabots, une fresque paysanne oubliée d’Ermanno Olmi a pu sonner le moment de la révolte chez une lycéenne d’un pensionnat de Pézenas, fille de viticulteurs. Comment Nuit et brouillards a pour la toute première fois fait basculer un adolescent dans la conscience que l’ «on peut vivre par procuration des choses extrêmement douloureuses». Comment le Retour d’Andreï Zviaguintsev a fait ressurgir chez une jeune femme l’image d’un père qui l’avait, selon sa formule, mise en prison dans sa tête, pour peut-être finir par l’en libérer en lui permettant de réaliser qu’ «au cinéma, on pleure quand malgré la distance et la haine, on se sent encore sous le regard du père». On découvrira comment Les quatre cent coups a éveillé une vocation d’éducatrice ou comment Thelma et Louise  a incité une épouse acculée à faire le grand saut et à changer de vie… Rien de modélisant, pourtant, puisque le cinéma est parfois ce qui nous rappelle que la vie n’en est pas… C'est la cas pour Angélique, qui réalisa en revoyant pour la nième fois La nuit américaine de François Truffaut, que «nous ne sommes pas les scriptes de nos pères», et qu’il faut un jour se détacher de la pellicule :

«Il faut donc revenir là où le cinéma prend fin, changer de perspective, de cadre, d’objectif, admettre que l’existence ne s’engloutit pas toute entière dans la lumière des projecteurs, que les zones d’ombre mènent loin des caméras, qu’il y a une vie après, que les personnages nous emportent, nous déduisent, nous attirent et nous trompent, qu’il faut rejoindre un désir qui est le nôtre en faisant le deuil de nos illusions».

Une prise de conscience qui n’est pas sans rappeler le chemin que découvre en le parcourant la narratrice de Que font les rennes après Noël ? le prédédent roman d’Olivia Rosenthal



Illusion, coup de pouce, surenchère à la douleur vécue, invitation à la liberté… Voilà quelques unes des facettes possibles du septième art lorsque nous sommes amenés à faire corps avec lui. Car ce n’est pas tant une vérité de ce qui se joue dans le rapport du spectateur à la toile qui est ici recherchée que la mise à jour de lignes de forces multiples autour de ce rapport. La mise en musique d’une série de rencontres d’où émergent des tentatives de définition qui peuvent aussi bien se faire écho que se contredire…

«Le cinéma captive ceux qui cherchent des arguments pour ne pas ressembler à leurs ascendants.»

«Nous sommes peut-être abusés par le cinéma mais nous aimons les erreurs dans lesquelles il nous plonge.»

«Aimer le cinéma, c’est s’offrir le luxe de la toute puissance.»

«Le cinéma nous évite d’éprouver quotidiennement le déclin du jour.»

«Au cinéma on peut refaire sa vie autant de fois que son visage.»

A chacun son cinéma, ses masques, son courage…


En amont et en aval de ses voix réécrites, Olivia Rosenthal a placé un prologue et un épilogue où elle se risque à un certain dénuement en introduisant ses propres témoignages. Dans ces deux textes la parole se cherche plutôt qu’elle ne s’expose et la forme est proche du poème : un déroulement de phrases courtes (des vers ?), qui hésitent, se reprennent.

C’est avec le vertige qu’elle entre en scène, évoquant pudiquement le suicide de sa sœur vingt ans plus tôt. Un saut dans le vide du septième étage qu’elle n’a «pas pu empêcher» et auquel Vertigo, le film d’Hitchcock, n’a jamais cessé de la renvoyer.

Mais les larmes sont gardées pour la fin. «Quel est le film qui vous a fait le plus pleurer ?» aurait pu être une autre porte d’entrée, le point de départ d’un autre livre, tant il est vrai que c’est peut-être au cinéma que l’on pleure le plus. C’est ici la dernière scène des Parapluies de Cherbourg qui ouvre les vannes… Un drôle de film, sentimental à souhait, dont les acteurs sont pour la plupart restés inconnus peut-être «parce que chanter qu’on est amoureux, malheureux, seul, déçu, trahi ou lâche, ce n’est pas crédible». A la fin du film le couple joué par Catherine Deneuve et Nino Castelnuovo se retrouve plusieurs années après la rupture violente à laquelle l’un et l’autre ont survécu. Il y a pourtant dans cette scène une petite phrase anodine (autour duquel le texte tourne sans jamais la citer isolément) qui sonne faux et renvoie simplement la spectatrice à une peur profonde, un refus jamais surmonté :

«Je ne supporte pas
Qu’on puisse perdre définitivement
Quelqu’un qu’on a aimé
Qu’on vive bien après
Et même qu’on vive mieux »

Un aveu qui renverra chacun à son moment de cinéma, à la scène qui immanquablement provoque en lui le simple et salubre «lâcher de larmes». Magie soudaine du cinéma, où toutes les réserves, toutes les barrières que l’on dresse entre soi et le monde peuvent un instant s’effondrer comme un château de cartes. Etat unique d’abandon qui appelle soudain un vœu pieu…

«Si on acceptait de se présenter
dans l’état ordinaire
où les événements de la vie /
nous mettent.
[…]
si on se laissait aller 
submerger 
investir.»

La littérature n’est pas toujours une fin en soi et il arrive qu’elle tire de cette modestie même une certaine grâce, une certaine grandeur. Avec Olivia Rosenthal elle peut être parfois une sorte d’attention, un moment d’écoute de soi-même et des autres que manifesteront différemment, mais avec autant de justesse, d’autres formes d’expression : la rencontre, la performance, la lecture ou quelques larmes blanches que l’on s’offre à soi-même,

«comme si l’abandon
était la condition nécessaire
suffisante
paradoxale
d’une future consolation.»












Olivia Rosenthal, Ils ne sont pour rien dans mes larmes. Verticales. 2012


Images : 1) Pellicule (source) / 3) Griffes jaunes (source) / 4) Parapluies de Cherbourg (source)

samedi 3 mars 2012

> Je me souviens que Georges Perec

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Je me souviens que Georges Perec est mort aujourd'hui, il y a déjà trente ans.

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Je me souviens de ses facéties et de son désespoir.

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Je me souviens qu’une rue de 38 m de long porte son nom près de la Porte de Bagnolet.

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Je me souviens qu’une autre rue porte son nom à Savigny-le-Temple où je n’ai jamais mis les pieds.

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Je me souviens qu’un astéroïde découvert quelques mois après sa mort par un certain Edward Bowell a également été baptisé Perec.

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Je ne me souviens pas qu’il existe une autre planète-écrivain.

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Je me souviens que j'ai cherché s’il existait un collège ou un lycée Georges Perec en France et que je n'ai rien trouvé.

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Je me souviens que George Perec s’est inspiré de I remember de Joe Brainard pour écrire Je me souviens.

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Je me souviens du jour où j’ai su pourquoi le premier E de Perec ne portait pas d’accent.

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Je me souviens que j’ai lu Un homme qui dort à l’âge de vingt ans dans une chambre de bonne du 7ème arrondissement.

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Je me souviens de m’être dit que c’était comme lire Tristes Tropiques dans la forêt amazonienne.

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Je me souviens de la voix presque douce de Ludmila Mikaël lisant Un homme qui dort dans le film de Bernard Queysanne.

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Je me souviens que le W de W ou le souvenir d’enfance évoque notamment les deux V de Villard-de-Lans et Lans-en-Vercors où Perec a passé une partie de son enfance.

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Je me souviens qu’il y a eu Paris avant d’avoir lu Perec et Paris après.

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Je me souviens que la dernière note de Don Giovanni peut tuer parce que MI s'écrit E en anglais.

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Je me souviens que l’on ne fait pas impunément de porto flip puisqu’il y faut des œufs.

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Je me souviens que Perec se souvenait du costume de soie de Lester Young, de la feuille d’impôt de Chaban-Delmas et du sketche où Bourvil répétait : «L’alcool, non. L’eau ferrugineuse, oui.»

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Je me souviens que Roland Brasseur à écrit un livre qui s’appelle Je me souviens de "Je me souviens" de Georges Perec.

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Je me souviens que l’on rit beaucoup dans la Disparition, qui est tout sauf drôle.

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Je me souviens qu’il existe une traduction anglaise de la Disparition, qu’elle s’intitule A void et qu’on la doit à Gilbert Adair.

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Je me souviens que Perec n’avait pas de souvenirs d’enfance.

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Je me souviens que sans la Vie mode d’emploi il n’y aurait jamais eu de "simulation globale" en Français langue étrangère.

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Je me souviens de cette archive de l’INA où l’on voit Gérard Holtz annoncer, en se trompant dans le titre du roman, que le prix Médicis 1978 vient d’être décerné à Perec pour la Vie mode d’emploi.

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Je me souviens que la Vie mode d’emploi est dédié à la mémoire de Raymond Queneau et se déroule un 23 juin 1975 aux alentours de 20 heures.

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Je me souviens que le dernier témoignage recueilli dans le film Récits d’Ellis Island est celui d’une Roumaine qui fut refoulée devant l’île de Manhattan parce qu’elle était trop jeune.

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Je me souviens de la Mémoire et l’Oblique de Philippe Lejeune.

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Je me souviens de Georges Perec lisant avec jubilation le texte d’une chanson de Boby Lapointe.

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Je me souviens que Perec se demandait ce que pouvait signifier la barre de fraction dans Penser / Classer.

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Je me souviens de «je ne voudrais pas vivre avec Ursula Andress mais parfois si.»

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Je me souviens de «la ruse, c’est ce qui contourne, mais comment contourner la ruse ?».

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Je me souviens d’avoir passé une heure sous la pluie dans ce qui reste de la rue Vilin et une journée au soleil place Saint-Sulpice.

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Je me souviens que l’on n’épuise jamais rien mais qu’il faut y tendre.

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Je me souviens que Georges Perec est mort à l’âge exact que j’ai maintenant et que ça n’arrivera plus.

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Je me souviens de cette espèce d’espace qu’il a tracé dans la littérature.

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Je me souviens que les listes sont un jour des ellipses.

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Georges Perec, Je me souviens. Hachette Littérature. 1998.


Photo : Georges Perec (source)