mercredi 31 mars 2010

> Avec Leonard Michaels (2)



... Conteurs, menteurs, l’anthologie des nouvelles de Leonard Michaels nous convie à un autre voyage, un voyage au long cours. Il ressort de la lecture de ce recueil une unité de ton et d’esprit surprenante quand on mesure, au demeurant, la diversité de ces nouvelles. Michaels recourt à des genres, des formes d’écriture, des constructions souvent très variables d’une époque à l’autre ou tout simplement d’une nouvelle à l’autre : on retrouve quelques nouvelles de forme relativement classique (narration à la troisième personne, effet de chute,…) comme dans « Le mannequin », des textes brefs et fulgurants (« Démonstrations »), d’autres, au propos plus obscur, qui jouent davantage sur la tension qui les parcourt que sur une intrigue. Il s’essaye encore à bien d’autres exercices : fiction historique dans « le jardin de Trotski », où la scène du meurtre de Trotski est réécrite à l’aune de la dernière ligne de son journal… Dans « Viva Tropicana », on semble projeté un temps dans un film de Scorsese (Miami, Cuba, jolies filles et coffre-forts). Ailleurs, Michaels convoque les figures de Byron, Dolstoïevski, Kafka, Borges pour étayer ses réflexions ou ses interrogations. Il y a également les extraits de ce « Journal » de 1990, - série de notes, d’aphorismes, de souvenirs ou de faits enregistrés sur le vif. Un journal qui contrevient d’entrée de jeu à la règle de base du genre puisque aucun fragment n’est daté. Il en résulte un effet d’intemporalité étonnant. Le journal vient renforcer cette ambiguïté qui opère dans l’ensemble de l’œuvre entre fiction et mémoire, réalité vécue et imaginaire. Les mêmes personnages circulent entre le journal et les histoires, certaines histoires pourraient tout à fait tenir lieu d’extraits du journal. Conteur et menteur, Michaels se réinvente sans cesse ; il brasse et détourne le matériau de son histoire familiale ou individuelle pour générer des situations qui sont autant d’excroissances du réel.

Rien n’est prédictible d’une histoire à l’autre et pourtant on y retrouve toujours une forme de familiarité et cette même sensation d’âpreté teintée de dérision. Il y a bien là cet effet de « diversité dans la constance » dont parle Anne-Françoise Kavauvea dans son blog… Une constance qui se construit autour de différents éléments.

Récurrence dans l’ensemble de l’œuvre de nombreux personnages : Philip, Sarah, Mildred, Mandell, Sonny, Zev, Henry, …

Permanence de certains thèmes ou questionnements comme la judéité, traversée aussi bien par la mémoire du génocide (jusque dans les dernières nouvelles autour du personnage de Nachmann) que par des exercices d’humour juif dignes de figurer dans les fiches de Gérard Rabinovitch… Ainsi ces courts dialogues du narrateur avec sa mère qui reviennent, comme des intermèdes, à différentes époques :

« "Quoi de neuf ?" a demandé ma mère. "Rien" , ai-je répondu. "Allez, quoi ? Tu peux me le dire. Dis-moi, quoi de neuf ?"  "Il est arrivé quelques chose" ai-je fini par lâcher. "Je le sentais. J’ai failli le dire. Qu’est-ce qui s’est passé ?" "En fait, rien." "Dieu merci", a-t-elle conclu »
Terreurs et Répugnance

« J’ai téléphoné à ma mère. Elle a dit : "Tu as l’air heureux. Que se passe-t-il ?" »
Journal

Autre liant de ces nouvelles, l’omniprésence du sexe. Une sexualité qui plutôt qu’une affirmation de liberté ou une quête du plaisir apparaît, à la longue, comme un réflexe de survie, une tentative obsessionnelle et désabusée de pallier à l’absence de sens et à la désagrégation de la communication et des relations sociales. Elle prend parfois des formes ritualisées comme dans ces partouzes new-yorkaises surcodées dont Michaels se moque à l’envi. Dans la nouvelle « Modifications », il nous en offre une scène de genre, emblématique d’une époque et d’un milieu social :

« De retour dans le couloir, croupe contre croupe, hanche contre hanche, entre des murs geignants, convulsés ; excusez-moi, oh, pardon, désolé, jusqu’à ce qu’un genou vienne se loger dans mon entre-jambe ce qui me fit basculer, coudes enfoncés dans cette pâte vivante, les mains plaquées sur un visage brûlant. Je vis des yeux briller entre mes doigts, sentis des dents me mordiller la paume, d’autres doigts m’attrapèrent la cuisse, la serrèrent jusqu’aux nerfs, et mon poing partit en arrière comme un sabot. J’atteignis un cou. « Ah, t’aimes avoir mal ? » Il y eut un coup de poing, une gifle, une fille qui bafouillait me tomba dessus, des ongles me ratissèrent la colonne. Je m’efforçais de trouver un peu d’espace, écrasai un nez sur des cuisses tremblotantes, exécutai une roue, un pas de cha-cha-cha, pareil à un drap soulevé par le vent, et arrivai devant un mur nu, respirant avec difficulté, sifflotant dans une obscurité virtuelle.»




Mais le sexe constitue le plus souvent un autre pendant de la violence, de la folie ou de la mort. Dans « Mildred » le désir va jusqu’à devenir cannibale –Mildred offre son utérus à manger, et autophage. Mort et sexe se trouvent souvent pris dans un jeu de miroir, comme dans ce passage du journal, par la juxtaposition brute de deux souvenirs décrochés l’un de l’autre.

« Nous avons fait l’amour tout l’après-midi. "Ça t’a plu ? " a voulu savoir Sonny. "Jamais de toute ma vie… etc". Le manque de pertinence des mots, la joie d’être libéré de cet habillage. Je suis étendu sur le dos. Muet. Savourant mon mutisme. Ma mère m’a rapporté qu’elle avait retrouvé mon père par terre dans la chambre, allongé sur le dos. Il la fixait, les yeux grands ouverts avec un petit sourire idiot peint sur le visage, l’air de dire que ce n’était pas si mal d’être mort. »


La plupart des histoires de Leonard Michaels ont aussi cette particularité de jouer constamment sur le tragique et la dérision, de se tenir sur la frontière souvent invisible qui les sépare. Dès la première (sublime) nouvelle, le ton est donné. Une jeune fille de milieu aisé rencontre un étudiant Turc au mode de vie plus tumultueux qui la séduit par ses maladresses linguistiques. Manquant de patience et de délicatesse l’étudiant Turc viole la jeune fille dès leur première sortie. Celle-ci, finira par se pendre. Lorsqu’il l’apprend le jeune Turc, éperdu, est persuadé qu’elle s’est tuée par amour pour lui. Histoire qui aurait pu n’être que tragique mais dans laquelle Michaels introduit avec talent une bonne dose d’humour noir.

Pourtant, sur le fond, la vision du monde que déploie les nouvelles de Leonard Michaels reste d’un pessimisme radical. Les relations amoureuses, le langage, le sexe et le sens de l’histoire aboutissent souvent aux mêmes apories. Derrière les inanités sociales, le désir d’être désiré ou reconnu dans lequel s’englue chaque individu, la mémoire de la Shoah joue également le rôle d’une lame de fond. Une béance qui menace le sens et les valeurs de toute construction culturelle ou sociale, de tout crédit accordé aux relations interhumaines. La littérature peut faire un temps diversion mais elle tourne finalement autour d’elle-même pour revenir en permanence à ce même constat de vide.

« Les histoires, les mythes, les idéologies, les fleurs, les rivières ou les constellations sont les phonèmes d’un mystérieux logos : ainsi les lumières de notre mémoire culturelle, reflétées par la surface de l’eau noire des origines, scintillent et adoptent des formes innombrables. Mais Jaromir Hladík*, parmi des millions considérables d’autres, est mort. D’un certain point de vue, toutes ces conneries n’ont donc désormais plus aucune importance »

Leonard Michaels a ouvert une porte quelque part entre Bukowski, Kafka, Bret Easton Ellis et Philip Roth. Conteurs et Menteurs nous présente une œuvre hybride, dense et surprenante. De ces nouvelles il y aurait encore beaucoup à dire. Mais contentons-nous de l’essentiel : il faut les lire…

 * Personnage d’une nouvelle de Fictions de Borges. Alors que les nazis l’ont jeté en prison et condamné à mort, Dieu arrête le cours du temps pour lui permettre d’achever son œuvre.



Leonard Michaels, Conteurs, Menteurs. Christian Bourgois Editeur, 2010
Traduction de Céline Leroy



Images : Hans Bellmer / Siège du New-York Times


> Avec Leonard Michaels (1)




















Dans un billet du 1er mars 2010, Pierre Assouline s’interroge sur les infortunes de la nouvelle dans le milieu éditorial français alors que toutes les évolutions socioculturelles récentes semblent nous porter « à consommer du bref, du rapide, du concentré ». Peu publiées, peu lues, le genre n’inspire guère les écrivains français, à quelques exceptions notables près. Certains éditeurs ne baissent pourtant pas les bras (voir, dans la collection Quarto/Gallimard, la récente parution des nouvelles de Gogol et celle, attendue pour début avril, des nouvelles de Nabokov) ; ils n’hésitent pas à encourir régulièrement un bouillon commercial supplémentaire pour pousser devant nos yeux aveugles quelques joyaux de la forme courte ! Ce genre jouit pourtant ailleurs d’une diffusion plus large, notamment sur le continent américain, au sud comme au nord...Peut-être est-ce pour ces raisons (frilosité du public et courage d'un éditeur) que nous est parvenue, mais si tard, une anthologie des nouvelles de Leonard Michaels.




Ecrivain new-yorkais issu d’une famille juive polonaise Léonard Michaels, mort en 2003, a consacré l’essentiel de son œuvre à cette forme tièdement prisée dans l’hexagone. Reconnu comme l’un des maîtres du genre aux Etats-Unis, il fut récompensé par plusieurs prix et salué par de nombreux écrivains. Il nous aura fallu attendre l’initiative des éditions Christian Bourgois pour découvrir ses nouvelles souvent dérangeantes, inclassables et qui méritent d'être lues au plus vite.


L’éditeur a fait le choix de publier simultanément la traduction d’un autre texte de l’auteur, Sylvia, un court récit paru en 1990 dans lequel Michaels retrace un épisode tragique de son existence : sa relation tumultueuse avec sa première épouse, Sylvia Bloch, de leur rencontre au début des années 60 jusqu’au suicide de celle-ci quelques années plus tard. Un texte dépourvu de sentimentalisme, qui a touché par sa force d’écriture et sa sobriété. Ce récit a été remarqué tant par la critique écrite (Le Monde, Libération, Le Matricule des Anges,…) que par un certain nombre de blogueurs au goût sûr (voir notamment la notule d’ Antonio Werli sur Fric Frac Club).

D’un accès a priori plus facile que les nouvelles de Michaels, Sylvia  a-t-il été envisagé comme un pont possible vers la lecture de Conteurs et Menteurs ? Quoiqu’il en soit les deux livres entrent en résonance à plus d’un titre. Je renvoie sur ce point et sur d’autres au très bon article d’ Anne-Françoise Kavauvea. Son post offre d’ailleurs une entrée éclairante à la lecture des nouvelles de Michaels, ailleurs moins souvent commentées que Sylvia.



Les nouvelles et Sylvia se croisent sur plusieurs points. Premier paradoxe, le récit de Michaels, a été écrit plus de vingt-cinq ans après la mort de Sylvia, alors qu’il était déjà avancé dans son œuvre d’écrivain, et avait publié de nombreuses nouvelles. Ce travail d’écriture bénéficie d’une double maturité : celle de l’écrivain qui a travaillé, publié, trouvé sa tessiture ; et celle de l’homme qui a dû attendre que le temps fasse du temps avant de pouvoir coucher par écrit ces événements marquants de sa jeunesse : expérience de la perte, de la folie, de la violence conjugale. Le narrateur de Sylvia, lui, est encore simplement ce jeune homme qui a abandonné sa thèse, ne sait pas ce qu’il va faire et ne se connaît que « le désir d’écrire des histoires». Sorte de corps vierge  où vont d’abord s’inscrire tout à la fois ce désir, la douleur de ne pas y parvenir et la découverte de cette posture intenable qu’implique le travail d’écriture…

« Les mots m’obsédaient, les relations étranges entre leurs sons, comme s’ils recélaient une musique, le chant bizarre d’un démiurge duquel émergeaient des images, des choses virtuelles, rues, arbres, gens. La musique allait crescendo comme si c’était elle l’histoire. Je devais laisser le champ libre, attendre le déclic, mais je n’y parvenais pas. J’étais un mauvais danseur, j’entendais la musique, j’effectuais les pas, mais j’étais incapable de me laisser emporter dans la danse. »

Mais c’est avant tout une relation amoureuse extrême, malheureuse et par bien des aspects incompréhensible, qui va marquer la jeunesse encore largement « inhabitée » du futur écrivain. La folie de Sylvia n’est jamais perçue comme pathologique, le narrateur l’accepte, la subit et la gère sans réellement la remettre en question, ceci à la fois par amour et par manque de recul. Dans sa préface, Diane Johnson va jusqu’à dire :

« En épousant Sylvia Bloch, son malheur a été de devoir se débrouiller avec une femme extrêmement perturbée alors qu’il n’avait pas encore suffisamment d’expérience pour connaître l’étendue du spectre de la normalité ».

Si nous ne doutons pas, qu’avec l’expérience, ce recadrage a eu lieu, ce n’est toutefois pas le « spectre de la normalité » qui semble avoir constitué l’objet littéraire de prédilection de Leonard Michaels dans les écrits qui ont suivi cette période de sa vie ! Bien au contraire, on pourrait penser que la relation avec Sylvia a joué le rôle d’une expérience fondatrice qui a infléchi sa perception du monde, des relations hommes-femmes et de la société américaine.



Ainsi, un mouvement de balancier semble s’opérer entre Sylvia et Conteurs et Menteurs : dans Sylvia l’écrivain revient, avec la distance qui lui était nécessaire et une maîtrise stylistique acquise, sur l’un des épisodes les plus marquants de sa jeunesse. Mais il y revient aussi avec tout ce que ses nouvelles lui ont déjà permis d’exprimer, d’incarner et d’exorciser de cette période. Toutes les nouvelles écrites avant 90, foisonnantes, protéiformes, ne sauraient se limiter à un brouillon kaléidoscopique de Sylvia. Elles en préfigurent toutefois de nombreux aspects. 

Plusieurs personnages féminins des nouvelles, de par leur violence, leurs peurs, leurs lubies ou leurs désirs suicidaires évoquent déjà Sylvia. L’univers «chic-underground» des milieux étudiants et intellectuels de Berkeley et New-York sont déjà passés au crible dans les nouvelles des années 70. La vision du couple comme force déstructurée, implosive, génératrice de folie, de destruction autant que de passion est une constante de presque toutes les nouvelles. La présence, en arrière-plan, de certaines conventions familiales (portées notamment par la figure de la mère) en porte-à-faux avec le vécu du couple se retrouve dans Sylvia comme dans certaines nouvelles. La distance humoristique, toujours proche du tragique, est notable dans la plupart des nouvelles mais aussi, plus discrètement, dans le récit de 1990. La liste pourrait encore probablement s’étendre tant ses deux œuvres semblent s’éclairer, se faire écho, se répondre.

Sylvia et Conteurs et Menteurs n’en constituent pas moins deux ouvrages spécifiques, qui peuvent également être lus isolément. Sylvia nous présente un récit relativement bref, clos sur lui-même, centré avant tout sur une relation et une série d’événements précis et datés, alors que le recueil de nouvelles permet d’entrer dans une œuvre dense qui s’étend sur trente ans (au gré certes d’une sélection nécessairement subjective, principe même de l’anthologie…).

L’un des points de force de Sylvia vient aussi de l’introduction dans le récit d’extraits du journal que le narrateur avait tenu durant cette histoire. Journal dans lequel le jeune époux éprouvé notait son quotidien, les tempêtes qu’il traversait mais qui lui servait aussi, analyse faite cette fois-ci dans le temps du récit, à essayer de se donner des points de repères pour gérer les imprévisibles débordements de sa compagne :

« Je décrivais nos disputes dans un journal intime car j’étais de moins en moins capable de me rappeler comment elles débutaient. Une insulte proférée par inadvertance, puis une colère disproportionnée. Je ne savais pas pourquoi cela arrivait. J’étais l’objet d’une terrible fureur, mais qu’avais-je fait ? Qu’avais-je dit ? Parfois j’avais l’impression que cette rage n’était pas vraiment dirigée contre moi. Je me trouvais simplement sur la ligne de tir […].»

Ces deux temporalités n’introduisent pourtant pas de fracture dans le texte. Seule la mention d’une date à la fin d’un passage nous informe que le paragraphe que nous venons de lire relevait du journal et non du récit. L’imbrication passe souvent inaperçue. Le journal semble plutôt aider le narrateur du récit à se concentrer avant tout sur le souvenir des faits, l’enchaînement des événements et des sentiments tels qu’ils furent vécus à l’époque. Cette rétrospection n’est jamais analytique et Leonard Michaels ne cherche jamais à en tirer leçons ou justifications. Tout au plus le journal introduit-il parfois un présent brut, vécu sur le vif, qui intensifie le récit :

« Je n’ai pas de travail, pas de travail, pas de travail. Je ne suis pas publié, je n’ai rien à dire. J’ai épousé une folle. Journal, janvier 1962»

Revenir sur son passé, fût-il douloureux, est souvent l’occasion d’essayer d’en tirer un menu profit, de comprendre, de pouvoir se dire que l’on a appris quelque chose. Rien de tel ici. La violence est restituée comme au premier jour. Le mystère Sylvia n’a pas été percé. On peut survivre à la folie et à la mort de l’autre, on peut en témoigner, mais on ne les apprivoise pas...

Billet à suivre...
 


Leonard Michaels, Conteurs et Menteurs. Christian Bourgois Editeur, 2010.
Leonard Michaels, Sylvia. Christian Bourgois Editeur, 2010
 
Traductions de Céline Leroy.


Images : Plaque d'égout N.Y.C (c/o EasyDoor) / Hans Bellmer

samedi 27 mars 2010

> Cour Nord - Antoine Choplin















A une heure où la crise, la précarité, la souffrance au travail et la montée du chômage sont plus que jamais de propos, plusieurs textes récemment publiés prenant pour cadre ou objet le monde professionnel ont reçu un accueil attentif du public ou de la critique. Certains essais relevant du champ des sciences humaines ont ainsi parfois touché un lectorat plus large que celui de leur paroisse habituelle. Je pense notamment à Chantier interdit au public l’enquête de terrain du sociologue Nicolas Jounin dans les milieux du bâtiment. Côté littérature on retiendra bien sûr  La centrale, magistral premier roman d’Elisabeth Filhol, qui nous invite à un voyage en apnée dans le milieu des intérimaires du nucléaire (voir ICI un interview dans evene.fr). Un texte où l’écriture, précise et extrêmement travaillée, confine à une forme d’esthétique glacée qui laisse apparemment peu de place à la critique sociale. Difficile pourtant de ne pas y relever la monstruosité d’un système, un système d’autant plus choquant qu’il semble avoir été depuis longtemps intériorisé et banalisé par ceux qui le subissent. A noter également, d’une toute autre facture, la première traduction française (que l'on doit à Evelyne Lesigne-Audoly) du Bateau-usine  de Kobayashi Takiji, grand roman japonais de la fin des années 20, devenu un classique dans le pays de son auteur. Un récit prolétarien au style mordant et sans lamento qui nous plonge dans l'univers éprouvant des pêcheurs de crabes en mer d’Okhotsk (présentation ICI et ICI). Cour Nord, le dernier roman d’Antoine Choplin, dont la parution fut relativement discrète, plante son décor dans un espace-temps plus familier : une usine du Nord de la France dans les années 80. Une période suffisamment proche pour qu’on s’en souvienne mais suffisamment éloignée pour que se signalent quelques hoquets de l’histoire : restructurations, délocalisations, licenciements… C’est sûr, ça nous dit quelque chose.



L’histoire s’inscrit dès l’ouverture dans la vaine du roman social. Au cœur d’une région fortement marquée, une usine (dont nous ne saurons finalement que peu de choses) est menacée de fermeture. Les salariés mènent un dernier bras de fer contre la direction alors que la grève dure depuis longtemps déjà. L’essoufflement du mouvement n’est pas loin et on le devine vite, rien ne sera concédé aux grévistes. Mais de cet arrière-plan aux accents zoliens se détache rapidement deux personnages, un père et un fils (le narrateur qui porte le récit), dont la relation pudique et les sensibilités divergentes vont enrichir et nuancer cette première trame.

Le père, vieil ouvrier syndicaliste attaché depuis toujours à son usine est prêt à mener le combat jusqu’au bout. Léo, le fils, travaille dans la même usine que son père et vit avec lui. Leurs échanges se limitent à quelques dialogues anorexiques et aux bières partagées en silence à l’heure du dîner. Ouvrier lui aussi, Léo construit pourtant sa vie ailleurs. Trompettiste durant son temps libre, il s’échappe dans sa passion du jazz, passion qu’il partage avec quelques amis musiciens. Ils ont ainsi monté un quartet sous la figure tutélaire de Thelonious Monk, leur artiste de prédilection. Les répétitions vont bon train et les quatre amis préparent leur premier concert. Le jazz occupe une place centrale dans le livre, d’ailleurs construit comme un opus : thème, deux variations et reprise du thème… On ne peut s’empêcher d’y voir un écho de ce que cette musique, historiquement, porte en elle de revendication sociale.




Au moment où tout semble perdu pour les grévistes le père de Léo entame alors une grève de la faim solitaire dans la cour Nord de l’usine. Ce dernier combat, radical et désespéré, attire un moment l’attention des médias et relance brièvement les espoirs de négociation avant de retomber dans le silence et l’oubli… Devant cet engagement, la présence du fils est discrète. Choplin suggère à merveille la tendresse du fils pour le père en même temps que la distance qui les sépare. Léo ne renonce pas à ce qui est essentiel pour lui et futile aux yeux du vieil ouvrier. Il préfère s’accrocher aux gammes denses et inquiètes de Thélonious Monk qu’à un combat qu’il sait perdu d’avance.

De cette lutte ultime Antoine Choplin aurait pu tirer une fin tragique. On sent à plusieurs reprises la mort et le suicide rôder comme des issues possibles. Mais pour l’essentiel ce sont d’autres pistes qui seront pointées par le récit. Les rêves des uns et des autres se détachent en effet peu à peu de cette page qu’il faut bien se résigner à considérer comme tournée : Nadine, une ouvrière de l’usine veut monter une oisellerie près de la frontière belge ; Ahmed, le chef cariste qui rêvait de revoir la mer finit par partir pour Marseille ; Vincent, l’un des amis musiciens de Léo, projette d’aménager une piste de ski sur le terril de Noeux-les-Mines ; Gasp, un autre membre du quartet, est partagé entre son amour des femmes et ses rêveries new-yorkaises (ville où il s’est un jour rendu pour assister aux funérailles de Thelonious Monk) ; Léo finira par composer le morceau qui lui tient à cœur et lui trouvera un titre, Cour Nord. Dernier hommage discret au combat de son père et à un monde en train de disparaître sous les roues de l’histoire et de la logique libérale.

Le dernier des Mohicans n’ira pas non plus au bout de sa mort annoncée. Le syndicaliste sera arraché à sa grève de la faim et devra à son tour renaître de ses cendres. Dépossédé de sa dignité professionnelle, il lui reste à mettre en œuvre ce qu’il avait longtemps remisé... Les dernières pages nous le montrent construisant un pigeonnier dans son jardin et reprendre ainsi à son compte une précision gestuelle longtemps déployée dans le cadre d’un travail dont il est à présent privé.

Morale douce-amère : la lutte sociale ne semble plus faire le poids devant la marche impitoyable de l’histoire et des intérêts patronaux, seule reste la voie fragile et humaine que chacun peut se frayer en dehors de cet espace collectif de lutte ou de souffrance.

Gasp, au lendemain d’une nuit passée avec une étudiante italienne, a cette réflexion au sujet du corps et du désir qu’il inspire :

« Des plis. Ça se joue dans les plis. Quand on y pense on est fait avec ça, des plis, des centaines de plis. […]. Le reste, le tendu, le lisse, c’est moins fort, tu vois, ça manque de caractère, de signes distinctifs. Alors que les plis, ça, c’est une vraie signature du corps, les plis qu’on a, là où ils se trouvent, comment on consent à les ouvrir ou pas.»

Sans doute peut-on lire là un message plus large et proche de cette morale énoncée plus haut : c’est dans les plis de la vie, jamais très loin des blessures, que l’on peut encore inventer les rares espaces de désir et de liberté qui nous restent.


Le style d'Antoine Choplin est minimaliste, dépouillé à l’extrême. Son écriture, proche de l’oralité et collée au réel, pourra sembler indigente à certains lecteurs. Elle distille pourtant une poésie tout en retenue et en ellipses. On s’attache finalement à cette histoire aux contours gris dont les personnages, mi-taiseux, mi-rêveurs, sont plus complexes qu’il n’y paraît d’abord.


Antoine Choplin, Cour Nord. Rouergue, 2010

Images : Usine désaffectée, Lille Sud (Janicks) / Thelonious Monk (Bop and Beyond)


mercredi 24 mars 2010

> En rade
















MDA nous a laissés en rade.

Plus d’un lecteur de son blog, dont j’étais, s’est au moins une fois demandé qui pénètrerait cet espace-là pour y mettre un point final ou quelques points de suspension. C’est malheureusement chose faite. Libération (où elle a été journaliste une quinzaine d'années) nous annonce son décès dans un post daté du 19 mars.

Marie-Dominique Arrighi a conduit une expérience d’écriture humaine et radicale. Atteinte d’un premier cancer en 2005, puis victime d’une rechute en 2009, elle a tenu le journal de sa maladie jusqu’au 18 février dernier. Un journal libre et exigeant, souvent drôle. Un journal qui pour beaucoup était devenu un «compagnon de toile ». On s’était attaché à elle, à son écriture piquante, à ces brèves de vie entre couloirs d’hôpitaux, vacances en Corse, chimios, baisses de régime et rémissions. K, histoires de crabe a atteint une audience rare et a suscité plus de 12000 commentaires dont près de 2000 pour son seul dernier billet. Mais ce succès (il faudrait plutôt parler d’estime) n’a jamais modifié le ton ni l’esprit du blog. L’écriture de MDA, vivante, incisive, souvent empreinte d’auto dérision, n’a jamais renoncé au souci de témoigner. Témoigner du corps, à la fois objet de souffrances, de traitements, de mises en scène et dont elle arrivait presque à nous faire oublier qu’il s’agissait du sien… Témoigner des conditions de travail en milieu hospitalier ; témoigner des aberrations du système médical comme du dévouement de certains soignants ; témoigner surtout d’une étonnante volonté de vivre, envers et contre tout ; témoigner, enfin, qu’écrire c’est résister.

Qu’on en juge simplement par ce dernier billet, dicté un mois avant sa mort :

"... «Et je t'écoute», dit le sténographe.


«Et nous voilà bien», lui répondis-je.

«Nous» étant respectivement Pierre Marcelle et moi-même, MDA, en direct de l'hôpital des Diaconesses, dans le 12e arrondissement de Paris. J'y étais transférée hier, de Saint-Louis, pour améliorer la prise en charge et la mise en place du traitement anti-douleur. C'est au premier étage d'une unité de soins palliatifs, mais je ne suis pas encore morte.

Et tenais à vous le dire, haut et fort."

Pourtant, le crabe a gagné, c’était couru.
Qu’il retourne donc à son vilain silence de crabe et que ce blog lui reste coincé entre les pinces !

Mes pensées vont ce soir aux proches de MDA.



MDA, K, Histoires de crabe. Journal d'une nouvelle aventure cancérologique.

mercredi 17 mars 2010

> Histoire de Byon Gangsoé





















L’ histoire de Byon Gangsoé, dont les éditions Zulma ont récemment publié la traduction française de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, provient de la tradition orale coréenne du pansori. Dans leur préface, les traducteurs nous apportent plusieurs précisions : le pansori est une sorte de conte populaire qui a adopté une forme relativement fixe vers la fin du XIXème siècle pour devenir un genre dramatique majeur de la culture coréenne. La plupart des pansoris véhiculent avant tout les strictes valeurs morales du confucianisme, fortement ancré dans la société coréenne, notamment durant la longue période de prédominance de l’idéologie chinoise dans ce pays. Il n’y est souvent question que de femmes vertueuses, de maris courageux et loyaux, de fidélité au souverain… Histoire de Byon Gangsoé, pourtant devenu un classique, fait un peu figure du vilain petit canard de la famille, de l’exception qui confirme la règle. Certes, une morale conventionnelle conclut la fable et les malheurs qui frappent les protagonistes sont attribuables à leurs débordements. Mais ces rappels à l’ordre font difficilement oublier la liberté du propos, l’amoralisme et l’hédonisme paillard du héros, la liberté de mœurs du personnage féminin, la présence d’une parole souvent ludique et débridée. Confucius et Rabelais sont dans un bateau…



Cette histoire, bien plus que celle de son héros éponyme, est d’abord celle d’une belle femme jamais nommée dont les charmes semblent aussi imparables que le funeste sortilège dont elle est la dépositaire involontaire :

« Seulement voilà… Une lourde malédiction pesait sur elle : il était écrit qu’elle serait perpétuellement veuve et que ses maris passeraient de vie à trépas aussi vite et aisément que disparaissent les haricots rouges dans le gosier du glouton »


Notre veuve en série que personne ne se lasse pourtant, dans un premier temps, de vouloir épouser, répand un cataclysme parmi la gent masculine de la région. Car au-delà de la mort de ses maris, elle provoque aussi celle de tous ceux qui l’approchent à des fins voluptueuses : amants, prétendants, bécoteurs d’un soir, reluqueurs d’un instant… l’hécatombe est telle qu’on finit par la chasser.

C’est donc une veuve errante et damnée que croise sur son chemin Byon Gangsoé, bonimenteur truculent, amateur invétéré de parties de jambes en l’air, de farniente et de tout ce que le monde sensible peut offrir d’immédiatement agréable. Il s’empresse d’épouser la jeune femme, toujours disposée avec une égale bienveillance à accueillir les propositions qui lui sont faites. Leurs premiers ébats sont prometteurs et le plaisir des bons mots vient encore leur donner du piquant… Aux confidences amoureuses, les jeunes mariés préfèrent une joute verbale grivoise où chacun s’exerce à des improvisations cocasses sur le sexe de l’autre.

Lui à elle :

« Ne dirait-on pas un roc au pied d’une montagne ? ou un coquillage flottant sur la mer immense, avec un petit bout de langue qui pointe ?...Ne jurerait-on pas qu’elle vient de manger un kaki séché d’Imshil et qu’elle en a gardé le noyau entre les lèvre ?...Elle reste ouverte comme un clématite au fin fond de la montagne… Peut-être cette bouche vient-elle d’avaler une soupe de poulet : il me semble voir encore pointer la crête… »

Elle à lui :

« Il porte deux grosses sacoches qui pendent de chaque côté, comme les gendarmes qui assurent la garde des fonctionnaires royaux. Et, tout comme les sentinelles devant le palais de Justice, il est couvert d’un casque rouge…Il plonge et se redresse, pareil au balancier d’un moulin au bord du ruisseau…Tiens ! avec tous ces poils tout autour, il ressemble au pieu où on attache les veaux… »





Le sortilège semble pour un temps suspendu et le couple inaugure un joyeux ménage. Byon Gangsoé s’adonne à ses deux activités favorites, forniquer et dormir, qu’il agrémente de quelques régulières beuveries et parties de dés. La veuve remariée, quoique satisfaite de ces ébats miraculeusement prolongés, aimerait bien toutefois, à la longue, insuffler à son mari un vague goût du travail. Elle lui enjoint un jour de rechercher du bois à couper pour chauffer la maison. Dès sa première sortie, Byon Gangsoé ne peut résister à l’appel d’une longue sieste au pied d’un pin… A son réveil, s’avisant que pour ne pas rentrer bredouille la solution la plus simple est sans doute la meilleure, il se charge d’un jangseung, totem sacré protégeant en Corée l’entrée des villages des mauvais esprits… Malgré les mises en garde de sa femme, il tranche le bois sacré et le jette au feu, provocant la fureur des esprits…

Après un rapide conciliabule pour décider de son sort ceux-ci décident que Byon Gansoé sera affligé de multiples maladies qui ne laisseront exemptes aucune partie de son corps, les esprits se partageant avec soin chaque pièce du festin :

« Voici donc : nos chers collègues du Jolla et du Gyongsang s’occuperont de la tête et des épaules ; ceux du Hwanghae et du Pyongan se chargeront de la partie qui va des aisselles aux fesses ; du trou du cul jusqu’aux orteils, ce sera l’affaire des totems du Gangwon et du Hamgyong ; quant aux organes intérieurs, ils reviendront à nos amis du Gyonggi et du Chungchong. »

L’immunité qui semblait avoir protégé Byon Gangsoé de son épouse se volatilise et notre roi de la gaudriole périt à la moitié du récit. La série des maux qui l’accablent après cette malédiction donne lieu à une énumération hyperbolique de plus d’une page (digne des plus belles listes recensées par Umberto Eco) où se manifeste encore l’épanchement ludique de la parole du récitant :

« […] tuberculose, indigestion, jaunisse, rubicondité faciale, dysfonctionnement gastrique, défaillance du système nerveux, congestion du foie, hémiplégie, scorbut, éternuements incoercibles, toux irrepressibles, étouffements, délires, diarrhée compuslive, vomissements, paludisme, hallucinations, érysipèle, typhoïde, syphilis, lèpre, parasitose intestinale, pleurésie, gastro-entérite avancée, tumeurs intestines, ictère hépathique, lésions cutanées, rhume, ensemble de grippes contagieuses de la saison, rage, soif intense, entorses, algie généralisée. »

Veuve à nouveau, la jeune femme jure d’offrir de dignes funérailles à son défunt mari et se met bientôt en recherche de bras qui puissent lui prêter main forte pour la mise en terre… Ce qui la conduit assez naturellement, après quelques lamentations, à se promettre en mariage à celui qui l’aidera à accomplir cette besogne. La nouvelle se répand et s’ensuit une nouvelle série de drames facétieux où chaque passant, rêvant de repartir au bras d’une si belle épouse, accourt dans la maison pour en extirper la dépouille du mari. Mais c’est encore la mort, subite et inexpliquée, qui est à chaque fois au rendez-vous… La maison s’enfle ainsi de cadavres jusqu’à l’arrivée de Kim Depdeuk, écuyer d’un ministre de Séoul, qui parvient à enchaîner les macchabées et les traîner hors du logis de la veuve.

C'est alors que se manifeste un nouveau sortilège : (effet de la jalousie du défunt mari ?) : Depdeuk et tous ceux qui se joignent à lui pour déplacer la  charge funèbre se retrouvent enchaînés aux cadavres… Seule l’intervention d’un chamane et quelques prières bien senties finiront par libérer les malheureux de cette emprise. Depdeuk, le dernier à se déprendre du sortilège, tire les sages leçons de sa mésaventure :

« Le faisan qui virevoltait au coucher du soleil n’a pas vu le piège du chasseur. Ohé !ohé ! on affine et on affûte ! […] J’aurais bien pu mourir comme les autres, mais je suis sauf. N’aimons pas trop les femmes, soyons vertueux. Ohé ! ohé ! on affine et on affûte ! »

Il décide alors de s’éloigner de la dangereuse tentatrice pour rejoindre femme et enfants…Conversion ultime qu’accompagne la conclusion du récitant : les coureurs de jupons ont été bien punis et on nous souhaite «une vie en paix sous un saint roi »

Mais avant cela, ce récit étonnant et frondeur aura souvent mis à mal les valeurs qu’il prétend défendre dans sa dernière page. Une leçon fort différente pourrait tout aussi bien être tirée de cette farce : il faut apprendre à se moquer de tout - des moines bouddhiques, des esprits chamaniques, des liens sacrés du mariage et de cette mort omniprésente que seuls le sexe, le rire et la puissance du langage parviennent provisoirement à conjurer.


 
Histoire de Byon Gangsoé. Zulma, 2009. Traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet.

jeudi 4 mars 2010

> Le labyrinthe de Martha





















Jean-Pierre Martinet fut l’auteur d’une œuvre sombre et sans concession. Ses romans, parus entre 1975 et 1986, reçurent néanmoins (et peut-être pour cette raison) un accueil mitigé du public. Plusieurs éditeurs, convaincus qu’il y a eu là un rendez-vous manqué, se sont entendus pour offrir une seconde vie à ces textes, dont la qualité littéraire est effectivement souvent remarquable. La somnolence (lire ici la préface de Julia Curiel), réédité chez Finitude en début d’année, fut son premier roman. Composition d’une rare exigence qui évoque assez peu  un galop d’essai… A lire absolument !

Martha Krühl a soixante-seize ans. Elle mène une (fin d’) existence faite de réclusion, de solitude et d’alcool. Sa vie est un long rêve semi-éveillé dans lequel les souvenirs et les hallucinations forment une pâte inextricable et la matière d’un soliloque ininterrompu. Pourtant cette parole hallucinée, symptôme de toutes les dérives du cœur et de l’esprit et qui pourrait nourrir plusieurs générations de psy aux suffixes variés, est posée ici en parole souveraine. Le lecteur est d’entrée de jeu happé, violenté par une subjectivité centrifuge qui lui impose son monde comme le seul possible. La solitude et le désespoir (ou ce qu’il en reste), on le sait, peuvent enfanter des monstres. Mais il fallait sans doute le talent et l’obstination d’un écrivain comme J-P Martinet pour les rendre si tenaces et si prégnants.

On se dit tout d’abord, après les deux premiers chapitres – on l’espère, même, qu’un contrepoint va survenir, qu’une réalité plus englobante va se dessiner ; que l’on pourra voir Martha de plus haut, de plus loin ; la Martha d’avant, ou la Martha d’un autre, d’un voisin, d’un médecin, du facteur, ou celle d’un compagnon de douleur, tel Dagonard qui donne la réplique à George Maman dans  Ceux qui n’en mènent pas large, un roman plus tardif de Jean-Pierre Martinet… Mais rien de tel ici. On comprend bientôt qu’on ne sortira pas du tunnel, de la suffocante focalisation interne qui donne sa mesure (et sa démesure) à tout le récit. Tout se joue dans la peau de Martha Krühl et il faudra l’endosser jusqu’au bout.

Ainsi, notre perception de la réalité va se déliter peu à peu. Les quelques repères référentiels que pose le récit à ses débuts deviendront eux-mêmes douteux. Si d’entrée de jeu on comprend que Martha parle à un fantôme (le défunt compagnon), que son monde est peuplé de présences imaginaires inquiétantes (les petites filles aux cheveux rouges…), nous pouvons toutefois établir qu’elle vit seule et prostrée dans son appartement et qu’elle reçoit pour seules visites, celles de Maryvonne, la femme de ménage chargée de lui faire ses courses et de lui acheter son whisky (boisson à laquelle elle voue une passion sans borne…). Mais la tournure des événements et l’absence de repères temporels vont rendre ces pauvres certitudes vacillantes. Lorsque Martha se lève enfin, c’est pour incendier son appartement et entreprendre un étonnant voyage. Elle veille le défunt mari d’une voisine de palier, rejoint la rue au moyen d’une défenestration que tout apparente à un suicide, entre dans une salle de cinéma où un épisode du film projeté déclenchera l’hilarité de la salle sans qu’elle parvienne jamais à comprendre ce qui a provoqué ces rires. Elle commet quelques crimes spectaculaires, fait des rencontres… La plus notable est celle de ce jeune homme qui l’entraîne à son domicile en lui faisant miroiter une bouteille de Bourbon. S’ensuit une scène digne du Pasolini de  Salo ou les 120 journées de Sodome  - ne serait-ce l’effet tragi-comique que produit l’obnubilation de Martha pour la gorgée d’alcool promise et trop longue à venir à son goût… Si la narratrice nous entraîne dans ses rêves, ses cauchemars, ses fantasmes, on ne sait plus très bien sur quelle réalité ils prennent leur envol… Martha a-t-elle vraiment quitté son appartement ? Brode-t-elle un récit fantasmagorique à partir de ce qui l’entoure, de ceux qu’elle croise ? Ou au contraire est-elle encore chez elle, immobile, à rêver jusqu’à ses moindres gestes ? Le cadre du récit s’en trouve lui-même contaminé. Finalement Maryvonne n’appartenait-elle pas elle aussi à un passé beaucoup plus ancien ? Martha vit-elle vraiment chez elle ? Ne serait-elle pas plutôt confinée dans un hospice ou clouée sur le lit d'une chambre d'hôpital psychiatrique ? Depuis quel enfer nous parle-t-elle ?


Derrière cet univers obsédé, habité de complots, de désirs refoulés, de chagrins et de hargne se dessine un passé. Une de ces pauvres vies dont Jean-Pierre Martinet, à l’instar de Henri Calet, a fait le lait noir de son œuvre, incapable d’en trouver ailleurs la substance. Ainsi, quelques figures marquantes, quelques fragments biographiques traversent le récit où s’y installent plus durablement. De ce magma kaléidoscopique émergent deux figures masculines : le père, ce "fameux" pasteur Krühl, illustre inconnu dont la renommée mondiale ne fait aucun doute aux yeux de Martha et dont l’ image écrasante s’impose comme un modèle indépassable, une statue du commandeur source de toutes les culpabilités et de tous les excès. Et puis il y a l’étrange destinataire de ce long monologue, sans doute l’homme d’une vie, cet homme roux guère plus bavard que son fantôme ; présence silencieuse que la narratrice submerge de toutes ses rancoeurs et de toutes ses peurs mais qui relance ainsi sans cesse le récit et incarne le deuil impossible et l'amour perdu. Pourtant aucune de ses marques du passé ne fonctionne à proprement parler comme une clé et c’est loin de tout « pyschologisme » que se construit le récit. Le monologue foisonnant de Martha est habité par les traces d’un passé auquel il ne saurait être simplement réduit, un passé grevé aussi de silences, d’ellipses, de signes indéchiffrables : à quoi renvoie précisément cette lumière du Sud, évoquée comme l’un des rares souvenirs de bonheur et de plaisir ? Qui sont ces petites filles aux cheveux rouges qui hantent le récit de Martha ? Qu’auraient-elles pu nous apprendre de la maternité ou de l’absence de maternité de la narratrice, dont rien n’est jamais dit ni suggéré ? Si le passé crève parfois l’écran (suicide du père, …) il apparaît aussi souvent comme un poison disséminé (au même titre que l’alcool, l’autre substance germinative de ce récit), une série de douleurs qui innervent le texte et la folie du personnage mais demeurent innommées.

Etonnamment, l’écriture de Martinet dans ce roman conserve une tenue relativement classique ; la prose y est appuyée, précise. On ne trouvera pas le style plus populaire, presque scénaristique de certains autres textes de Martinet, comme  Ceux qui n’en mènent pas large. La crudité n'atteindra jamais celle de certains passages de Jérôme. On relève un certain contraste entre la dérive du personnage et cette forme de maintien de la langue, présent souvent jusque dans les dialogues et même dans ces passages où la narratrice fait état de sa confusion, de sa colère ou des doutes qu’elle émet sur sa mémoire ou sa raison. Quelques marques d’oralité parfois, mais pas de déstructuration de la syntaxe ni d’implosion formelle. Marque, peut-être, de l’austérité luthérienne à laquelle continue à essayer d’adhérer la narratrice au plus fort de sa folie et de ses débordements... Mais par effet de boomerang les abîmes au bord desquels se promène le récit n’en semblent que plus vertigineux.

Au terme de La somnolence on aura bien effectué, comme l’annonçait la quatrième de couverture, un voyage avec une « Alice de cauchemar ». Voyage durant lequel on somnole finalement peu mais dont on revient éreinté – de cette fatigue que procurent parfois les grands livres.













Jean-Pierre Martinet, La somnolence. Finitude, 2010