vendredi 29 avril 2016

> La vie dans les yeux

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Il m’aura fallu découvrir Paula Mondersohn-Becker (un patronyme aux allures de robe longue faite pour se prendre les pieds dedans, et dont celle qui le portait rêvait de s’enfuir) pour me souvenir à quel point les femmes sont absentes de l’histoire de la peinture. Un silence de plus, me direz-vous, mais un silence assourdissant et peu relevé, finalement. Cherchez, vous verrez. On en trouvera bien quelques-unes (Artemisia Gentileschi dans l’Italie du XVIIe siècle), mais ce sont souvent des « femmes de » (comme Sonia Delaunay et Paula elle-même, épouse d’Otto Mondersohn, célèbre en son temps et aujourd’hui à peu près oublié, alors qu’elle, qui vendit trois tableaux de son vivant, a son musée à Brême selon la règle bien connue de la juste gloire trop tard venue). Bien sûr, quelques autres noms pourront être évoqués (Suzanne Valladon, Frida Kahlo) mais force est de constater la part infinitésimale qu’elles occupent dans les musées. Peut-être est-ce du côté de l’Art Brut que le ratio se remplume un peu (Aloïse Corbaz, Antinéa, Madge Gill, Helza Goetze, Scottie Wislon, Anna Zemànkova…) comme si, triste ironie du sort, seules la claustration et la mise au banc de la société étaient à même de garantir aux femmes un espace-temps de création, voire un écho, qui leur auront difficilement été accordés en d’autres circonstances.



Mais ce n’est pas là la seule raison d’aller voir la magnifique exposition actuellement consacrée à Paula Mondersohn-Becker au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, ni de lire le récit biographique (Être ici est une splendeur) que Marie Darrieussecq a tissé autour de cette artiste foudroyée par une embolie pulmonaire à 31 ans (c’était en 1907) : deux choses à faire dans cet ordre, on vous le suggère.  Plus qu’une découverte, c’est une rencontre. Et l’impression immédiate (avant que l’écrivain ne développe ce sentiment qu’elle a elle aussi éprouvé) de voir quelque chose qui, dans sa simplicité même,  n’avait encore jamais été peint et ne le sera peut-être plus guère par la suite.





Beaucoup de portraits et, plus tard, d’autoportraits. Quelques paysages et des natures mortes aussi, au temps de ce que la courte vie de Paula M. Becker (comme l’allège Darrieussecq) nous autorise difficilement à qualifier d’œuvre de la maturité. Avant cela, elle côtoie le cénacle de Worpswede, un « Barbizon allemand » où cohabitent et travaillent un cercle d’artistes soucieux de se soustraire à l’air du temps et de rester en lien avec la nature. C’est là qu’elle rencontre Otto Mondersohn qui l’épousera quatre mois après le décès de sa femme. Paula, elle,  peint des paysannes, des fillettes, quelques vieilles femmes. Des sujets de sexe féminin, pour l’essentiel. On a déjà vu ça, chez Rembrandt, Van Gogh. Mais il y a dans ce qu’elle saisit une lumière râpeuse qui passe et fait fi de la compassion comme de la sublimation. Elle dit peindre seulement ce qu’elle voit : les corps sont calleux, les regards disent la fatigue, la vie sans égards, mais pour autant ne plongent pas vers le bas. Ni la douleur allégorique, ni la rédemption. On est frappé par ses portraits d’enfant. Marie Darrieussecq : « L’enfance comme gravité suprême. Les petites filles savent très tôt que le monde ne leur appartient pas. » Ses « maternités » sont également remarquables. On est saisi par cette mère nourrissant son enfant, parmi les toiles peintes autour de 1900. Un  visage creusé, qui nous montre ici une femme à la besogne. Rien d’enchanteur ni d’enchanté si ce  n’est, contrastant avec l’impression d’éreintement tranquille que dégage la scène, la délicatesse résiduelle avec laquelle  quelques doigts de la mère tiennent la main du nourrisson.


Paula peint les femmes comme on ne les a jamais peintes car seuls les hommes les ont jusqu’à présent représentées. Elle les peint dans son regard de femme. Darrieussecq le signale ainsi : « Pas de sens ajouté. Pas d’innocence perdue, pas de virginité bafouée, pas de sainte jetée aux fauves. Ni réserve ni fausse pudeur. Ni pure ni pute. »


Il faut voir aussi l’impressionnante maternité couchée qu’elle peindra plus tard, l’un de ses plus célèbres tableaux, et sans doute le seul de toute l’histoire de la peinture représentant dans cette posture si naturelle une mère et son enfant.


Ses autoportraits ont également quelque chose de captivant. Privilégiant l’expression au détail, ils portent la trace d’une étrange mélancolie. On y retrouve le regard à la fois tenace et légèrement affaissé qui transparaît sur les quelques photos que l’on peut encore voir de l’artiste. Des autoportraits qui, come le souligne Marie Darrieussecq, prennent parfois la forme d’autofictions : en 1906, Paula se peint nue et enceinte – ce qu’elle n‘est pas encore.


« Se rend-elle compte, Paula, qu’aucun peintre, aucune peintre, ne s’est jamais représentée enceinte ? Elle semble peindre si spontanément, au rythme de la vie et de la toile ; avec son regard que Rilke qualifiera de « pauvre », ce regard nu ; mais avec dans les yeux Cézanne, Gauguin, Van Gogh et le Douanier Rousseau et le pasé impressionniste et le cubisme qui vient. Elle peint ce qu’elle a sous les yeux : cet être-là, cette présence au monde, et qui se trouve enceinte. Les mêmes années, 1902 puis 1907, les portraits de Klimmt d’une femme très enceinte et très nue font scandale. Espoir est leur titre. Des squelettes y entourent la future mère. »


Il y a la force de ces tableaux (près de 160 sont visibles au MAM) et puis le fil d’une vie. Le livre de Marie Darrieussecq (qui a découvert l’artiste il y a plus d’une dizaine d’années) se faufile entre carnets et correspondances, retrace par petites touches et par résonances du côté de la peinture et de la littérature ce que fut cette présence au monde. Une présence brève mais pleine et totalement vouée au seul travail de peindre. Paula M. Becker aura composé plus de 700 toiles en moins de 10 ans. On y entrevoit la détermination d’une artiste qui, sans pour autant se livrer à une révolte spectaculaire, se démarque de la voie tout tracée qui aurait pu lui être réservée. Elle vit très tôt le mariage comme une forme d’empêchement, fuit régulièrement le cercle de Worpswede pour séjourner à Paris où elle peint jusqu’à l’épuisement et découvre des artistes dont la liberté la subjugue ; elle creuse son chemin dans une direction qui trouble et dérange : si son propre mari admire sa capacité de travail, il ne comprend pas toujours sa peinture et lorsqu’elle participe enfin à une exposition collective, ses œuvres sonnent comme une fausse note aux yeux de certains critiques et sont les moins bien reçues… Rilke, avec qui elle nourrira une longue amitié (toute en vouvoiements surannés) jusqu’à la fin de sa vie, fut peut-être l’un de ceux qui saisit le mieux la force de sa peinture… Première grande consécration post-mortem : plusieurs de ses toiles figureront dans la célèbre exposition d'« art dégénéré » qu'organisera très pédagogiquement le IIIe Reich à Munich en 1937.


De sa propre maternité, elle n’aura fait qu’une courte expérience. Elle meurt 18 jours après avoir mis sa fille au monde. L’histoire raconte qu’elle aurait prononcé un seul mot à l’instant où la vie lui échappait : « Schade ». Il est dommage, en effet, de mourir à 31 ans, alors qu’il reste tant à vivre et à peindre. Et c’est aussi de tout ce que son regard aurait encore eu à nous dire que nous a privé cette fin de partie trop tôt sonnée.


Alors que Paula Mondersohn-Becker est à présent immensément connue en Allemagne, cette exposition est la première qui lui est consacrée en France. Et il ne faut pas la manquer.















Paula Mondersohn-Becker, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, du 8 avril au 21 août 2016.

Marie Darrieussecq, Être ici est une splendeur (Vie de Paula M. Becker). P.O.L., 2016.




vendredi 15 avril 2016

> Entretien avec Anne Collongues

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Photographe, auteure de textes sur Publie.net et de différentes collaborations, Anne Collongues signe un premier roman chez Actes Sud : Ce qui nous sépare. Ce roman est d’abord marqué par un cadre spatio-temporel fort : une rame de RER et un trajet d’une heure vers la grande banlieue parisienne. A partir de ce topos relativement conventionnel, elle parvient à tisser un récit subtil et sensible autour de sept personnages (trois femmes et quatre hommes), réunis là par les hasards du quotidien. Dans une écriture délicate et sans esbroufe,  elle nous livre un long travelling interne et croisé sur quelques vies minuscules, fait de rêveries, de réflexions, de souvenirs et de monologues intérieurs. Ce livre nous immerge dans des existences singulières qui entrent aussi en résonance sur des registres partagés où il est question de peur, d’attachement, de dépendance et de tout ce que nous décidons de subir ou de dépasser.


Cet entretien reprend et prolonge un échange avec Anne Collongues qui s’est tenu le 7 avril dernier à la librairie Imagigraphe, lors de la soirée de lancement de son roman.






Fiolof
Ce qui nous sépare  est un titre qui résonne de différentes manières tout au long de votre roman. Que pouvez-vous nous en dire ?


Anne Collongues
Ce titre a une signification importante pour moi. J’ai d’abord écrit le texte sous un autre intitulé, et c’est une fois terminé, quelques semaines après la finalisation du roman que Ce qui nous sépare m’est apparu comme une évidence, me révélant soudain à moi-même les questionnements à l’origine de ce texte, les différentes distances que j’avais voulu évoquer ; j’ai alors entrepris de reprendre l’ensemble, et le travail de réécriture s’est effectué à l’aune de ce nouveau titre qui éclairait le projet et me permettait, ainsi guidée, d’aller plus loin. 


Ce titre se lit, j’espère, comme une question et non comme un constat, une question qui peut et doit être entendue de plusieurs manières, et à laquelle ce roman tente d’apporter une multiplicité non exhaustive de réponses possibles.  


Ce qui nous sépare les uns des autres ? Rien ; pris dans ce mouvement inéluctable de la vie, le même pour tous, chacun a son lot de difficultés, de drames, de plaisirs et de joies, sa part d’amour, et rien, en cela, ne sépare les personnages, pourtant beaucoup de choses se tiennent entre eux. Il y a en premier lieu la peur : Liad par exemple n’irait pas parler à Chérif, même pour lui demander si le train va dans la bonne direction, parce qu’en tant que Juif, il a l’anxiété d’être reconnu et haï d’emblée par celui qu’il identifie de « l’autre camp », peur qu’il porte autant qu’il subit. Ce qui nous sépare c’est aussi l’assimilation automatique de l’individu à un groupe (Frank associant Chérif aux jeunes de banlieue aussitôt nommés sans distinction « délinquants »), présomption qui empêche la rencontre, fausse les rapports entachés de jugements, et crée d’emblée une distance. Ce qui peut séparer aussi, c’est la langue, les milieux sociaux qui cloisonnent, les préjugés, l’appréhension du rejet…autant de murs invisibles élevés entre les personnages assis pourtant à quelques mètres les uns des autres. 


Ce qui nous sépare de nos proches ? La confusion, je crois, entre quotidien et intimité. Dans le cas de Frank par exemple, vivre ensemble s’est substitué à la parole et au partage d’autre chose que celui des repas et du toit, progressivement une distance s’est instaurée, terrible, qui l’isole complètement de sa femme et de ses enfants. Et réciproquement. Chacun se retranche en soi et la proximité subie devient source de conflits ; l’incompréhension augmente et une solitude, d’autant plus violente qu’elle se manifeste au cœur même du foyer, l’étreint. Ses réactions violentes, défensives - émotions qui ne parviennent pas à s’exprimer autrement -, ne viennent qu’amplifier ce qui les oppose, cette distance entre eux que seule la parole pourrait réduire, panser, s’ils parvenaient à communiquer.  C’était important pour moi de montrer que l’inconnu n’est pas seulement l’étranger - celui qu’on ne connaît pas, qui vit ailleurs, autrement, qui est d’un autre milieu social. Nos proches peuvent être des inconnus. Le sont souvent. Ce n’est pas parce que l’on vit ensemble que l’on se connaît, au contraire. Les circonstances, le quotidien, les liens familiaux donnent parfois cette illusion qui nous décharge de l’effort de prendre en compte la profonde altérité de nos proches qu’on réduit à leur présence, à ce qu’on perçoit et connaît d’eux et qui n’est qu’un fragment de ce qu’ils sont. 


Ce qui nous sépare de nous-mêmes ? La capacité à s’affranchir des injonctions extérieures (famille, communauté, société), à prendre d’autres chemins que ceux qui sont tracés, mais aussi le courage de la rupture, de faire des choix qui ne seront pas compris ou accepté, la conscience d’avoir une marge de liberté sur sa vie, la possibilité de descendre au prochain arrêt, de faire demi-tour, comme le fait l’un des personnages à la fin du roman, ce demi-tour qui est un écho et un hommage à celui de Thomas Bernhard, tel que raconté dans La Cave


Ce sont toutes ces distances que je tente de mettre en lumière, d’effleurer, de regarder, d’approcher dans ce roman, ce mystère qu’est l’Autre - sa vie, ses pensées, ses émotions, ses actions - cet Autre différent et semblable, ce qui nous en sépare. 



Fiolof
Pouvez-vous nous parler un peu de votre écriture et de vos choix narratifs ? Le roman brasse plusieurs consciences, plusieurs personnages, pris dans des trajectoires, des drames différents. Mais  c’est la 3e personne qui les enveloppe tous dans une même « voix ». Cela produit un effet particulier : à la fois une unité de style et une multiplicité d’histoires. Pourquoi ce choix ? Est-ce qu’il y a eu la tentation du « je », de la polyphonie, de l’éclatement, de quelque chose qui  aurait « individualisé » dans l’écriture la parole de chacun ?


Anne Collongues
La présence d’un narrateur s’est très vite imposée. D’une part parce que je ne me voyais pas prendre en charge sept monologues et parce que cette approche aurait séparé les personnages. Le narrateur  permet d’englober ses sept trajectoires, il fait le lien entre elles.
Les différents récits sont fragmentés, convoquent différentes temporalités et brassent aussi bien  des pensées, des souvenirs que des impressions – cette hétérogénéité me semblait devoir être tenue par un dénominateur commun qui instaurerait une continuité. Néanmoins, j’ai cherché à individualiser chacun des personnages via l’écriture : le lexique varie de l’un à l’autre et le discours indirect libre fait surgir une oralité, un ton, une voix propre à chacun d’eux. 


Fiolof
On constate aussi qu’il n’y a pas à proprement parler de « personnage principal » dans votre roman. Est-ce que cela correspond à un choix initial de votre part ?


Anne Collongues
Oui, c’est non seulement un choix initial, mais un aspect important du roman à mes yeux. Je voulais offrir une diversité de perceptions d’un même lieu, d’un même moment, sans qu’aucune ne vienne primer sur l’autre. Placer les sept personnages à égalité. 



Fiolof
Avez-vous conçu ces sept « histoires » indépendamment les unes des autres, préalablement à l’écriture de votre roman, pour les redistribuer ensuite de manière alternée dans le texte ou les choses sont-elles venues au fil de l’écriture ?



Anne Collongues
Les histoires se sont construites simultanément, au fur et à mesure de l’écriture. J’avançais de front avec les sept personnages. Elles sont complètement interdépendantes et fonctionnent comme une globalité, un ensemble.



Fiolof
Pour ce qui est justement de la ventilation des « histoires » de chacun,  qu’est-ce qui a dicté vos choix ? La partition de chaque personnage est d’abord isolée (en paragraphes, fragments…) et puis, surtout vers la fin, il y a des effets de précipitation : on passe de l’un à l’autre dans un même paragraphe, parfois une même phrase, de manière très rapide, sans rupture…. Comme si, finalement, ces drames différents se jouaient à l’unisson dans un même destin collectif… Que pouvez-vous nous dire de cet équilbre/déséquilibre, de la façon dont vous avez conçu les transitions  ?



Anne Collongues
La première mouture du texte était d’un seul bloc. Sans paragraphe, sans chapitre. Ce n’est qu’après avoir terminé le texte, avec du recul, que j’ai repris l’ensemble et l’ai structuré ainsi. Ce fut un long travail. 

 Au début, les paragraphes sont une manière d’indiquer visuellement, par le blanc, le changement de personnage au lecteur, afin de lui permettre dans un premier temps de «  s’y retrouver », de bien identifier ces sept identités. C’est aussi une façon de créer un rythme - rebonds ou ruptures, soubresauts, arrêts, redémarrages - qui fait écho à la progression discontinue du RER.  
Une fois les personnages installés, définis et intégrés dans l’esprit du lecteur, à un certain stade du texte, je me suis autorisée plus de liberté à l’intérieur même des paragraphes, jouant sur le fait que certaines phrases puissent être attribuées à plusieurs personnages.      

Entrelacer ainsi leurs vies et leurs pensées de manière plus serrée dans le tissu du texte, comme les fils d’un tapis forment ensemble un motif, les faire étroitement coexister à l’intérieur d’un paragraphe, presque dialoguer par l’entremise du roman, était une manière de les rapprocher sans utiliser un événement extérieur, de les rassembler, d’aller, en s’approchant de la fin, vers un seul chant à plusieurs voix. 


Fiolof
Comment avez-vous travaillé sur le cadre dans lequel vous inscrivez votre roman ? Avez-vous recueilli des observations précises au cours de trajets en RER ? Avez-vous imaginé ces détails, les avez-vous reconstitués à partir de souvenirs ?

Anne Collongues
J’ai commencé à écrire ce roman quand j’habitais à Tel Aviv, bien loin donc de la périphérie parisienne et de son RER. Ayant grandi en banlieue, j’avais néanmoins suffisamment pris le RER pour pouvoir y retourner mentalement, reconstituer son atmosphère, ses bruits, ses lumières. Lors d’une visite en France, j’ai pourtant décidé d’aller prendre le RER, afin de noter sur le vif, de manière impressionniste, des détails, des observations pour nourrir mon roman. Ce fut inutile et même  contre-productif. Soudain la réalité semblait s’opposer à mon imagination, faire mentir ce que j’avais déjà écrit. Les virages dont je me rappelais, les terrains vagues entrevus, la couleur des sièges, tout était différent. Au bout de quelques stations j’ai fait demi-tour. Mon roman n’avait pas une vocation de document, ne s’inscrivait pas dans la lignée d’un Zones de Jean Rolin, je ne voulais pas avoir de compte à rendre au réel, et j’ai décidé de m’en tenir au souvenir, à l’expérience intériorisée de ce territoire et du Transilien. 


C’est pour cette même raison que ni la ligne ni les stations ne sont nommées. Le trajet est ainsi plus métaphorique.

Fiolof
Identifiez-vous des références littéraires qui vous auraient plus particulièrement nourrie ou accompagnée ?


Anne Collongues
Je pense avoir été nourrie de la somme des livres que j’ai lu ces dix dernières années, et il est difficile pour moi de savoir quels textes, quelles voix ont pu influencer mon écriture. Certains auteurs ont été particulièrement présents sur ma table de travail (J.Cortazar, B.M. Koltès, P. Michon,  F. Bon,  L. Aragon, Y. Shabtai, J. Genet…) mais d’autres lectures ont été également déterminantes plus tôt dans mon parcours (Duras, Breton, Ponge, Steinbeck, Butor, Berberova…). Vous voyez, j’ai du mal à arrêter la liste sur un auteur en particulier. Je pense aussi que le langage de certains cinéastes, Antonioni, Pialat, Godart…m’a aussi beaucoup marquée.  



Fiolof
Justement, quelque chose s’est-il joué du côté du cinéma ? Je ne sais pas pourquoi, il me semble que ce roman aurait une seconde vie possible à l’écran : il y a bien sûr tout ce qu’ouvre au regard le point de vue depuis un train de banlieue – tout un jeu sur les lumières, les couleurs, les effets d’intérieur/extérieur, mais aussi ce glissement constant d’une conscience à l’autre, les flashbacks, etc.


Anne Collongues L’expérience du trajet de RER que je mets en scène convoque les sens (ouïe et vue) qui sont le plus sollicités au cinéma. Si l’on ajoute à cela le mouvement (du train), le cadre du roman est en soi, oui, assez cinématographique. Il est vrai aussi que j’ai abordé le travail de structure tel le montage d’un film, en termes de plans et de séquences, et à l’intérieur de ceux-ci, les diverses transitions peuvent évoquer des procédés cinématographiques (coupes, travelling, fondu enchaîné, plan rapproché, zoom arrière). Mais je pense aussi qu’une partie du texte ne pourrait pas être représenté à l’écran, tout ce qui concerne les bribes de pensées, les paroles qu’on a en soi-même…Il y aurait quand même un gros travail d’adaptation à faire pour évoquer l’intériorité des personnages. Je pense à cette remarque très belle de Koltès dans Une part de ma vie  : « J'aime bien écrire pour le théâtre, j'aime bien les contraintes qu'il impose. On sait, par exemple, qu'on ne peut rien faire dire par un personnage directement, on ne peut jamais décrire comme dans le roman, jamais parler de la situation, mais la faire exister. On ne peut rien dire par les mots, on est forcé de la dire derrière les mots. Vous ne pouvez pas faire dire à quelqu'un : "Je suis triste", vous êtes obligé de lui faire dire : "Je vais faire un tour ".» Il faudrait effectuer le même genre d’ajustements je crois pour transposer au cinéma ce roman. 



Fiolof
Le lecteur entre dans chacune de ces histoires pas à pas. Il y a des effets d’attente qui sont ménagés, mais on a l’impression qu’elles fonctionnent sur des régimes un peu différents : pour certaines d’entre elles, on va découvrir au fil du texte des événements majeurs qui les éclairent soudain de manière nouvelle, alors que pour d’autres l’aspect « événementiel »  est moins marqué. De la même manière, pour certains personnages des décisions se prennent au fil du voyage, alors que d’autres vont rester enferrés dans leurs apories. On est parfois du côté de quelque chose qui s’apparente à un dénouement, un début de solution et ailleurs on reste dans le point d’orgue, voire le statu quo. Que pouvez-vous nous dire de cela ?



Anne Collongues
Les trajets (narratifs) ne me semblaient pas devoir être traités de manière similaire pour tous : les personnages sont pris à des moments très distincts de leurs vies : qui ils sont, ce qu’ils traversent à cet instant précis n’a pas la même intensité, ce qui se joue pour chacun d’eux est très différent, et cela devait en conséquence être abordé chaque fois d’une manière singulière. C’est aussi lié à un souci de vraisemblance : ce trajet ne pouvait pas pour tous être déterminant, capital, révélateur. Et puis, bien sûr, il me fallait équilibrer, doser la tension du récit, nourrir et ménager les attentes, donner une épaisseur progressive aux personnages sans laisser croire qu’autre chose « arriverait » que la vie, ce mouvement dans lequel on est pris. 
 

Fiolof
Il y a dans votre écriture, très belle au demeurant, une certaine forme de classicisme, pas de volonté particulière de faire subir au langage ce qui se brise ou se détériore dans l’existence ou la conscience des personnages. Est-ce revendiqué ? Est-ce le style « naturel » dans lequel vous vous retrouvez le mieux pour écrire ?



Anne Collongues
Classique, vraiment ? Il m’est difficile d’appréhender mon écriture «  de l’extérieur », c’est un peu comme entendre sa voix enregistrée, il y a un effet d’étrangeté. Je ne saurais la décrire.

Je crois que ce style, oui, me ressemble, qu’il m’était le plus «  naturel », mais je crois aussi qu’il est appelé à changer, à se découvrir, à s’émanciper, à s’affirmer, à évoluer. 


















Anne Collongues, Ce qui nous sépare. Actes Sud. 2016


Photo N°1 : ©Anne Collongues / N°3 : ©Eloïse Lièvre