lundi 25 janvier 2016

> La bataille du cube

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Connaissez-vous Spreck ? Il ne s’agit ni d’une marque de détergent allemand, ni d’un cousin vaguement homonymique du populaire ogre vert. Spreck est le sobriquet et (commode) diminutif de Johann Otto von Spreckelsen, architecte danois dont personne ne se souviendrait en France s’il n’avait été, en 1983, le lauréat d’un concours international un peu particulier. Je veux parler de la compétition qui fut lancée pour la conception de la Grande Arche de la Défense, projet pharaonique qui constitua l’une des pierres angulaires des grands travaux parisiens de l’ère Mitterrand. C’est cette histoire que nous raconte Laurence Cossé dans une saga documentaire au souffle romanesque, entrouverte d’abord avec circonspection dans la pile de janvier, puis lue de bout en bout avec plaisir. Car si l’on suit pas à pas la sortie de terre de ce « monument » parfois controversé des années 1980, si l’auteure ne nous prive d’aucun des soubresauts (financiers, humains, politiques, techniques) qui jalonnèrent sa construction, la figure centrale du livre reste celle d’un homme taiseux et inspiré. Un artiste-architecte sans agence et alors au maigre pedigree, dont le dessin et le sens de l’épure écartèrent d’un trait ses 483 concurrents (parmi lesquels plusieurs mastodontes de l’architecture moderne), mais qui dut par la suite se confronter à d’éprouvantes réalités : contraintes techniques, atermoiements politiques d’un septennat agité, étrangeté des « mœurs françaises » en matière de gestion de projet et de respect des engagements contractuels. Avant de finir par se briser sur leur esquif…




Le 25 mai 1983, lorsqu’après avoir décacheté l’enveloppe contenant le nom de l’heureux nominé, Robert Lion (alors directeur de cabinet du Premier ministre), assis à la droite de François Mitterrand, révèle celui qui y figure, le parterre d’experts, de ministres et de hauts-fonctionnaires qui font cercle dans le salon de l’Elysée où se déroule la scène n’exprime qu’une seule muette question : « c’est qui ça ? ».

Lorsqu’il s’agit ensuite de joindre le prestigieux inconnu pour lui annoncer la bonne nouvelle, les choses se corsent. Comme il ne répond pas sur sa ligne professionnelle, on appelle l’ambassade du Danemark à Paris où…personne ne voit de qui il peut bien s’agir. On finit par dégoter quelque part son numéro personnel. C’est le fils de Spreck qui décroche : il n’était au courant de rien et pense donc qu’il s’agit d’une blague. Il informe les dignitaires gaulois qui commencent à s’impatienter au bout du fil que, de toute façon, son papa et sa maman sont en train de pêcher dans le Jutland et qu’ils ne reviendront pas avant trois jours. La pêche, c’est comme les vacances : c’est sacré. Premier léger hiatus entre une certaine façon de voir les choses « à la française » et une autre « à la danoise »… Ce hiatus prendra peu à peu la forme d’une large brèche qui pèsera lourd dans la somme des obstacles que Spreckelsen trouvera sur sa route mais nous offrira aussi, sous la plume de Laurence Cossé, quelques beaux chapitres à l’humour ciselé.


Il aura pourtant fallu 15 ans pour en arriver là. Quinze années de tergiversations, d’envies, de doutes, de pourparlers, de prises de décision et de retours en arrière… Un long débat « autour de l’aménagement de ce lieu stratégique » dont la configuration future comportait des enjeux certes économiques mais surtout symboliques…


« Pendant douze ans la grande affaire allait consister à savoir si oui ou non il était légitime de construire là un bâtiment si haut qu’il se verrait derrière l’Arc de Triomphe – depuis Paris, faut-il le préciser ? »


Options basses, options hautes, options en « U », options tout en verdures, tout en métal ou tout en verre se succèdent sous Pompidou, Giscard et bientôt Mitterrand. On retient des projets avant de les abandonner, on fait mousser les méninges de quelques grands noms de l’architecture, de l’urbanisme, de l’aménagement du territoire sans jamais parvenir à se mettre définitivement d’accord. En 1981 Mitterrand reprend le dossier, toujours obnubilé par la crainte d’une perspective barrée à l’autre bout des Champs-Élysées, mais désireux de retenir néanmoins un projet qui ait de l’âme, de l’audace, de l’envergure. Bref, qui lui accorderait le beurre et l’argent du beurre… Et son nom en lettres d’or, invisible mais inoubliable, au frontispice de l’œuvre à venir.


Spreckelsen, lui vit à Hørsholm, qui est un peu à Copenhague, précise Laurence Cossé, ce que Le Vésinet est à Paris - mais en moins léché… Il est mélomane, aime les grands espaces, la mer, les lignes pures, jouer dans ses constructions avec le vide, la lumière, les réfractions - pêcher et se déplacer à bicyclette. Il a un coup de crayon absolu et peut en deux ou trois lignes tracées sur un coin de nappe faire sentir une perspective comme jamais personne ne l'aurait vue. Pour l’heure, il a conçu et bâti en tout et pour tout quatre églises et sa maison… Il s’en confie ouvertement aux médias lors de sa première conférence de presse (et quasiment la seule qu’il donnera) peu après avoir remporté le concours. Tout le monde rit beaucoup (Spreck se demande bien pourquoi) et trouve ce beau quinquagénaire, en plus d’un charme simple et sûr, doté d’un  irrésistible sens de l’humour. Le cercle de journalistes est en effet persuadé qu’il s’agit là d’une boutade et de la partie congrue d’un CV nécessairement colossal. Ses concurrents malheureux ont à leur actif la construction d’opéras dans les plus grandes capitales, de tours monumentales, d’aéroports aux quatre coins du monde…


Pour autant la presse entière et le milieu professionnel lui-même saluent la force de cette proposition - pour laquelle Mitterrand le premier a fondu. Elle résolvait la question de la perspective en jouant de la hauteur tout en laissant l’horizon dégagé, elle avait de l’esprit et de la modernité. Et le président était certain d'avoir saisi, en se penchant sur les plans et la maquette de l’architecte, la vision que lui-même avait eu de la Grande Arche :


« Un cube ouvert / une fenêtre sur le monde / comme un point d’orgue provisoire sur l’avenue / avec un grand regard sur l’avenir… »


Je ne sais pas si c’est sous la forme d’un poème que Spreck rédigea cette partie de sa note d’intention, mais c’est ainsi que Laurence Cossé nous la restitue…


Pourtant, une fois passée cette heure de grâce, c’est une descente aux Enfers qui attend l’architecte. Il lui faudra se colleter aux aléas de la maîtrise d’ouvrage, aux guerres intestines entre promoteurs privés et défenseurs du service public, à la force du vent et à la fragilité du marbre, à la cohabitation qui ramène la Droite aux affaires... Tout cela sans d’abord céder une once de terrain sur son rêve premier et puis, face à la pression et à quelques autres réalités dont il n’avait pas toujours pris, lui, le poète, la juste mesure, lâchant du mou, ad nauseam, sur des points qui lui semblaient pourtant faire la chair même de son projet.

Nous n’irons pas plus loin dans le dévoilement de cette longue histoire mais le récit/enquête de Laurence Cossé est passionnant et joliment troussé (est-ce ce qui lui vaut, en couverture, l’étiquette de roman ?). On la suit au Danemark, dans les églises de Spreckelsen ou ailleurs, rêvassant, supposant, cherchant la trace, l’ethos de l’architecte…compulsant des lettres, des entretiens, des archives ventrues ou plongée dans les multiples résonances que cette épopée déploie du côté de l’architecture, de la politique ou de quelques grands drames humains. On la suit aussi sans le moindre début d’indigestion dans des considérations techniques assez ardues pour qui n’est pas familier du BTP et elle parvient même à aiguiser notre intérêt sur ce chapitre. On se surprend à aimer ça… Surprise qui n’en sera pas tout à fait une pour ceux qui auraient déjà eu la chance de lire American Ground, le livre fascinant de William Langweische (voir notre note ICI).


Voyant son rêve cubique et nuageux lui échapper, Spreckelsen, tel Achille rentrant sous sa tente, finit par jeter l’éponge (fait unique d’après les informations de l’auteure dans l’histoire de l’architecture) en 1986. Il meurt discrètement en 1987, deux ans avant l’inauguration de cette Grande Arche qu’il ne considérait déjà plus comme la sienne, malgré l’effort engagé par Robert Lion pour s’assurer que le projet serait mené à terme dans l’esprit le plus proche possible de sa conception initiale.


Au-delà de ce virage tragique, on sourit et on rit souvent dans le livre de Laurence Cossé – ici par trop de grandeur, là par tant de petitesse… On a parfois envie de déménager au Danemark où les stagiaires préviennent le matin leur patron qu’ils n’iront pas travailler parce qu’ils ont trop bossé la veille et où des PDG en sabots vont tous les jours à 16 heures chercher leurs enfants à la sortie de l’école. Mais on garde avant tout en mémoire l’image de Spreck (dont le visage, sur certaines photos que l’on peut voir de lui, me fait un peu penser à celui de Thomas Bernhard…). Une sorte d’albatros coulé dans le béton qui n’aura pas pu déplier pleinement le rêve pour lequel on l’avait pourtant choisi lui, et personne d’autre. 


Difficile de savoir à quoi aurait vraiment ressemblé la Grande Arche si elle avait été exactement érigée selon les plans de son architecte, au détail près et dans ses moindres finitions. Mais une chose est sûre : on ne la regardera plus tout à fait du même œil après avoir lu ce livre.











Laurence Cossé, La Grande Arche. Gallimard. 2016. 


Images :  1) : ©Marc-André Roy / 3) La Grande Arche de la Défense

mercredi 13 janvier 2016

> Fantômes d'Alep





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Dans un livre à la fois délicat et violent, Niroz Malek évoque son quotidien dans la ville d’Alep,  dont le nom si doux résonne aujourd’hui tristement à nos oreilles. Écrivain, il n’a jamais voulu quitter sa ville, sa maison, ses livres. Alors comment vivre dans une ville en guerre ? Comment y rester tout en y échappant ? Rien n'a épargné cette ville : si  ce récit semble plutôt avoir été écrit durant la période des premiers embrasements de la révolution syrienne, on sait aussi quel sort la progression de Daech a par la suite réservé à cette antique cité. 

En lien avec cette ville, et dans un registre très différent, on pourra lire dans la foulée le très bel ouvrage que Françoise Cloarec (avec des photos de Marc Lavaud) avait consacré au travail ancestral de fabrication du légendaire savon, L’âme du savon d’Alep, paru aux  Éditions Noir sur Blanc en mars 2013 : un livre à la fois historique, poétique et technique qui rend hommage à un savoir-faire et une tradition aujourd’hui ensevelis dans une ville en ruine.


Le promeneur d’Alep se compose d’une série de courts récits, de courtes nouvelles qui oscillent entre souvenirs pointés, observations, cauchemars et rêveries salvatrices.





Ce roman (puisque c’est ainsi que le livre est étiqueté) n’en est pas vraiment un. Trop buissonnier, fragmentaire. On y verra plutôt une fresque fragile composée de vignettes, de petites touches de peinture (il y est d’ailleurs plusieurs fois question de peinture). Ou alors un roman résiduel, une parole surgie elle-même des décombres – le livre de ce qui peut encore se dire, s’écrire : dans la modestie des jours comptés, un texte, aussi court, aussi elliptique soit-il est encore un miracle. C’est un peu ce que l’on ressent à la lecture du Promeneur d’Alep. On a plutôt l’impression d’un enchaînement de micro-récits qui prennent la forme de petites bulles d’air. Des petites bulles d’air pour continuer à respirer encore un peu, se souvenir du bonheur ou évacuer les événements vénéneux. 


Il y a des snipers, des voisins qui tombent abattus au bord d’un trottoir, des explosions soudaines qui interrompent les conversations. Pourtant, la parole de Niroz Malek, elle, ne fait pas de bruit. Elle n’est pas en guerre. Elle s’en tient à une certaine forme de douceur. Une parole chuchotée  dans laquelle les blessures et tout ce qui doit susciter l’indignation s’énonce à la même hauteur de voix que les rares moments  de bonheur, les caresses du passé. L’horreur parle d’elle-même, elle résonne en peu de mots sans que l’on ait besoin de la faire tinter.


Parfois ce sont de simples témoignages, de courts dialogues. On évoque un ami mort, un dessin d’enfant dans lequel ballons et poupées se mêlent à des maisons effondrées. Il y a des rues aimées où l’on ne peut plus se rendre à cause des barrages, des cèdres qu’il faut abattre pour se chauffer l’hiver, de jeunes soldats qui s’amusent à effrayer des passants avec la pointe de leurs armes. Mais ce promeneur se raccroche encore à l’amitié, à ses souvenirs, au plaisir de quelques échanges à la terrasse d’un café. Brefs moments de bonheur volé. 


Parfois, le réel dévisse, on glisse du côté du rêve, doux ou amer. L’écriture ouvre comme une ville dans la ville, l’imaginaire prend le relai et fait figure de dernier rempart contre le marasme des jours et l’incertitude des lendemains – quand ce n’est pas de l’heure d’après.


Dans le texte « Chagall », le narrateur rencontre un ami. Il veut se rendre avec lui dans un café mais celui-ci, bien sûr a fermé. Il veut emprunter une rue, puis une autre, passer par telle ou telle mosquée, mais les barrages transforment cette promenade en un triste jeu de piste. Toutes les issues semblent obstruées. Le promeneur insiste alors que son ami, depuis le début, semble résigné et lui demande de se rendre à l’évidence. En dernier lieu, le promeneur invite celui-ci à grimper sur le large mur qui surplombe le fleuve et à s’élancer avec lui.


« Nous venions à peine de sauter qu’il nous a poussé à chacun une paire d’ailes. Nous avons plané dans le firmament et flâné comme les héros de Chagall dans l’azur.»


Il y a parfois quelque chose d’un Boris Vian oriental chez Niroz Malek, une manière douce de tordre le cou au réel pour l’amener ailleurs, un peu plus loin. L’auteur de ce livre mélancolique parvient ainsi à tisser un fil de soi entre l’horreur de la guerre et l’amour qu’il porte à sa ville.
 















Niroz Malek, Le promeneur d'Alep. Le serpent à plumes. 2015. Traduit de l'arabe (Syrie) par  Fawaz Hussain. 




Images 1 et 3 : Marc Chagall

samedi 9 janvier 2016

> Les encavés

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De Mika Bierman, auteur qui ne ferme aucune porte à ses beaux délires littéraires, peut-être avez-vous déjà lu Un blanc, paru chez Anacharsis en 2013 (réappropriation déjantée du roman d’exploration scientifique) – ou Blooming, publié plus récemment chez le même éditeur (qui nous plonge quant à lui en grande westernerie revue et habitée). Peut-être, entre les deux, avez-vous sauté la marche de Mikki et le village miniature.  Si c’est le cas, marche arrière amis lecteurs, car voilà qui mérite le détour. Armez-vous d’une loupe, respirez un grand bol d’air et descendez à la cave…








Mikki est un ado trentenaire, obèse, psoriasique, addict au tabac, à la pizza quatre fromages et à La petite maison dans la prairie dont il se repasse en boucle tous les épisodes, qu’il connaît déjà par cœur. Il est sale, ne fait rien, n’a pas de copine, pas d’ami et ne sort jamais.  Quand s’ouvre le roman, ses parents (chez lesquels il végète) viennent de mourir dans un accident de téléphérique.


« Quelque part, près de Genève, la belle mécanique suisse s’est enrayée ».


Elle ne sera pas la seule.

En rien affecté, il continue à vivre selon ses habitudes. Le jardin devient une forêt vierge, les mouches volent autour des assiettes empilées dans l’évier et ses dents continuent à jaunir. Tout va bien. Et puis un jour, il descend à la cave. C’est là que son père passait des heures à contempler  ses trains miniatures. Mais ce qu’il prend d’abord pour un circuit s’avère être une maquette de village. En y regardant de plus près, il découvre que la maquette, n’en est pas une. Il s’agit d’un vrai village, un minuscule village, bien propre, bien fait. Et surtout habité, par des hommes, des femmes, des enfants, des chiens ainsi que par quelques squelettes et morts-vivants…


Partant de là, le roman de Mika Biermann bascule dans une volée de chapitres étourdissants qui nous introduisent dans cet univers souterrain. Un univers qui semble tout ignorer de l’autre, le vrai, enfin…celui de la fiction où un personnage nommé Mikki se penche sur ce petit monde bien plus agité et déroutant que ce que pourraient le laisser d’abord penser ses allures proprettes.


L’action dure une semaine, du samedi au dimanche, mais le temps d’en bas n’est peut-être pas le même. Mikki observe, ne voit pas ce qui se passe vraiment, il lui faudra se procurer une fibre optique pour percer tout de même quelques secrets. Il cherche à entrer en contact avec  les habitants de ce « village parallèle », mais on l’ignore et il ne semble pas non plus être en mesure d’interagir sur ce petit monde. Jusqu’à ce que…


Grâce à notre auteur généreux, nous aurons plus de chance que Mikki sur le volet de l’observation… Que se passe-t-il en ce bas monde ? Il serait dommage de vous conter par le menu détail ce grand bazar puisque les livres sont faits pour être lus…


Disons toutefois que vous y croiserez des flics, des tortionnaires, un troll partouzeur, une veuve courtisée par son voisin d’en face, un squelette somme toute assez sympa (« S’il avait encore des poumons, il pousserait un long soupir nostalgique »), une hénaurme femme enceinte, un roman en train de s’écrire qui nous promène du côté de la dictature chilienne, et beaucoup d'autres choses... Des intrigues se nouent, se croisent ou explosent en plein vol.


N’y a-t-il vraiment aucun lien entre ce village et le monde de Mikki ? Pas si sûr… Mais c’est subtil, embryonnaire, dérangeant.


Voilà un livre explosif, et pas seulement pour sa fin. Une sorte de Vie mode d’emploi version trash, drôle et corrosive, qui  navigue librement du côté de la violence, du sexe et de la mort - et de leurs artefacts.


Un beau clin d’œil aussi à la question de la création littéraire, du secret, du visible et de l’invisible… Qui est l’objet de qui ? De qui suis-je la créature ou le deus ex-machina ? Et après le feu d’artifice final, quel sort Mika réservera-t-il à Mikki ?












Mika Biermann, Mikki et le village miniature. P.O.L. 2015.