mercredi 24 août 2011

> L'oiseau blessé d'Antoine Choplin

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Le 25 mai 1937, l’exposition internationale « Arts et Techniques dans la vie moderne » ouvrait ses portes sur le Champ-de-Mars et dans les jardins du Trocadéro. On pouvait notamment y voir pour la première fois, dans l’enceinte du pavillon espagnol, l’une des œuvres qui allait compter parmi les plus retentissantes du XXème siècle. Le monumental Guernica de Picasso dévoilait une plaie encore à vif, moins d’un mois après les bombardements allemands et italiens qui avaient décimé les trois-quarts de cette petite ville aujourd’hui tristement célèbre du nord de l’Espagne.
C’est à ce pan de l’histoire du siècle dernier qu’ Antoine Choplin raccorde son dernier roman, Le Héron de Guernica. Mais comme dans certains de ses précédents récits (1), il s’intéresse avant tout aux interstices silencieux qui l’habitent, à quelques unes de ces possibles vies minuscules qui y sont restées enfouies.
Basilio, jeune paysan basque, est passionné de peinture. Il s’efforce jour après jour de rendre avec justesse la grâce d’un héron qu’il prend pour modèle dans les marais proches de Guernica. Il ne sait encore rien de Picasso et semble assez peu préoccupé des événements qui se précipitent autour de lui et des siens. Des événements qui le rattraperont bientôt à grands pas. Antoine Choplin nous offre ici un récit sensible comme il en a le goût et le secret, un récit où la grande histoire bouscule la petite sans jamais la réduire à un simple faire-valoir allégorique ou politique. Le Héron de Guernica est à n’en pas douter l’un des beaux textes de cette rentrée littéraire et il paraît aujourd’hui aux éditions du Rouergue.


Basilio a fait le voyage jusqu’à Paris pour voir Guernica. Arrivé de la gare, il a déposé sa valise au vestiaire et attend l’ouverture avec les premiers visiteurs. Peut-être est-ce pour vérifier si le peintre célèbre, qui n’a jamais mis les pieds dans sa ville, a effectivement pu témoigner de ce qui s’y est passé. Peut-être nourrit-il aussi l’espoir de rencontrer Picasso, de lui montrer ce qu’il peint. Son ami Felipe et le père Eusebio le lui ont bien dit, «on ne sait jamais comment les choses peuvent se passer». Basilio passera deux longues heures devant cette toile, deux longues heures peut-être à se replonger aussi dans ce qu’il aura vécu quant à lui en direct, dans la poussière de la ville bombardée et incendiée, au milieu des cadavres, des chevaux carbonisés, des églises détruites.

C’est sur l’Exposition universelle de 1937 que s’ouvre et se clôt le dernier roman d’ Antoine Choplin. Entre ces deux scènes, il y a un long retour en arrière qui nous plonge dans le quotidien de Basilio : ses amis, sa famille, son amour pour Celestina et cette étrange passion de peindre qui le poussera bientôt à passer ses journées à guetter un héron dans les eaux du marais, près du pont de Renteria. Un exercice qui est avant tout de patience :

«D’abord, Basilio préfère s’en tenir lui aussi à une parfaite immobilité. Bien sûr, il brûle de commencer à esquisser quelques traits, comme ça, tout entier porté par le spectacle de ce surgissement. Il n’aurait même pas à regarder la vaste feuille qu’au moyen d’une simple pince, il a fixée au carton reposant sur ses cuisses.
Mais ce serait oublier le temps des apprivoisements et prendre le risque de le mettre en fuite.
Non, il faut d’abord acquérir la certitude d’avoir été repéré par le héron. Lui laisser le temps d’évaluer tranquillement la menace, puis, minute après minute, de se rassurer sur elle.»

Alors Basilio passe ses journées à attendre, à capter la lumière, à amorcer bientôt l’esquisse de l’oiseau, rêvant parfois qu’il parviendra à s’abstraire du modèle patiemment observé pour mieux le faire surgir…

«Basilio se dit qu’il conviendrait peut-être un jour ou l’autre de se résoudre à oublier le héron lui-même pour ne s’intéresser qu’à l’abîme qui s’ouvre à l’interstice de son regard. Plonger là-dedans, et seulement ça.»

Mais la guerre, toute proche, va bientôt enrayer ce travail. Des soldats républicains épuisés tentent encore de se mobiliser aux abords de la ville. Et nous sommes à la veille de ce jour fatidique où l’aviation allemande s’abattra sur Guernica. Il faudra pourtant un certain temps à Basilio pour s’arracher à cette attention qui lui semble seule digne d’intérêt. Alors que les Heinkel commencent à lâcher leurs bombes sur la ville et que les premières explosions se font entendre, Basilio est fasciné par l’envol d’un héron au-dessus des aulnes. Un spectacle qui, en de pareilles circonstances, n’attendrit guère Rafael, l’ami qui l’accompagne

«T’as l’aviation allemande qui nous passe à ras la casquette et qui balance des bombes sur nos maisons et tu voudrais qu’on s’émerveille devant un héron qui s’envole.»




C’est pourtant bien l’horreur, et rien d’autre, qui est au rendez-vous lorsque Basilio regagne enfin sa ville. Et c’est un autre spectacle qui l’attend. Le jeune peintre du marais entre alors de plain pied dans l’éprouvante réalité du 26 avril 1937 et l’on retrouve ici toute l’âpre violence dont Antoine Choplin sait aussi témoigner. A preuve, dans un autre registre, les scènes de «nettoyage» que l’on trouvait déjà dans l’Impasse, ce récit d’une fragile amitié inter-ethnique qui prenait pour cadre le conflit serbo-croate. Sous les yeux médusés du jeune espagnol se déploient alors comme autant de clichés saisis sur le vif une série de scènes d’épouvante. Des scènes que le père Eusebio l’invite bientôt à photographier avec lui afin de pouvoir témoigner. C'est avec talent que Choplin redonne ici une épaisseur d’archives aux images que l’œuvre de Picasso a déjà gravées dans nos esprits. Chevaux agonisants, taurillons en flammes, corps dévastés… Il nous projette du côté du réel, vers une sorte de genèse possible du tableau.

Basilio aura perdu beaucoup au cours de ces quelques heures, appris aussi sans doute. Mais avec Antoine Choplin, on ne compte pas les points et les métamorphoses se jouent souvent dans les zones de silence. On les effleure, un peu comme chez Hubert Mingarelli, et à côté des événements bruts, les leçons de vie comme les souffrances se promènent souvent entre les pointillés ou se dissipent en points d’orgue. Basilio retournera au marais et achèvera ce qu’il avait commencé. Le héron réapparaîtra, portant lui aussi sur son aile la trace de ce passage-éclair de l’histoire. Quand à Guernica, nous ne saurons pas vraiment ce que Basilio en aura pensé. Mais il faut encore aller jusqu’aux belles pages de la fin, non pas tant pour y trouver une chute, que pour s’émouvoir de ce qu’ Antoine Choplin arrive à faire avec peu de choses : quelques possibles qui s’enfuient, un souffle retenu, quelques instants de silence où Picasso se tient derrière l'humble spectateur de son œuvre…

On a parfois l’impression qu’Antoine Choplin écrit comme d’autres peignent, avec beaucoup d’ombre pour laisser passer la lumière.


Note
1) On pense notamment à Radeau, autre roman d' Antoine Choplin, placé sous le double signe de la guerre et de la peinture, et qui rendait un hommage discret aux résistants qui sauvèrent une partie des oeuvres du Louvre du pillage nazi.














Antoine Choplin, Le Héron de Guernica. Editions du Rouergue. 2011.

Images : 1) Guernica (source) / 3) Héron sous la neige (source) / 4) Picasso : le jeune peintre (source)

dimanche 14 août 2011

> Noires Cévennes

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Un petit livre trouvé par hasard. Si son titre et son emplacement dans la librairie m’ont d’abord laissé croire qu’il s’agissait d’un ersatz de guide touristique parmi tant d’autres ou d’un digest des écrivains du cru, c’est le sous titre qui m’a poussé à l’ouvrir. Bien m’en a pris, car ce petit livre-là est trempé dans une encre forte qui ne vous lâche pas. Cévennes, un jardin d’Israël a été publié en 2006 aux éditions de la Louve dans une collection, Terres de mémoire, qui comprend aujourd’hui une douzaine d’autres titres (les deux premiers étaient respectivement consacrés à Verdun et Oradour-sur-Glane…).

Patrick Cabanel, cévenol, protestant et professeur d’Histoire à l’université de Toulouse (mettez cela dans l’ordre qui vous plaira) réussit un tour de force. Il balaye l’histoire d’une partie de cette région, probablement la plus ingrate, pour en faire reluire quelque nœuds, souvent douloureux et arides. Il y a de l’hommage et de l’amour quand il parle de sa terre, mais une belle ouverture d’esprit aussi. Rien, en tout cas, dans ce texte qui porte pourtant un souffle, de l’afféterie ou du lyrisme régionaliste sirupeux qu’aurait pu faire craindre l’exercice. Son écriture incisive et d’une force étonnante nous mène en moins de cent pages au coeur de ce désert de schiste qui lui colle aux doigts. Et l’on en redemande.


C’est du côté de l’Aigoual, des Causses et du Mont Lozère que Patrick Cabanel choisit son entrée dans les Cévennes. Dans une zone où la pierre ne ressemble qu’à la pierre, où le Désert (1), loin du musée qui lui est consacré dans le Haut-Gard, résonne de tout son nom, et où l’on ne trouve même plus de quoi se bercer des illusions d’ «une Italie passée au calvinisme».

Un pays qui n’est pas «pays d’abondance et de miel», mais perdu entre trois hameaux en «ols» près desquels passe une «rivière primitive» : la mimente.

Son récit, où des copeaux d’histoire se mêlent aux souvenirs personnels, s’ouvre par le récit d’un passage près de son village natal vingt ans plus tôt, à cette lisière du temps où les vieux allaient commencer à mourir à l’hôpital de Florac, bientôt remplacés par les hippies et les néo-ruraux. Il est reçu par deux frères dans le hameau du Majistavols qui ne compte plus, pour toute tribu d’hommes, que trois vieux garçons.

«L’un d’eux m’a reçu longuement. Le verre de vin qu’il m’a proposé était presque collé à la nappe cirée, il a fallu faire effort pour le soulever, poser ses lèvres sur beaucoup de traces. L’autre frère a fait une apparition au pied de l’escalier, courant derrière un chien qui courait derrière une vache. C’était sans doute la fin d’un monde».

Cette fin-là lui donne l’occasion d’effleurer un présent sur lequel il reviendra plus tard, car pour l’instant c’est bien plus loin dans le passé qu’il va nous entraîner. Vers cette époque lointaine où le pays de pierre fut avant tout un pays de cendre et de sang. Patrick Cabanel, à l’instar de quelques autres historiens, a beaucoup écrit sur les Camisards. On ne trouvera ici aucun des longs développements qu’il leur a consacré ailleurs, juste quelques portraits fulgurants d’austères irrédentistes tels cet Esprit Séguier, «chef de guerre météorique» qui finit supplicié sur la place du Pont-de-Montvert. Sombre mémoire d’une révolte réprimée dans le sang, durant laquelle des pasteurs et leurs ouailles furent châtrés, brûlés vifs, taillés en pièces et virent leurs maisons et leurs jardins incendiés. Une persécution qui, comme la foi qu’elle condamnait, dura encore longtemps et s’étendit jusqu’aux portes de la Méditerranée, jusqu’à cette tour de Constance (2) encore rivée au pavé d’Aigues-Mortes et dont la triste mémoire passe aussi inaperçue dans les manuels d’histoire que sous le pas pressé «des touristes et des bateleurs». C’est dans ce donjon que furent enfermées - emmurées serait plus juste - les femmes protestantes jusqu’en 1768. On peut encore y lire, gravé en occitan sur la margelle d’un puits, un «résister» inscrit là deux siècles et demi plus tôt par l’une d’entre elles.

Mais le récit saura nous détourner des «fureurs de l’histoire protestante» pour revenir à la terre, puis à quelques autres moments d’une histoire plus récente. Patrick Cabanel nous rappelle qu’il n’est rien de moins sauvage que les Cévennes, que tout y porte la trace d’un travail dont l’étymologie latine, trepalium, désignait un instrument de torture. Le paysage est construit, maçonné, maisonné et dès que l’on y regarde de plus près, ces charmants petits jardins terrassés que l’on trouve partout portent en eux la mémoire d’une lutte de longue date et de chaque instant contre la pente, les pluies, l’affaissement, l’indocilité de la montagne.

Pour parler de ce travail-là, de cette terre-là, Patrick Cabanel nous fait délicatement entrer dans les mots du pays, la draille, la jasse, le bancel, le béal, la gourgue. L’ombre d’ Agrippa d’Aubigné s’estompe dans une prose qui évoquerait presque celle de Jean-Loup Trassard. On saura quelles sont les trois pierres du pays, leurs couleurs. Il redécouvre, à l’ombre des gestes sûrs d’un ouvrier qui avait refait la toiture de sa maison familiale, et qu’il considère comme «un maître de l’abstraction», comment on extrait et découpe le schiste, «funèbre et étincelant», pour le transformer en lauzes, ces «paupières de schiste» sur lesquelles les pluies devront pouvoir rouler pendant cent ans. Un mot aussi pour les châtaigners, que l’on prend si souvent pour des mâts de Cocagne…

«Ces arbres il a pourtant fallu leur fabriquer des sols et les hisser année après année, couper les branches inutiles, brûler les bogues et les feuilles mortes ; ramasser les châtaignes pendant un mois et demi, accroupi dans l’humidité et le froid, les mains rouges, les doigts blessés, les remonter depuis les ravins, les faire sécher pendant des semaines dans ces petites maisons où brûle un feu plein de fumée.»


Mais au fait, en quoi est-il d’Israël, ce jardin ? On trouvera sans doute une réponse détaillée à cette question dans l’important travail historique que Patrick Cabanel a consacré aux chemins croisés des Juifs et des Protestants en France au cours des six derniers siècles (3) . Il en pointe ici quelques bribes. La Terre Sainte résonne en de nombreux échos au cœur de ces Cévennes-là. Ce sont d’abord ces prénoms abondamment empruntés à l’Ancien Testament pour le baptême protestant des enfants des siècles passés et que l’on retrouve chez de nombreux Camisards : Abraham Mazel, Salomon Couderc, Elie Marion, David Mazauric… C’est cette référence commune au Désert, par lequel les Camisards désignaient souvent leur terre et leur vie clandestine, non sans les rapprocher de l'Exode des Hébreux. C’est sans doute encore par l’exil, la souffrance, le travail de la terre que ce rapprochement prend sens. Une forme d’empathie séculaire et une vague similitude de destin qui aident peut-être aussi à comprendre ce qui a instinctivement poussé les Cévenols, dans les années quarante, à accueillir et intégrer dans leurs foyers un millier de Juifs et d’enfants juifs persécutés.

Pourtant, au-delà de ces échos, le pays évolue, les temps changent. Viendra bientôt celui des délitements, des départs, des vieux garçons qui s’éteignent et des fils qui s’en vont. On se dit que Jean Ferrat n'est pas loin et l’on redoute un instant que sous la plume alerte de Cabanel, chevelus en chemises à fleurs, néo-ruraux et autres bleus des Cévennes, ne passent un mauvais quart d’heure. Loin s’en faut. Il leur témoigne au contraire une forme d’affection, presque de reconnaissance.

«Beaucoup de musique. Beaucoup de cannabis poussant dru sur les terrasses stupéfaites. Ce fut une grande migration, comme le passage d’un peuple nomade dont les chariots s’arrêtèrent plus ou moins longuement. Ils ont laissé derrière eux des rumeurs parfois méprisantes ou jalouses, parfois éblouies. Ils ont peut-être sauvé les Cévennes.»

Car au bout de ce voyage, Patrick Cabanel s’interroge :

«Qu’est-ce qui fait titre : avoir ses morts dans les jardins, ou le fruit des saisons sur ses pommettes et dans les yeux ? Cévenne "légale" ou Cévenne "réelle" ?»

Finalement, au-delà du supplice et de la détermination des Camisards, de quoi Patrick Cabanel aura-t-il témoigné dans ce texte. D’un attachement ? Sans aucun doute. D’une nostalgie ? Parfois peut-être. Mais l’on ne relève jamais la moindre tentation de repli identitaire. Et après ces pages lumineuses, le plus beau, Patrick Cabanel nous l’offre dans le titre de son dernier chapitre : «ça ne mérite pas de mourir, un pays».

Un semblant de refrain où l’on peut entendre deux leçons en une :
- si le vent vous emporte, mieux vaut quitter un pays que de mourir pour lui ;
- mieux vaut un pays vivant de ses nouveaux venus qu’un pays mort avec ses anciens.


Notes
1) Le Désert désigne avant tout, dans l'histoire des Protestants de France, la sombre période qui va de la révocation de l'édit de Nantes (1685) au traité de Tolérance (1789). Il fait aussi référence aux lieux retirés (garrigues, forêts, etc.) où ils durent vivre clandestinement leur foi durant cette période. Le terme revêt aussi un sens biblique, en référence à l'Exode des Hébreux.
2) Patrick Cabanel a consacré un autre ouvrage à cette  tour dans la même collection des éditions de la Louve.
3) Juifs et protestants en France, les affinités électives, XVIe-XXIe siècle, Fayard, 2004.












Patrick Cabanel, Cévennes, un jardin d'Israël. La Louve Editions. 2006.

Images : 1) Les Causses, photo de Guillaume Buffet (source) / 3) et 4) : Cévennes, photos personnelles.

dimanche 7 août 2011

> Le joyeux bordaze d'Albert Meister

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On pourrait d’abord penser qu’on va suivre pas à pas un vieux rêve défraîchi. Et puis on se dit que non, que c’est tout le contraire, qu'on va avoir droit au pamphlet ravageur d’un journaliste du Figaro sur le vieux rêve en question, et assister au désherbage définitif des ses adeptes résistants. On est encore plus loin du compte. Il faut donc poursuivre un peu pour trouver le fil de ce récit remarquable, paru aux éditions Burozoïque, grâce aux talents de pêcheur de textes en eaux profondes d’ Eric Dussert. La soi-disant utopie du centre Beaubourg relate, sous la plume d’un certain Gustave Affeulpin, expert en contraction moléculaire à ses heures, une expérience de vie culturelle libre et autogérée, conduite sur les 80 étages des sous-sols du centre Beaubourg «officiel» depuis la date de son inauguration le 15 décembre 1976. Une expérience encore toute florissante et in progress quelques années plus tard, lors de la parution de ce témoignage.

D’accord, rien de tout cela n’a existé, et l’utopie est d’emblée infléchie vers un irréel du passé qui lui vaut sans doute une partie de son soi-disant. Gustave Affeulpin est quant à lui l'un des pseudonymes d’Albert Meister, sociologue qui œuvra d’abord et avant tout en tant que spécialiste reconnu des organisations associatives.

Voici donc un texte fraternel, débridé, aussi drôle qu’intelligent et qui derrière ses poussées d’autodérision abrite encore quelques belles lames de fond. Un autre monde est-il possible ? La réponse est non et les beaubourgs du dessous promènent avec nonchalance un pessimisme politique radical. Mais il suffit de formuler un peu autrement la question pour remonter la pente : une autre vie dans ce monde-là est-elle possible ? La réponse est oui, tout de suite, tous ensemble, à peu de frais et pour tous ceux qui y croient. L’expérience vaut le détour et il faut vite se plonger dans le joyeux «bordaze» plein de scintillements et de truculences d’Albert Meister pour s’étonner, à plus d’une reprise, d’y croire un peu aussi.


Plus qu’une utopie, le récit d’ Albert Meister se présente d’abord plutôt comme une uchronie. Le projet architectural de construction du centre n’a pas été confié, comme l’histoire nous l’a fait croire, à Renzo Piano, Richard Rogers et Gianfranco Franchini mais à un concentré déviant de ce trio-là, et plus précisément à deux architectes végétariens, Giano et Ropers, qui décident de laisser un immense espace souterrain vacant sous le centre que nous connaissons. Pas de parkings, pas de commerces, on a eu chaud. Un immense espace nu et étagé, à investir librement pour la culture. Gustave lance les agapes au cours d’une assemblée générale sans chaises et sans petits fours où l’on «se gèle le cul». Il n’y a d’ailleurs même pas d’ordre du jour, tout reste à décider. Le projet est simple comme une page blanche à remplir :

«Tous ces niveaux sont destinés à la culture, c’est-à-dire à la culture que vous ferez, car je n’ai ni définition a priori de la culture, je ne sais même pas ce que culture veut dire (interruptions redoublées où les termes de l’anatomie et des fonctions digestives prédominent). Tout dans cette maison, ou ce trou, comme on voudra l’appeler, doit être décidé ensemble : ce que nous entendons par culture aussi bien que les contenus et les manières d’organiser les activités culturelles.»

Il n’y a pas de membres ni de non membres, l’espace est ouvert à qui veut, pas de service d’ordre, pas de contrôle à l’entrée, pas de police mais pas non plus de concierge ni de balayeur. Gustave n’est pas naïf, il annonce la couleur :

«Evidemment, il faut s’attendre à une certaine désorganisation dans les débuts ; elle est inévitable, comme chaque fois qu’on veut créer du neuf et repenser les vieux problèmes et reposer la façon de les résoudre.»

Il ne croit pas si bien dire… Car c’est là l’un des aspects brillants et savoureux de ce texte, les choses ne vont pas aller de soi. Le premier virage est pourtant bien pris, puisque les voix qui cherchent à imposer une forme de retour aux schémas établis (politique culturelle, professeurs/élèves, peur de la vulgarisation, comités de gestion et autres formes de délégation) sont vite ensevelies sous les conspuassions criardes du gros de l’assistance. La démocratie culturelle directe prend racine comme autant d’herbes folles à tous les étages. A chacun sa conception de la culture. Ainsi si pour certains, «culture = moto», et des hordes de motards pétaradent vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur tout un étage, pour d’autres c’est céramique, poterie, yoga, ou musique à tout crin avec parfois jusqu’à cinq groupes différents qui occupent le même espace. On cohabite ainsi dans un insupportable tintamarre où se mêlent sitar, guitare électrique, charango, flûte andine, gong, snog, calebasses, casseroles et épinette d’Alsace. On se dit aussi qu’une légère régulation ne ferait sans doute pas de mal. Mais patience et confiance sont les deux mamelles de l'autonomie...

Pour ce qui est des meubles, chacun amène ce qu’il a, ce qu’il trouve, de la banquette de deux chevaux au fauteuil Louis XV, sachant toutefois que tout ce qui entre dans les sous-sols devient aussitôt propriété de tous. Alors bien sûr, ça coince un peu aux entournures. Nombreux sont ceux qui considèrent le centre du dessous comme une heureuse brocante où tout se récupère à l’œil, meubles, fringues, vaisselle. C’est le foutoir car on ne se presse pas non plus au portillon pour assurer les tâches ménagères qui éviteraient que les lieux ne se transforment trop rapidement en latrines géantes. Les séances musicales deviennent un enfer inaudible, ça pue l’essence à l’étage culture-moto. On est d’abord en plein dans la phase pré-pubère de l’autogestion culturelle.

«Les critiques pleuvent de partout : le centre est sale, désorganisé, mégafoutral, les projets formulés dans les assemblées aussitôt abandonnés, le centre devient l’âshram de tous les marginaux et déséquilibrés de la capitale, etc.»

Et pourtant, quelque chose va prendre le dessus, une sorte d’autorégulation cahotante qui va rendre cette «convivance» culturelle viable et…enviable. Sans instance dirigeante, sans système d’adhésion ni de cotisation, sans publicité, sans circulation d’argent, sans effet d’annonce. Une sorte d’art de vivre foisonnant et multipolaire qui échappe à toutes les règles d'en haut et ne leur laisse, par son fonctionnement même, aucune prise possible pour une quelconque forme de récupération. Il ya bien dans tout cela quelque chose du vieux refrain libertaire, mais ce n’est pas si simple. On ne s’oppose pas de front à la société en tant que telle, on ne cherche pas à la supprimer. On compose avec, dans ses blancs, ses interstices, pour un vivre autrement. Des beaubourgs créent à l’extérieur des cellules d’appui qui vont permettre à qui de trouver un petit boulot alimentaire, à qui de préserver la plus grande quantité de temps possible sur celui du travail contraint :

«De nombreux salariés ignorent leurs droits en matière d’emploi du temps : durée maximale des congés-maladie, plafonds d’absentéisme, possibilités d’obtenir des autorisations d’absence pour fatigue excessive, calcul optimum des ponts, congés formation, techniques de provocation au licenciement et calcul des indemnités, ordonnance sur les voyages culturels et les déplacements en congrès, démarches à suivre pour la promulgation de nouveaux jours fériés, préretraites, décret sur les pauses et interruptions, décret sur les arrêts de travail non assimilés aux grèves, garanties en matière de repos hors vacances, indemnités et congés pour incompatibilité psychologique, etc.»

L’objectif n’est pourtant pas de dynamiter les cadres dominants de la société, mais de se préserver un volume suffisant de temps non contraint pour pouvoir s’offrir le luxe de passer en sous-sol, de s’adonner à son hobby du moment dans un espace-temps différent où justement, ni l’espace, ni le temps ne font l’objet des découpages habituels.


Peu à peu, le foutoir prend des ailes, fait des petits, essaime, et les expériences extrêmes et subversives, encore marquées du sceau d’une culpabilité imposée par les règles sociales elles-mêmes se muent en une liberté de mœurs et de pratiques culturelles beaucoup plus joyeuse et décomplexée.

«Et vous comprendrez qu’ici-bas les vive-caca du genre Arrabal ou les viols à la Jodorowsky ou les messes noires et le mime perverse à la Lou Reed, tout ça n’émeut pas du tout. Nous n’avons plus besoin de nous faire paniquer, de nous faire soulever nos camouflages psychiques, de nous faire déboussoler nos certitudes, de nous faire secouer nos répressions. Tous ces dressages dont vous souffrez, "mais sur" lesquels vous adorer cracher sans pour autant les mettre en cause, tout ce fatras obsessionnel, nous l’avons éliminé.»

Le récit de Meister devient le compte-rendu d’une expérience vivante, évolutive, que l’on suit à travers ses avancées, ses aléas, ses articles de journaux critiques ou dithyrambiques. Et l’air de rien, dans ce journal fleuri et plein d’humeur, tout est passé en revue : la sexualité, la pédagogie, la circulation des biens et des personnes, la grammaire, le rapport au travail, à l’art, à la famille, à la conception que l’on se fait de son identité… Tout est tranquillement retourné comme un gant et la construction utopique refait joliment surface, pas si absurde que cela.

Comme le rappelle Eric Dussert dans sa très belle post-face, cet édifice repose avant tout sur l’optimisme fondamental d’ Albert Meister, sur la confiance profonde qu’il nourrissait en l'homme. Mais la tribu des beaubourgs, ces hommes que tous peuvent devenir, est loin d’être désincarnée et Meister n’est pas né de la dernière pluie. Si l’homme n’est pas un loup pour l’homme, il faut néanmoins apprendre à faire avec la constante K, cette part irréductible de cons présente dans toute communauté humaine.

La soi-disant utopie est également un texte vibrant et déluré qui se fait plaisir à chaque page en roulant gaiement sur les mots et les idées. Le langage aussi est plus d’une fois bousculé, fécondé, truffés de licences et de joyeux barbarismes, n’en déplaise aux détracteurs de la vie d’en-dessous, qui ont d’ailleurs droit à de jolis noms d’oiseaux, chaque fois réinventés : les Mornes, les Affaissés, les Indexés, les Ternis, les Affadis

Cette fiction qui navigue entre pamphlet et prophétie, traversée de personnages drôles et émouvants, résonne à vingt ans de nous comme un appel plein de santé. Car elle a étonnamment encore beaucoup à nous en dire sur la solitude, l’aliénation et l’enferrement dans la consommation. Loin d’un récent cri d’indignation anorexique et surmédiatisé, le texte de Meister nous invite peut-être à mieux que cela : non pas tant à nous indigner qu’à nous «endigner», accepter pour de bon d’être à la hauteur de nos propres désirs.










Albert Meister, La soi-disant utopie du centre Beaubourg. Burozoïque, collection le répertoire des îles. 2011. Postface d'Eric Dussert. Dessins d'Ultralab.

Images : 1) logo ascenseur (source) / 3) Squat rue de Rivoli (source) / 4) Construction du centre Beaubourg (source)