samedi 30 avril 2011

> Coetzee en pente douce

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Avec l’Eté de la vie, J.-M. Coetzee signe le troisième volet d’une suite autobiographique entamée en 1997 avec Scènes de la vie d’un jeune garçon. L’arrêt sur image se fait cette fois sur les années 70, période où, écrivain encore peu connu, Coetzee revient en Afrique du Sud après quelques années passées aux Etats-Unis et s’installe dans la région du Cap avec son père. Derrière ce titre, qui à la lecture du livre résonne vite comme une antiphrase, se déploie le portrait en mosaïque d’un trentenaire taciturne et solitaire. Un homme qui semble se fondre dans la grisaille d’une existence désenchantée avec pour toile de fond l’ombre discrète d’une nation déchirée par sa propre violence. Mais c’est par la construction d'une fiction que l’écrivain sud-africain choisit de nous restituer un peu de cette part de lui-même… Le Coetzee que nous connaissons vient de mourir et un universitaire anglais s’est mis en tête de rédiger sa biographie. Il mène pour cela une série d’entretiens auprès des quelques personnes encore vivantes qui ont connu l'écrivain une trentaine d’années plus tôt. Ce détour aurait pu prêter le flanc à un bel et habile exercice d’immodestie. Il sert au contraire un récit d’où l’humour et l’autodérision ne sont pas absents mais où s’expriment avant tout l'effacement d'un homme devant la fragilité de l’existence, et cette sorte d’amertume retenue qui est au cœur de l’œuvre de Coetzee.


Le biographe imaginaire de feu J.M. Coetzee n’a pas eu la tâche facile. La vie sociale et intime de l’écrivain, qui s’improvise ici en personnage posthume, ne semble pas avoir laissé foison de traces ni d’impressions inoubliables, surtout sur la période considérée. Il nous livre un travail en cours, centré autour de cinq personnes l’ayant connu dans les années 70, à l’époque de son retour au pays natal. Il y aura tour à tour Julia, la maîtresse exubérante, Margot la cousine afrikaaner, Adriana la veuve brésilienne vainement courtisée durant un temps par celui qui fut le professeur d’anglais de sa fille, Martin qui ne côtoya Coetzee que lors d’un entretien de recrutement pour un poste d’enseignant à l’université du Cap et Sophie, une collègue française restée en Afrique du Sud après son divorce et avec qui il eut une liaison peu durable. Voilà la matière relativement limitée que le jeune investigateur va tenter d’exploiter de son mieux, relançant les questions, réclamant des précisions afin d’avancer, parfois tant bien que mal, dans le sujet qui l’occupe. A ces cinq témoignages s’ajoutent, en début et en fin de texte, quelques extraits de carnets annotés de l’écrivain.

Ce faux brouillon biographique tisse peu à peu récit singulier, impose un rythme, une densité. Le morcellement des points de vue, généralement utilisé pour démultiplier les perceptions possibles d’une même réalité, produit ici un effet inverse, ou à tout le moins plus subtil. Les différents témoins dévoilent en effet une figure à peu près partagée, et jamais flamboyante, de l’homme que fut Coetzee : celle d’un individu inhibé, peu sociable, sans ambition et qui semble épouser une apathie substantielle jusque dans ses désirs les plus vrais. Ces grands traits constituent un thème autour duquel les variations se joueront plutôt sur le versant des témoins. Entre émotion, humour, dénégation, les témoignages se suivent et ne se ressemblent pas, s’accordant seulement en ce qu’ils renvoient de l’homme dont il est question une image à peu près similaire…


Certains de ces témoins auront même tendance à détourner l’exercice pour parler avant tout d’eux-mêmes. Leur prise de parole prend parfois des allures comiques comme chez Julia, qui apparaît peu à peu comme un personnage semi-hystérique : elle ouvre régulièrement des parenthèses, ramène de plus en plus souvent le propos à elle, annonce sans cesse qu’elle n’ajoutera qu’une «dernière chose» avant de rebondir sur un nouvel épisode ou une nouvelle digression, toujours plus long que le précédent. Ce qu’elle redoute plus que tout, est de figurer comme un personnage secondaire dans la vie de l’écrivain, défendant avant tout le principe selon lequel c’est lui qui fut au second plan dans sa propre vie amoureuse. Elle met en garde le biographe contre un tel travestissement :

«Vous faites une lourde erreur si vous vous dites que la différence entre les deux histoires, l’histoire que vous vouliez entendre et l’histoire que je vous livre, n’est rien d’autre qu’une question de perspective – que si, de mon point de vue, l’histoire de John n’aura peut-être été qu’un épisode parmi d’autres dans la longue histoire de mon mariage, néanmoins par un petit tour de passe-passe, une rapide manipulation de la perspective, un travail d’édition astucieux, vous pouvez transformer cela pour en faire une histoire sur John et l’une des femmes qui sont passées dans sa vie. Ce n’est pas le cas. Pas du tout. Je vous avertis très sérieusement : si vous partez d’ici et commencez à tripatouiller le texte, tout ne sera plus que cendres entre vos doigts.»

Car dans ce work in progress biographique, bien des questions se posent : où se trouve, s’il en existe une, la vérité d'un homme ? Evoquant Coetzee, certains de ces témoins ne jouent-ils pas eux-mêmes à cache-cache avec leurs propres peurs, leurs propres sentiments ? Qu’accepte-t-on ou pas de révéler, de dire ou d’avoir dit ? Si certains entretiens sont présentés comme des dialogues restitués, d’autres sont amenés comme les relectures d’entretiens déjà effectués et que le biographe soumet à la validation de ses interlocuteurs. C’est notamment le cas avec Margot, la cousine sud-africaine retrouvée dans les années 70. Lors de cette relecture, elle demande à plusieurs reprises que tel passage, que nous sommes en trains de lire, soit supprimé ou reformulé…

« - C’est pourtant ce que vous avez dit.
- Oui, mais vous ne pouvez pas transcrire ce que j’ai dit mot pour mot et le faire savoir au monde entier. Je n’ai jamais donné mon accord là-dessus. »

Coetzee joue ici constamment avec le travail de censure et d’autocensure qui est au cœur de l’écriture (auto)biographique.

Dans ce jeu de perspectives, l’auteur se complaît aussi à une certaine forme d’autodérision. De nombreuses scènes qui émaillent les souvenirs des différents personnages évoquent des ratés : pannes de voiture, barbecues moroses, répliques inappropriées. Le jeune homme renvoie constamment de lui-même, à travers ces témoignages, une image terne et maladroite.

Si certains de ses rendus portent à sourire, on n’est toutefois loin de la performance humoristique systématique. La maladresse est sans excès et le manque de chaleur et d’engagement traduit sans doute quelque chose de plus grave, de plus profond et que ne rachète aucun effet spectaculaire. Un mal-être venu de loin et suffisamment digéré pour avoir perdu toute grandiloquence. Une forme de malaise existentiel diffus autour duquel le lecteur gravite en permanence sans jamais pouvoir y entrer de plan pied. Tant et s’y bien que le portrait de l’écrivain semble s’effacer au fur et à mesure qu’il se construit.



Quelques éléments transparaissent parfois auxquels il est possible de rattacher cette mélancolie. Il y a notamment cet étrange pays au cœur duquel la communauté Boer a pris racine et poussé comme une aberration historique. Un pays que Coetzee, dans les premières pages de l’Eté de la vie, dit porter en lui comme une souillure que même l’exil ne parvient pas à laver. Une forteresse où la violence s’est développée comme une seconde peau. Il n’y a le plus souvent aucune analyse politique ou historique dans le texte mais des brèches qui laissent filtrer cette violence, la rendent soudain palpable. Ce sont ces crimes et ces règlements de compte que l’homme de retour chez lui retrouve dans les entrefilets des journaux alors que son père vieillissant semble s’être résigné à une forme d’indifférence amère ; ces trains qu’il est impossible de prendre passée une certaine heure ; le mari d’Adriana, agressé à coup de hache au cours de l’attaque du hangar qu’il surveillait sur les docks et dont elle a accompagné la lente agonie ; ces détails du quotidien qui rappellent au détour d’une phrase les frontières infranchissables qui séparent l’univers des Blancs de celui des Noirs.

Ce pays condamne ainsi ceux qui en sont à un attachement douloureux parce que vécu comme absurde, à une nostalgie déraisonnable. C’est peut-être dans le récit de Margot, la cousine de sang, que l’on trouve les pages les plus poignantes. C’est sans doute entre eux que se dessine la relation la plus forte, une relation de tendresse amoureuse enfouie auquel cet «homme de bois» n’a jamais su donner la moindre forme, ni par les gestes ni par les mots. Au retour d’un déplacement à Merweville, une petite ville désolée où Coetzee envisage un temps de s’installer avec son père, ils se retrouvent immobilisés par une panne de moteur dans le Karoo, cette vaste plaine désertique qui semble refléter l’âme aride du pays. Dans ce «non-lieu» éloigné de tout, les deux cousins semblent un instant partager la même vision du pays et de ce qui les y retient.

«Ce coin du monde. Elle ne pense pas à Merweville ou Calvinia, mais à tout le Karoo, au pays tout entier peut-être. Qui a eu l’idée de faire des routes, de poser des voies de chemin de fer, de bâtir des villes, d’y faire venir des gens et de les attacher à ce pays, de les y river par des liens qui leur percent le cœur, de sorte qu’ils ne peuvent s’échapper ?»

Mais derrière ce sombre attachement, le pays devient parfois la métaphore d’un mal plus vaste qui dit la fragilité même de notre présence au monde. Dans le Karoo, Coetzee repense au passage d’un livre d’Eugène Marais consacré à l'observation d'un groupe de babouins.

«Il écrit qu’à la tombée de la nuit, quand la bande cessait de chercher à manger et regardait le soleil descendre, il voyait percer dans les yeux des plus vieux babouins comme une pointe de mélancolie, comme si naissait en eux la conscience de leur mortalité.»

Une conscience qu’aiguisent en lui les paysages désertiques de son pays.

«[…] Je comprends ce que le vieux babouin pensait en regardant le soleil descendre, le chef de la bande, celui dont Marais se sentait le plus proche. Jamais plus, pensait-il : Une seule vie et puis jamais plus. Jamais, jamais, jamais. C’est l’effet que le Karoo a sur moi. Le pays me rend tout mélancolique. Il me gâche le goût de vivre.»

L’écriture, vers laquelle s’est déjà définitivement tourné Coetzee à cette époque de sa vie, ne sera pas tant l’occasion d’échapper à cette prison de l’âme que de la ressasser de diverses manières. L’évocation de ce travail d’écrivain occupe une part mineure dans l’Eté de la vie. Cela relève d’un choix du biographe imaginaire et cet engouement est avant tout perçu par les yeux de ceux avec lesquels celui-ci s’entretient. Coetzee n’a alors écrit que quelques livres, dont Terres de crépuscule, dans lequel Julia décrypte quelque chose qui ressemble un peu à l’image que cet homme lui renvoie :

«Je ne dis pas que l’écriture des Terres de crépuscule manque de passion, mais la passion qui informe l’écriture reste obscure.»

Tout comme le cœur de l’écrivain semble hermétique à ceux qui l’ont connu, son goût pour l’écriture est avant tout appréhendé par eux comme un prolongement de sa solitude, une façon de creuser ce décalage qui le fait passer à côté des autres et de la vie. Margot, d’abord irritée par la panne qui les bloque dans le Karoo et que son cousin n’arrive pas à résoudre, s’emporte silencieusement contre lui et les siens.

«Une famille loufoque, sans plomb dans la tête ; des clowns. ‘n Hand vol vere* : une poignée de plumes. Et même celui d’entre eux en qui elle avait mis quelque espoir, qui est assis à côté d’elle et qui est reparti tout de suite au pays des songes, s’avère être un poids plume. Il s’est sauvé à la conquête du vaste monde et revient maintenant tout penaud dans leur petit monde, la queue entre les jambes. Un évadé raté, un mécano raté en plus, et c’est elle qui en ce moment fait les frais des bourdes de cet incapable. Et un raté de fils. Il va glander dans cette vieille maison poussiéreuse de Merweville, mordillant un crayon en essayant de vous tourner des vers. O droë land, o barre kranse… Ô terre sèche et aride, ô falaises ingrates… Et ensuite ? Quelque chose sur la weemoed, la mélancolie, pour sûr.»

Cette mélancolie, sans doute, a fait son chemin. Et loin des envolées lyriques évoquées dans ce passage, la weemoed de Coetzee s’est faite minérale. Dans l’Eté de la vie, elle alimente encore à mots mesurés l’une des écritures les plus exigentes de notre temps. Ce récit polyphonique, où les effets de distance se mêlent à un désespoir radical, approche par cercles concentriques un centre de gravité qui se dérobe sous nos yeux. Et l’exercice autobiographique, fût-il détourné, semble d’une certaine manière voué à l’échec. Il nous laisse sur le seuil d’un cœur fermé à double tour qui ne se dévoile jamais tant qu’entre les lignes.

*Margot et John communiquent en afrikaans. Certains passages de leurs dialogues figurent dans cette langue, suivis de leur traduction en incise directe dans le texte.








John Maxwell Coetzee, l'Eté de la vie. Editions du Seuil. 2011. Traduit de l'anglais par Catherine Lauga Du Plessis.


Images : 1) Photographie d'Eugen Richards (source) / 3) Photographie de Michaël Subotzky (source) / 4) Le Karoo (source)



lundi 18 avril 2011

> Le blues transalpin de Valjarević

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Que se passe-t-il lorsqu’un apprenti-écrivain serbe désabusé et porté sur l'alcool, qui vivote de petits boulots en vagues publications, décroche soudain une bourse de la fondation Rockfeller pour une résidence d’un mois dans la somptueuse Villa Maranese qui surplombe le lac de Côme ? C’est le point de départ d’un très beau roman de Srdjan Valjarević, Côme, paru en 2007 en Serbie et dont la première traduction française nous parvient cette année chez Actes Sud. Comme dans Mon Allemagne d'Andrzej Stasiuk, notre homme pose d’abord son regard décalé de slave rugueux et mélancolique sur cet univers nouveau. Un univers où, loin de la guerre et du bordel ambiant, règnent le raffinement et l’opulence. On aurait pu en rester à un grand écart savoureux et ironique mais on aura droit à bien plus que cela. Electron libre et fumiste assumé, l’ «invité» n’a pas plus l’intention d’écrire que de se prêter au jeu des mondanités. Mais il ne crache pas sur les plaisirs simples de la vie et trouve vite dans ce cadre idyllique de quoi s’adonner à sa passion du farniente : boire, dormir, courir la montagne. Sans compter que de belles rencontres attendriront bientôt son cuir mal tanné de faux misanthrope… Drôle, poétique, plein d’une tendresse rare cueillie à la surface âpre du monde, ce séjour nous réserve un voyage d’une force inattendue.


Il a juste emporté sa gueule de bois et quelques frusques (dont son cher vieux pull troué) jetées à la va-vite dans un sac de voyage. Dans le vol pour Zürich, il soigne sa migraine en buvant des bières obtenues de haute lutte auprès du personnel de bord. Durant son transit pour Milan, il observe des hommes d’affaires pendus à leur téléphone portable et se rend trois fois aux toilettes, une fois pour faire ses besoins, deux fois pour se rafraîchir et se désennuyer [sic]. A Malpensa un chauffeur l’attend et le conduit jusqu’à  l’entrée de la Villa Maranese où l'accueille Madame Bela, la directrice et maîtresse des lieux. Après un premier dîner promptement arrosé, il se réfugie rapidement dans ses appartements et s’endort au son de son transistor de poche…

«C’est étrange, un petit transistor, on le met sur sa poitrine ou près de son oreille, et on a l’impression que quelqu’un nous murmure quelque chose à l’oreille, quelle que soit la langue, et ça nous endort».

Côme a l’allure d’un journal. Chaque chapitre correspond à une nouvelle journée et l’on se demande d’abord où nous conduira le ton détaché qu’adopte d’emblée le narrateur, «aquoibonniste» parachuté comme un ovni dans les langes délicats d’un autre monde. S’il partage ses repas avec les éminents pensionnaires de Madame Bela, il montre assez peu d’entrain à participer aux agapes vespérales de rigueur : conférences littéraires consacrées à quelques grands auteurs, concerts de musique classique, discussions sur les mérites comparés du roman psychologique ou du roman politique… Le narrateur de Côme se contente d’écluser les cognacs et les bons vins qui lui sont servis, d’apprécier la cuisine et de partir en solitaire explorer la beauté sauvage des collines toutes proches. La seule lecture qu’il a emportée avec lui est un recueil de nouvelles de Robert Walser, figure tutélaire qui semble l’accompagner en silence dans ses virées transalpines. Il trouve bientôt là le rythme qui lui convient, se laisse voguer au gré de ses envies, de bitures tranquilles en longues excursions. Il sait de toutes façons qu’il ne pourra jamais travailler dans un tel cadre. Et l’ordinateur qu’on a mis à sa disposition ne saurait remplacer sa vieille machine à écrire restée à Belgrade.

Deux serveurs deviennent vite ses alliés : Gregorio l’enfant du pays, et Mahatma, un srilankais qui travaille à la villa depuis de nombreuses années. Ils lui donnent du clin d’œil en coin de table et savent les rations d’alcool qu’il lui faut. Ils mettent aussi en place un scénario bien huilé (un coup de fil important pour Monsieur) qui lui permet de s’éclipser régulièrement pour suivre avec eux les matchs de foot qui l’intéressent dans une autre pièce de la villa.

Mais l’invité entreprend aussi d’explorer les bistrots populaires de Bellaggio, le village avoisinant. Loin de chez lui et des soirées feutrées de la résidence il se lie bientôt d’amitié à deux figures locales du petit peuple d’à côté… Avec Alda, la jolie serveuse du Spiritual, il entame une longue série d’échanges. Ils se comprennent mal en anglais ou en italien, alors chacun dessine dans un carnet qui s’épaissit de soir en soir et qu’Alda conserve près de la caisse. Alda est pauvre. Elle voudrait quitter le Spiritual. Elle attend – c’est une boutade - le prince qui arrivera du lac avec son yacht pour l’épouser et lui faire des enfants, un prince qui ne ressemble pas à un écrivain serbe alcoolique et sans le sou. Ils rient beaucoup, se plaisent pas mal et boivent considérablement. Augusto, lui, tient Le Sport, l’autre café du village. Il a un temps travaillé à Glasgow histoire de faire oublier qu’il avait fait ses armes dans l’armée mussolinienne avant le ralliement du Duce à la politique d’Hitler. Sa passion, comme celle de la plupart des gars du village, c’est la Juventus. Il a un frère jumeau, Luigi, avec lequel il passe son temps à se quereller ou à parler trop fort, tout dépend. Une habitude sans doute en partie attribuable à la complexion de Luigi si l’on en croit les explications de son frère :

«Toute sa vie il n’a fait que ça, hurler. Quand nous étions enfants il était crieur pour le cinéma de Bellaggio. Ca a été son premier boulot, il avait sept ans. Depuis, il n’a pas cessé de hurler».


Si l’on perçoit bien une frontière entre le monde suranné de la Villa au pied de la colline et les cafés braillards et chaleureux des bas quartiers de Bellaggio, il n’y a aucun manichéisme chez Valjarević. Car cette chaleur-là, il la surprendra aussi chez certains de ses co-résidents. Chez les scientifiques de la délégation ghanéenne avec lesquels il se saoule copieusement la veille de leur départ. Chez Monsieur Sommermann, vieux mathématicien juif de renom qui vole toujours à son secours dans des situations où la conversation se fait embarrassante. Chez Mme Barr qui lui joue un soir sur le piano du salon la mélodie qu’elle a retenue au cours d’un voyage en ex-Yougoslavie, celle des carillons du clocher de Korčula, une ville que le narrateur a longtemps fréquentée mais où l’éclatement du pays lui interdit désormais de se rendre. Chez Brenda Flanders, photographe new-yorkaise courtisée par le gratin de la Villa parce qu’elle est l’épouse d’un homme trop célèbre et qui se réfugie dans les brumes alcoolisées et les bras du pensionnaire serbe pour un Lost in Translation façon Valjarević

Mais les instants de bonheur sont fragiles et éphémères et l’on ne redistribue pas si facilement les cartes. Le narrateur repartira vers sa ville où l’attendent ses dettes et un appartement perclus de fuites d’eau ; Alda restera dans son café en attendant que vienne le prince et gardera pour souvenir de son compagnon de beuveries et d’amours avortées un épais carnet de dessins ; Brenda rejoindra son mari à Manhattan. Les jumeaux du café Le Sport, dans un dernier élan de tendresse, esquissent quant à eux quelques solutions qui permettraient à leur ami d’obtenir des papiers et de rester à Bellaggio. Un contrat de travail «paravent» et derrière, du trafic de cigarettes avec la Suisse ou n’importe quel autre boulot… La perspective ne tente guère le narrateur, qui sait par ailleurs que les jeux sont faits :

«Attends, Luigi, qu’est-ce qu’il y a devant et derrière ce paravent ? Ma vie de merde.»

Pas d’illusion, donc, mais on peut pourtant parfois entrevoir  brièvement les cimes. Ce sera le cas à plusieurs reprises dans ce récit, et notamment lors de deux passages magnifiques. La colline Tragedia, ainsi baptisée par Pline le Jeune, est devenue la propriété privée de Rockfeller et n’est accessible qu’aux illustres résidents de la Villa Maranese. Mais les pensionnaires peuvent inviter, une fois durant leur séjour, quelques amis de leur choix. Le narrateur ne fréquente pas d’artistes, aussi offre-t-il à ses compagnons de Bellaggio (les jumeaux, Alda, sa mère et l’un de ses amis d’enfance) l’un des plus beaux cadeaux de leur vie : un après-midi au sommet de l'antique colline, cette colline qui est la leur et où ils n’ont jamais pu poser le pied. Ils découvrent pour la première fois leur village vu d’en haut à l’occasion d’un pique-nique arrosé de vin de pays. Une séquence pleine d'émotions digne du meilleur cinéma italien… Et puis il y a cette requête du vieux Sommermann. Féru d’ornithologie, il dresse une liste précise des oiseaux que le Serbe pourra croiser sur son chemin s’il se rend au sommet du mont San Primo. Il lui demande aussi, une fois arrivé là-haut, d’attendre et d’essayer, pour le lui raconter ensuite, d’observer le grand aigle doré, l’oiseau rare et majestueux du lac de Côme, prédateur de tous les autres animaux du ciel dans cette région. Un grand moment qui lui sera bien sûr rapporté. Mais le lecteur en aura eu aussi pour son compte…

Qu’en restera-t-il ? Les douze coups de minuit sonnés, le carrosse, comme prévu, redeviendra citrouille et le résident de la Villa Maranese repartira en coup de vent, comme il était venu, avec seulement en plus de son pull troué, deux bouteilles de Jameson dans son sac.

La prose de Valjarević sonne parfaitement juste et nous emporte d’un trait. Son récit est simple, vibrant d’humanité et ne cède pourtant à aucun cliché. Allez vérifier, Côme est un livre qui se déguste cul sec. Et en serbe, ce n’est pas un oxymore.












Srdjan Valjarević, Côme. Actes Sud. 2011. Traduit du serbe par Aleksandar Grujičić.

Images : 1) Bouteille (source) / 2) Rive - l'oeil ouvert (source) / 3) Lac de Côme (source)



samedi 2 avril 2011

> Hugues Jallon : le soleil et son ombre

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Tout commence (et tout finira) par le suicide d’un troupeau de sangliers sauvages. Scène effarante d’une horde animale se jetant en pleine course du haut d’une falaise... Voilà qui ne laisse rien présager de bon. C’est pourtant dans un cadre exotique et stéréotypé que nous entraînent, une fois passé ce préambule, les premières pages du dernier roman de Hugues Jallon, le Début de quelque chose. Nous découvrons un lieu de séjour touristique en bord de mer, club ou hôtel, où quelques groupes de vacanciers en mal de détente et de vitamine D viennent de poser leurs valises. Mais l’ambiance, très vite, se délite… Nous n’entrons pourtant ni dans un thriller, ni dans un roman fantastique mais dans un genre de récit beaucoup plus indéfinissable. Un livre habile, puissant, et agaçant comme un tour de magie.




Tout n’est d’abord que farniente et suavité. Des touristes arrivent et s’installent tranquillement sur le lieu d’une villégiature ensoleillée, quelque part dans un pays du Sud. La mer, l’été, on s’y croirait. Leurs faits et gestes nous sont rapportés par un narrateur qui semble les observer sur un écran. Peut-être un veilleur chargé de s’assurer que tout se passe bien, que les clients sont contents, une sorte de préposé à la qualité. Phrases courtes, informations brèves, son récit s’organise à partir des réponses succinctes qu'il apporte aux questions d’un second narrateur qui lui ne voit pas les heureux vacanciers, cherche à se les figurer.

A la surface de ce tableau idyllique apparaissent d’abord quelques accrocs : la chaleur, parfois, se fait moite ; des algues noires flottent à la surface des vagues ; le jeu des bracelets de couleurs tourne court ; tout un pan de l’hôtel est encore en chantier, parsemé de sacs de ciments et de murs à moitié construits. Rien de bien grave, sans doute quelques légères avanies qui nous rappellent qu’au-delà de certaines frontières nos représentations de ce que doit être une prestation haut de gamme peuvent souffrir de légères distorsions. Au diable nos normes occidentales... Dans l’hôtel, il n’y a pas de calendrier, pas d’horloge, ce qui n’est pas dramatique non plus. Après tout on est en vacances et on est venu oublier le stress et l’hiver. Pourtant, par moments, des moments de plus en plus fréquents, l’ambiance se délite : on s’énerve, on sanglote, des activités sont annulées, l’eau infiltre le carrelage, on s’ennuie. Il se passe quelque chose, c’est sûr. Il s’est passé quelque chose, sans doute à l’extérieur, autour d’eux. Des événements, comme on dit. Une guerre, peut-être. On le voit bien, ils sont retenus à leur hôtel, il serait imprudent de sortir. Les en empêche-t-on vraiment pour les protéger, ou est-ce dans un autre but que l'on cherche à les retenir ? Les choses se gâtent mais le crescendo est subtil, il ménage des ressacs. On joue aux dés, aux cartes. On reste des vacanciers. Des vacanciers que l’observateur scrute cette fois à la façon d’un ethnologue ou d’un comportementaliste animalier. Peut-être nos touristes aux chemises chatoyantes font-ils l’objet d’une expérience dont le cadre et le protocole nous échapperaient.

«Regardez, c’est la couleur vive des vêtements, leur coupe un peu démodée, imprimés fleuris, tissus bariolés, slogans et logos d’entreprises, tailles larges, marques de bronzage et les lunettes évidemment.»

«On les prend comme ils arrivent, on les aime comme ils sont, en apparence très sûrs d’eux, joyeux, blagueurs, d’une grande simplicité»

«D’après ce qu’on croit savoir, certains reviennent de loin, usés par leurs plans ambitieux ou alors depuis si longtemps abattus, on pourrait dire désaffectés, les yeux vagues, vides.»


Le film de vacances se détraque, se désagrège, se voit contaminé par des images venues d’un autre monde, une monde de violence, de sang, de cris. Un monde qui n’est peut-être pas bien loin, un monde voisin à peine entrevu à travers une série de décharges subliminales. Violence et bien-être se font concurrence à la surface de la conscience, comme dans ce passage, où les constats les plus positifs alternent avec le souvenir d’un cheval supplicié.

«Un climat sec, très sain pour le corps.

On raconte que, longtemps après, ces images-là ont continué de fuser, envahissant leur cerveau.

C’est splendide par ici.

Les images de l’animal battu à mort jaillissaient comme ça, à grands flux. Ils croyaient entendre les sabots frapper le carrelage à grands coups.

Jour après jour nous rajeunissons.»


Mais pourtant aucun récit ne parvient tout à fait à s’enclencher, on ne bascule pas vraiment dans un univers parallèle. On se laisse simplement déborder par un vague désastre, on prend l’eau. Les touristes continuent d’affluer, découvrent les lieux avec le même enchantement, et, par séquences, nous apparaissent comme des rats pris au piège. Notre observateur serait-il un geôlier, un kapo ? La référence concentrationnaire, écho lointain de la voix de Robert Antelme placée en exergue, se fait de plus en plus prégnante. Le long voyage qui conduit nos touristes égarés jusqu’à ce lieu jamais nommé nous rappelle d’autres convois funestes. D’ailleurs, à l’entrée, on les dépossède de leurs biens, de leur argent, de leur montre. C’est la règle du club. Mais les paradigmes se succèdent sans qu'aucun d'eux ne constitue jamais un modèle unique et définitif. Des fragments d’enfer circulent dans le texte, comme autant de coquilles vides que le lecteur viendrait remplir avec ses peurs, avec sa mémoire blessée. Camps de la mort, camps de réfugiés, salles de torture, famines, plongée en apnée dans l’enfer de la drogue, sont autant d’hypothèses et d’horizons possibles qui défilent tour à tour sous nos yeux. Pourtant, à chaque fois, la réalité nous échappe, nous déborde ou nous glisse entre les doigts, tout en nous conduisant par des chemins que l’on semble reconnaître à chaque instant.

Quel est ce lieu, à la fin ? Les hypothèses ne manquent pas, elles sont toutes plausibles, mais à chacune d’entre elle fait toujours défaut le prolongement qui nous la rendrait certaine.

Sommes-nous dans les geôles souterraines d’un quelconque village du Club Méd ? Nos touristes sont-ils secoués de cauchemars sous l’effet d’un mauvais trip, d’une réminiscence collective ou d’une soudaine porosité à la violence du monde ? Sommes-nous, à l’inverse, en présence de prisonniers suppliciés et hallucinés qui parviendraient encore parfois, par un ultime artifice, à se rêver en touristes paisibles ? Assistons-nous à une émission de télé-réalité futuriste ? A moins que Jallon ne nous mette à l’épreuve d’une forme littéraire de zapping, nous imposant des séquences promptes à nous faire successivement rêver et frémir ?

Bientôt le livre se sera refermé sans que nous ayons pu répondre à aucune de ces questions, nous laissant juste un peu de poisse dans les mains pour nous assurer que nous n’avons pas rêvé…

Dans un court article paru dans le Monde des livres du 3 mars dernier, Niels C. Ahl rend un hommage élégant à Hugues Jallon. Il compare son dernier ouvrage à un soufflé, ce plat tout à la fois aérien et consistant qui exige, pour ne pas «retomber», un tour de main millimétré et un art savant des dosages.

Mais la prouesse n’est pas purement formelle et l’on ressent bien une alerte sous l’exercice de style. Car le livre de Jallon nous renvoie finalement certaines images de nous-mêmes. Celle d’enfants naïfs de l’espèce humaine pareils à ceux qu'évoque Robert Antelme. Ou l’image d’un troupeau de sangliers aveugles qui courent, qui courent et se disent, comme la société en chute libre dans la dernière scène de la Haine de Mathieu Kassovitz, que jusqu’ici tout va bien.














Hugues Jallon, Le début de quelque chose. Verticales. 2011

Images : 1) Martin Parr (source) / 3) Chasse au sanglier (source)