samedi 30 juin 2012

> Dans le bras spirituel de son père


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Eleni Sikelianos est une poète américaine dont quelques traductions nous sont déjà parvenues grâce aux belles Editions Grèges. Arrière petite-fille du poète grec Ángelos Sikelianós et de la chorégraphe Eva Palmer, Eleni Sikelianos est née en 1965 et a poussé sur le terreau hippie de la Californie des années 70. Cette enfance vagabonde est traversée par la figure d'un père le plus souvent absent, toxicomane et emporté par une overdose au début des années 2000. Dans Le Livre de Jon, enfin traduit (par Claro) chez Actes Sud, elle compose autour de ce portrait fragmentaire et tragique une sorte d'album de famille poétique, détraqué et totalement émouvant. Ce bref mais intense témoignage, à travers les différentes formes qu'il emprunte, semble se nourrir de ses propres contradictions affectives. Contournant l'hommage comme le règlement de compte, ce curieux tombeau cherche un chemin de parole qui oscille entre des bribes de souvenirs émus et les noirs échos d'une déchéance paternelle programmée.



Le livre de Jon est un récit hybride, un recueil composite que l'on pourrait presque parfois croire à l'état de brouillon. Une sorte de carnet en attente de ses raccords et d'une mise en musique finale. Il est pourtant ce qu'il y a de plus abouti et le point d'arrivée d'un travail d'écriture qui, comme elle ne s'en est pas cachée, a beaucoup coûté à son auteur. Et il porte de toute évidence la trace de cet effort.

On y trouvera pêle-mêle tout aussi bien des extraits de lettres, des poèmes, des souvenirs annotés, quelques photographies et beaucoup de questions restées sans réponse. Le livre de Jon semble accueillir et cristalliser un reflux de notes anciennes, d'extraits de journaux et de souvenirs fragmentaires - à l'image de la relation qui fut celle du père et de sa fille.

A quelques dates réelles s’entremêlent des dates inconnues. Aucune forme de chronologie n’est vraiment respectée. Parfois ce sont les mots même du père qui circulent dans ce récit quand ce n’est pas un Poème inachevé qui s’efforce de s’écrire comme si Jon l’écrivait. Le fil de la mémoire semble suivre une ligne définitivement brisée, la seule qui puisse convenir au souvenir d’une enfance bousculée, marquée par la présence étoilée de ce personnage qui fit de sa vie une fuite en avant. Le texte d’Eleni Sikelianos nous touche par cette double tentative d’inscrire le passé dans un récit et de faire tout à la fois de ce récit le lieu de déposition d’une absence fondamentale. On trouve ainsi des lettres adressées à Jon du temps de son vivant, des lettres qu’il n’a probablement jamais lues et que sa fille, consciente du vide où son père s’était réfugié,  s’adressait peut-être déjà à elle-même :

« Tu t’es effondré, relevé, effondré. Dans les villes blanches et enneigées de ta jeunesse, dans la brutalité des familles américaines et des paysages tout en pelouses, avec la lumière bleu de l’hiver s’étendant au-dessus de toi – comment vas-tu survivre ? »

Si derrière ce destin personnel transparaît une Amérique où tout semble prédisposé à sonner l’appel du vide, il n’y a pourtant aucune complaisance dans le regard que la fille porte sur l’existence de son père. Car celui-ci est tout aussi bien le «membre d’une longue et ennuyeuse litanie de pères absents et de connards défoncés».

Il n’y aura pas non plus d’acharnement ni de reproche. Entre manque et tendresse, douleur et mémoire, le récit construit une route étroite où résonne des échos d’amplitude variable.  Certains souvenirs correspondent à des moments vécus, d’autres sont des souvenirs rapportés comme ces « quelques histoires avec Jon et Elayne racontées par Elayne » et numérotés de 1 à 5. La propension à recourir à des listes pourrait parfois combler les vides de l’histoire, mais ces listes, souvent sommaires ou avortées, se retournent contre elles-mêmes, sont anti-exhaustives et prolongent le plus souvent l’effet d’ébauche, de projet condamné à demeurer elliptique, telle cette « liste d’histoires à ajouter » . Ou bien ellesmarquent à leur façon l’impossibilité de reconstituer la présence d’un individu à part entière comme lorsqu’Eleni Sikelianos recense les objets trouvés dans les poches de Jon au «dernier jour de sa vie».



Quelques photos et documents alimentent également cette mosaïque nécessairement incomplète. Mais au-delà  des images qui se télescopent, des lieux qui traversent le récit comme dans un travelling hoquetant, les mots s’imprègnent peu à peu du corps en morceaux du père et ressassent le festin nu auquel il s’est livré. Et c’est sans doute dans ces passages où le récit fait place au poème ou se distend vers une forme de prose poétique qu’Eleni Sikelianos semble trouver la musique la plus juste pour dire ce qui ne peut-être dit.

« Dans le bras de mon père se trouve cette substance sucrée et le thé et l’amour d’une cuillère, une ficelle, un garrot. Dans son bras se trouve le triangle des Bermudes. Dans le bras spirituel de mon père dans la nuit est la nuit il s’inquiète du sort des scolytes des ormes qui meurent de faim. Dans le bras spirituel de mon père il y a une photo de moi quand j’étais bébé j’ai un crâne mou, il l’embrasse. Au milieu du bras spirituel de mon père il y a de petites rafales de neige, à peine visibles maintenant, et des petites gouttes de sang sur les touches du piano. »







Eleni Sikelianos, Le livre de Jon. Actes Sud. 2012. Traduit de l’américain par Claro.

Images : 1) Flocons (source) / 3 et 4) Jon / Eleni Sikelianos (source)



mardi 19 juin 2012

> Morvandiau en campagne

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Morvandiau ("chercheur en sciences hypercognitives et intericoniques à l’université de Vézin-le-Coquet")a un programme pour la France. Dommage que nous n’en ayons guère entendu parler dans les feux de nos récentes campagnes. Nous connaissions déjà quelques autres opuscules stimulants de la Marwanny Corporation qui, nous rappelle-t-on dans les premières pages de l’ouvrage, promeut depuis 2007 "le développement personnel sans douleur", et à laquelle on doit ce dernier petit bijou d’humour décalé et décapant. Une anonyme société et un comix-éditeur que nous avions déjà vu à l’œuvre dans quelques brillantes parodies de méthodes dernier cri  pour s’auto-coacher à toutes les sauces. Rappelons quelques titres aux programmes ambitieux tels que Niquer les autres (autrement dit Communiquer efficacement avec les autres) ou Winner ensemble. Sans oublier le savoureux Plan social, remake décomplexé (avant l’heure…) du Monopoly, un jeu de société où les parties se gagnent au nombre maximum de licenciements et de délocalisations.
Cette fois on franchit un cap. Il s’agit d’un programme pour la France, celui de Morvandiau. Un programme en 40 points et autant d’illustrations. Le tout constitue un petit livret à la couverture bleu-blanc-rouge, vendu pas cher, et qu’il faut impérativement se procurer… D’autant que l’on peut  être à peu près sûr que ce programme sera encore largement d’actualité lors des prochaines présidentielles.


Le principe est simple, mais il est joliment exploité. On emprunte à l’univers politique des termes et des expressions figées qui relèvent de champs divers : le social, l’économique, l’environnemental… On "shake" bien tout cela et on nous sert, verre par verre, une quarantaine de cocktails détonants.  Le résultat pourrait n’être que hasardeusement déjanté, les illustrations d’une loufoquerie débridée. Une bonne blague entre copains anars sous acide. Mais l’on obtient pourtant une série de slogans qui, s’ils frôlent souvent l’absurde, sont pourtant beaucoup plus drôles et subtils. On ne saura jamais si les combinaisons furent ou non aléatoires mais le fait est qu’elles titillent souvent le sens. Les mots, ainsi drôlement arrangés, rebondissent comme des balles de squash sur les murs de notre conscience politico-médiatique abrutie de concepts préfabriqués.
Le sous-titre de ce programme, avec ses faux airs de synthèse, en donne le la :
Pour une gouvernance impactée en bon père de famille
Parfois, ça sonne clair, on pourrait croire à un simple exercice d’ironie contestataire, à une forme de dénonciation masquée. C’est L’enfance maltraitée garantie par la constitution (1) ou encore le Patriotisme à vie pour les primo-accédants multi-récidivistes (6). On pourrait, quelque part, entendre un discours derrière l’effet d’humour.
Mais l’enjeu n’est pas tant dans la délivrance d’un quelconque message que dans la mise à nu de cette grammaire de la langue de bois qui fait notre pain quotidien. L’alphabet du jargon politique est pris à contre-pied, passé joyeusement et délicatement au mixeur jusqu’à ce que l’on puisse enfin entendre sa musicalité profonde : il sonne creux…
Droit de vote à mobilité réduite pour tous les radars (7)
Alphabétisation des frontières avec plus de 80% des suffrages fiscaux (20)
Une politique familiale en faveur des congés parentaux enrichis à l’uranium (9)
Téléchargement légal du recours à la force (29)
Peu à peu on se laisse prendre dans les filets de sens, de faux-sens et de contre-sens de ces effets d’annonces enfilées comme des perles.
L’autre intérêt de ce programme morvandiesque réside dans les illustrations qui accompagnent les slogans. Les dessins sont sobres, leur  trait classique. On est beaucoup plus près du croquis réaliste que de la caricature ou du non-sense illustré. Quelques possibles visages connus refont de temps à autre surface, un peu par hasard et parfois sans rapport d’intention particulier avec le slogan retenu. Comme s’il s’agissait juste de nous raccorder vaguement à l’arrière-plan familier dont provient ce magma de mots pour tout dire et ne rien dire : ici un ancien président, là une chanteuse de Mille colombes, ailleurs une académicienne… Pourtant les visages ne sont jamais si proches que lorsqu’ils sont anonymes. On croirait les avoir déjà vus , les reconnaître. On se promène de l’autre côté du miroir, mais pas très loin, sur une scène où les mots ont été un peu secoués, mais où les formules qui surgissent n’ont parfois guère moins de sens que celles qu’on nous rabâche à longueur de campagne.
Et toutes les promesses sont à nouveau possibles, comme, pourquoi pas, la garantie d’un taux à visage humain…  Celle-là, on jurerait l’avoir déjà entendue quelque part...









Morvandiau, Mon programme pour la France. Marwanny Corporation. 2012 

Images : 1) Foin (source) / 2-3) Morvandiau

vendredi 8 juin 2012

> Fabien Sanchez : le sens doux de l'effort










  
Il y a d'abord la photo de couverture qui attire vaguement mon attention. Une fourgonnette sur une route déserte transportant un empilement de matelas pas tout neufs. C'est un lundi, j'irais bien, moi aussi, traîner mes rêves ailleurs. Et puis j'aime bien le titre, légèrement oxymorique, sans prétention, et qui fond sur la langue comme une bouchée de sucré-salé. J’ai glissé sur le monde avec effort, joli programme. Des poèmes, nous prévient-on sous le titre, sans tourner autour du pot. L'auteur s'appelle Fabien Sanchez. Connais pas, pas encore. A ne pas confondre, en tout état de cause et malgré le titre de l'ouvrage avec l'athlète homonyme, ancien coureur cycliste sur piste. Pour ce qui est de celui-ci, il s'agirait de sa première avancée déclarée en poésie de poète... Je ne sais pas que je lirai bientôt (après cet ouvrage et comme guidé par lui) son dernier recueil de nouvelles, Ceux qui ne sont pas en mer, morceaux de vie dans le vif (la sienne ou d'autres, peu importe), tout en mélancolie, drôles, râpeuses et promesses, déjà, de poésie.

Et puis il y a l'éditeur, La Dragonne. Je repense à un récent Mingarelli, à Antoine Choplin (pour Cairns) et je sais que j'y ai lu ou vu d'autres belles choses, dont pour l'heure, je ne me souviens plus. Je retrouverai notamment dans ma bibliothèque Gaetaño Bolán (qui fut une surprise),un texte du  Philippe Claudel d'avant la gloire pour accompagner des photographies sur Cuba et les Histoires secrètes de Pierre Autin-Grenier. On ne se moque donc de personne.



Parfois, on ne sait pas ce qui nous pousse à ouvrir un livre, à vouloir l’adopter. Les quatrièmes de couv me parlent généralement assez peu. Je préfère les inventer pour moi après avoir lu le livre. Alors autant passer dedans, aller tâter directement le son de la lettre. Et la poésie laisse parfois plus facilement musarder que la prose (quoique…). Il y a tout de suite chez Fabien Sanchez, même en allant vite, des brins de choses qui ralentissent la course, des images qu’on croirait avoir vues ou de petites échardes oubliées qui se refont alertes.

« Enfin, / le passage d’un cirque / ne laisse aux enfants / que des traces d’Afrique / et le regret / des géants »

On décélère aussi, car il nous y invite souvent, de manière simple et convaincante, pour se suspendre à rien, à ce qui passe, à l’épaisseur de se sentir vivant.

« L’hiver / le passer au lit / que je ne quitterai que pour faire / des feux / dans ce qui reste de mon âme »

Je feuillète ce recueil et une musique me prend les doigts. Je reconnais tout de suite, pour mon compte, cette « chose qui vient à pas légers » et dont parlait si joliment Jacques Reda. Alors que demande le peuple - des lecteurs ? On est toujours lundi et j’emporte avec moi cette invitation à glisser sur le monde avec effort.

Je les lirai doucement ces poèmes, pendant toute une semaine. J’en relirai certains. J’en aime la chanson douce, les choses simples qui y circulent, un peu abîmées parfois. Une sorte de nostalgie qui ne renonce pas tout à fait au présent. Il y a le souvenir du père, ami penché avec son fils sur un livre de Neruda…

« un regard adouci, / bienveillant, / un regard qui me dit d’être heureux. / De préférer l’encre au sang. »

Le souvenir de pays traversés, ici ou là, dans une sorte de road movie un peu traînant. Il en reste quelques images épinglées, sans effet de spectacle, quelque chose comme une poussière de vécu, parfois encore un peu étincelante. Berlin, un coin d’Afrique ou d’Espagne, le Midi de l’enfance. Et l’enfance, justement, qui est peut-être la grande affaire de ces poèmes. Une sorte de parole claire dont le poète est tombé mais qui veille encore en lui comme une guetteuse attentive.
Pourtant, le soleil du sud natal « traîne désormais sa silhouette dans le ciel des pauvres ».
L’enfance a été consommée sans qu’on le sache, pourrait-on dire et elle prend finalement la forme d’un rendez-vous manqué qui est toujours au bout de ce que l’on cherche

« Comment dire son absence / à mes côtés ? / Aujourd’hui / je l’aperçois / dévaler la plaine / - elle aura bien un cheval pour moi. »

Parfois, ailleurs, le vers de Fabien Sanchez prend un peu d’emphase, l’élégie se relâche par le haut. Mais cela ne dure jamais très longtemps et le blues ou le souvenir ému savent retrouver la juste mesure d’une écriture forte, personnelle et tempérée.

La littérature et les livres ont aussi leur place dans ce monde parcouru. On sait ce qui leur est dû. Malcolm Lowry, Hemingway, Neruda, Cendrars font de brèves apparitions qui laissent pudiquement entrevoir un plus long compagnonnage. Et il y a aussi cette lettre, étonnante et  sensible, adressée à Henry Miller. Un texte en prose qui clôt le recueil. Fabien Sanchez y déroule à la fois une sorte d’adieu à ses bourlingues révolues, brûlées dans l’ombre de l’écrivain américain, et un hommage à cet homme qui aura su faire durer son enfance, la tenir en liesse, jusqu’au terme de ses vieux jours.

Je lis Fabien Sanchez et je me demande à quoi ça sert, la poésie. Vaste question, se dira-t-on, qui appelle sans doute de vastes réponses. Et pourtant on peut bien y associer des mots, par ces temps pressés, où le temps de vivre nous est souvent volé, où tant de forces conjuguées se déploient pour nous détourner souvent du plus simple, de l'essentiel en somme : répit, colmatage, coussin d’air, salubre invitation à lever le pied, à se poser sur nos biens communs, nos pertes partagées...

Il y a dans J’ai glissé sur le monde avec effort une voix touchante et simple, une voix que l’on a envie de garder près de soi. Sait-on jamais à quoi peut servir un poète ? Fabien Sanchez en a une idée, lorsqu’il se promène, par exemple, avec un livre de Seamus Heaney dans sa poche :

« Un poète encore / pour les moments où tout craque et lasse et blesse »

Ce qui n’est déjà pas si mal, vous en conviendrez.







Fabien Sanchez, J'ai glissé sur le monde avec effort. La Dragonne. 2012.

Images : 1) Marcher (source) / 3 Marcher (source)