mardi 17 avril 2012

> Anaïs ou les Gravières - Lionel-Edouard Martin

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Ouvrir un nouveau livre de Lionel-Edouard Martin* procure toujours un mélange de plaisir et de crainte. Le plaisir, c’est la promesse de retrouver une langue travaillée dans la chair même de la langue, une langue estampillée, forte en goût et longue en bouche. La crainte, c’est celle de se dire que les promesses littéraires sont toujours entachées d'un doute humien, que le soleil pourrait très bien ne plus se lever sur la page. Cette appréhension existe dès qu’il s’agit de lire à nouveau un auteur que l’on a aimé, mais elle est peut-être encore plus forte lorsque la facture du style est marquée, ce qui est incontestablement le cas chez Lionel-Edouard Martin. On se dit que la sauce pourrait ne plus prendre. Et puis, par bonheur, un schéma de lecture se reproduit. D’abord l’impression de goûter à une rhétorique, la légère peur de s’en lasser avant de se sentir très vite rassuré. Encore une fois, on ne navigue pas dans une recette de mots bien cuisinés mais dans une langue habitée, assumée jusque dans ses largesses de style. Et jamais fausse, à aucun moment.




Avec Anaïs ou les Gravières, paru vendredi dernier aux éditions du Sonneur, Lionel-Edouard Martin nous emmène ailleurs. Il bifurque vers l’univers noir du polar. Virage qui pourrait sembler inattendu. On retrouve encore son Poitevin natal mais, malgré quelques résurgences poétiques de ce terroir qui lui colle aux doigts et au coeur,  sous un versant plus largement urbain et ouvrier. Ce sont les barres de HLM, les travailleurs du bâtiment qui "s’astiquent" au comptoir, une ambiance d’engins à casser les pierres, de supérettes, de zones industrielles.

On a droit à quelques personnages de circonstance... Anaïs, victime de 17 ans, une jeune fille assassinée, on ne sait ni pourquoi ni comment. L’enquêteur, qui n’est ni détective ni inspecteur mais pigiste dans la presse locale, est lui-même rongé par son passé, travaillé par le deuil d’une femme qu’il a aimé. Il a quelque chose de ses flics alcooliques et dépressifs qui dénouent les intrigues en loser, en avançant dans la vase, sur le fil de leurs propres malaises. On a presque l'impression d'un Nord qui aurait glissé sur la carte de France avec son lot réservé de déréliction sociale, d’alcoolisme et peut-être de crimes sexuels. On se dit plus d’une fois qu’on n’en est pas loin. Dans ce gris sur gris, une intrigue se noue. On raccroche bientôt avec la mère d’Anaïs qui noie son chagrin dans une logorrhée sans barges. On suit la piste d’autres personnages : Mao, un ouvrier polonais qui ne se sépare jamais de son harmonica, l’ancien amour de la mère d’Anaïs et père présumé de celle-ci ; un légionnaire qui vit en marge de la ville et sait peut-être où habite Mao ; Toto Beauze, ancien employeur de Mao et grand déglingueur de tours insalubres, qui vit, tel le descendant d’un patron zolien, des profits de la rénovation urbaine... Toto, qui posa un jour son « mauvais œil » bleu sur la mère d’Anaïs. Entre présent et passé, des cordes se tendent, des chemins s’imbriquent, un puzzle se dessine et l’attention du lecteur devenu pisteur dans l’ombre du journaliste-investigateur, jamais ne se relâche.


Mais c’est aussi une autre quête qui se dessine, une autre histoire qui s’écrit. Car le poète ne se dédie pas. Les mots sont toujours là, travaillés au corps, observés dans leur moindre mouvement ou saisis en flagrant délit de débordement de sens. Impossible chez L.-E. Martin de les oublier trop longtemps. Ils attendent les métaphores au tournant, leur donnent la réplique et innervent le récit au point d’en constituer le double-fond. D’ailleurs, par instants, le roman se dénude, nous déplace dans sa propre genèse en suivant dans le fil même du récit ce mouvement de retour qu’annonçait en exergue une citation de George Steiner :

«Toute œuvre d’art digne de ce nom parle de la genèse de sa propre création».

L’arbitraire, les choix d’écriture,  l’évocation du roman imaginaire que le narrateur compte écrire (et qui ne serait rien d’autre, bien sûr, que celui que nous sommes en train de lire) trouvent alors leur juste place dans le cours du récit. Ce genre de mise en abîme n’est pas nouveau, il a fait le lit d’une certaine modernité romanesque. On apprécie toutefois le talent et la légèreté avec lesquels s’opère ici cette mise à distance. Car ces trouées méta-romanesques n’interrompent jamais le suspense et l’auteur ne se désolidarise jamais, ni de son histoire, ni de ses personnages. S’il y a bien, comme le signale l’éditeur dans sa quatrième de couverture, un «détournement du genre policier», celui-ci n’est jamais sacrifié sur l’autel du bruissement de la langue ou sur celui de la méditation  linguistique. Le détournement n’est pas un abandon et l’intrigue tient la distance jusqu’au bout. Le poète ne quitte pas la scène du thriller à la fin du premier acte en s’exclamant qu’il nous emmerde…

Sur le versant du style, il parvient également à tenir dans le même souffle une langue riche de ses mots choisis pour leur patine ou leur musique (encan, batée, empaumer, barattée, voussure), déployée, toujours un œil rivée sur ses pouvoirs incantatoires et un phrasé emprunté au roman populaire. La séquence est brève, d’allure parfois scénaristique, au service d’un récit qui fait mine d’avancer à coups de hache tout en s’autorisant parfois quelques clins d’œil :


« C’est là qu’entre Petit Louis
Il entre avec cet air d’entrer seul dans un bar.
Petit Louis.
Il s’appelle Louis, il n’est pas grand »



Mais là encore, un clin d’œil ne fait pas parodie et ce souffle court, même si l’auteur y fait des gammes avec un certain plaisir, saura nous tenir en haleine. Il y a bien, dans ce décombre de pierres et de mots, une histoire, une histoire drue, de cœurs simples, avec ce qu’il faut de vie, d’amour, de mort. Le poète, disions nous, ne claque pas la porte en partant. Quand d’autres nous auraient fait le coup de la somptueuse queue de poisson, Lionel-Edouard Martin préfère quant à lui le saut de l’ange...

Il est de tradition, je crois, de ne pas dévoiler la fin d’un roman policier - fût-il détourné. Aux aficionados du genre, on se contentera d’indiquer que si l’on ne repart pas nécessairement avec un simple assassin dans la poche, on quitte les Gravières un peu comme le vin du même nom (homonymie qu'on soupçonne, par pure intuition, ne pas être de hasard) : avec des réponses qui satisfont la curiosité et juste un zeste de quelque chose qui continue à la titiller honnêtement.

Aux autres, on conseillera seulement de se dépêcher d'aller boire, pardon, lire, le dernier roman de Lionel-Edouard Martin.

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 * Egalement dans ce blog : un entretien autour de son recueil Brueghel en mes domaines et une note de lecture sur son roman la Vieille au buisson de roses




Lionel-Edouard Martin, Anaïs ou les Gravières. Editions du Sonneur. 2012.


Images : 1) Chantier (source) / 3) Saut de l'ange (source).

mercredi 11 avril 2012

> Claude Chambard : se souvenir des noms

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C’est un peu par hasard que j’ai trouvé Allée des artistes, au prix symbolique d’un euro, chez un (bon) libraire du  XXème arrondissement… Un petit texte de Claude Chambard, paru en 2009 aux Editions de l’Atelier in8, et qui vaut bien plus que son poids en papier.

Le très beau Carnet des morts, postérieur à ce texte, m’avait déjà laissé entendre une voix touchante et forte, capable d’inventer un chemin à la frontière du récit et de la poésie. Un livre à lire comme on regarderait un tableau, collage de scènes, d’images, de souvenirs personnels, à la fois composite et pourtant tout entier suspendu à un fil unique, le fil d’une écriture qui interroge l’absence, la perte et la réminiscence.

Allée des artistes est une manière de récit qui se déplace dans cette même sphère. Un récit-souvenir déambulatoire qui aurait pu être tiré du Carnet des morts, et l’aura sans doute rejoint par des voies détournées.
 
 

Il y est d’abord question de l’évocation d’un bref séjour dans la ville de D. Une petite ville de province comme  chacun, sans doute, en porte une accrochée à sa mémoire. L’une des villes d’enfance de celui qui raconte. Là-bas se trouve encore la maison, aujourd’hui désertée, qui fut habitée un temps par la famille, le père, le grand-père. Ce cadre minimal pourrait introduire une exploration minutieuse du passé, un exercice exhaustif de généalogie ou la reconstitution d’un puzzle familial. Mais avec Claude Chambard, c’est autre chose qui se produit. Une fois posés ces repères, le récit s’y dérobe pour y revenir par des chemins de traverse. Le fil narratif se distend, s’allège. Et le rêve vient s’en mêler. Le narrateur rêve une première fois dans le train qui le conduit à D. puis fait encore un long rêve lors de sa première nuit passée à l’hôtel. On l’accompagne dans une flânerie semi-éveillée le long des allées du cimetière de la ville, dont celle qui porte le nom d’ «allée des artistes». Rien d’autre, finalement, que des souvenirs en échos, des éclats de vie, d’amitié, des livres lus à quinze ans, des films qui passaient dans le cinéma du quartier, des visages restés derrière. Tout ce que tasse le temps et sur quoi nous marchons : un sol un peu meuble sur lequel il faut continuer d’avancer. Le promeneur boite, c’est un signe. Il n’avance pas droit. Mais boiter n’est pas encore tomber.
 
 
Il reste alors les noms. Des noms à engranger dans le carnet des morts, mais aussi à faire chanter par devers soi :
 
 
«Les noms vivent dans le souvenir de celui qui les épelle, les prononce à haute voix, car la voix est toujours haute dans le cœur.»
 
 
Des noms qui ne sont jamais cités dans le texte – par pudeur ou qui sait, pour laisser à chaque lecteur le soin d’y apposer les siens – mais auquel cette courte histoire rend un hommage insistant. Il y a cette belle image : dans le rêve du promeneur, les noms s’effacent de la surface des tombes dès que celui-ci cesse de les lire. D’où l’importance d’en ressentir leur poids dans la bouche :
 
 
«Le monde est vieux. Je longe les noms, j’épelle les noms, je mâche les noms, j’avale les noms, j’éructe les noms, j’avoue les noms.»
 
 
Au réveil, la ville réelle se détache de celle qui fut la vraie, celle que seuls peuvent raviver le souvenir, le rêve ou l’écriture. Et ce grand écart invite assez naturellement à se demander qui est ce « je » qui a roulé dans le flot des années :
 
 
«Il était une fois un long plan, un long travelling, entre deux hommes séparés par le temps».
 
 
Voilà donc le début d’un conte, un conte que chacun peut réveiller en lui. Une sorte de déchirement commun qui ne peut pourtant être vécu qu’à la première personne du singulier.
 
 
Et c’est peut-être là la force de ce court récit qui parvient, avec une poésie sensible et sobre, à faire passer par le chas d’une aiguille l’un des plus vieux topos de la littérature. A lui redonner pudiquement la densité d’une vérité vécue. Car qu’est-ce qu’écrire, si souvent, sinon remuer l’absence, battre le rappel des morts ? Donner à voir le délitement de ce que nous avons été, de ce que nous avons aimé, à travers une parole qui tout à la fois le creuse et le conjure ? Mais chez Claude Chambard il n’y a pas de place pour le pathos dans ce remue-ménage silencieux. La mélancolie elle-même semble s’être muée en une forme d’attention mesurée.
 
 
Dans l’Allée des artistes, le poète écrit comme il marche, toujours tendu vers ce lieu où il pourra enfin «guetter ce qui nous constitue, nous accorde, ne nous demande pas de compte.»




Claude Chambard, Allée des artistes. Editions de l'Atelier In8. 2009.


Images : 1) ©Charo Diez (source)  / 3) Prague, Pont Charles (source)


mardi 3 avril 2012

> Les beaux fantômes d'Iwasaki

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Fernando Iwasaki est très largement méconnu en France. S’il ne l’est pas complètement, on le doit aux jeunes éditions Cataplum (créées en février 2010), qui entendent développer leur catalogue autour de la microfiction et de ce que ce genre a de meilleur. Mobilier funéraire est le premier recueil traduit en français de cet écrivain péruvien né en 1961. Il rassemble une série de textes qui méritent le détour et dont la traduction a été mitonnée par rien moins que Denis et Robert Amutio.

De par trois des quatre exergues qui les précèdent, ces courtes histoires sont placées sous la tutelle de Poe, Lovecraft et Borges et entendent faire crépiter le bois du frisson et de l’épouvante. La quatrième citation apéritive («et maintenant ouvrez la bouche»…) est d’un anonyme dentiste et nous promet peut-être une dose d’humour homéopathique. On est surtout très vite saisi par ces courts récits qui, on le sent d’entrée de jeu, ne se résument jamais à leur chute. Car si l’on décèle bien d’une part une vaine gothique et d’autre part un goût pour les retournements qui font perdre pied, il y dans ces textes un supplément d’âme qui leur prête un ton personnel et une force vive : une touche de poésie, de mélancolie, un sourire grinçant, une façon de remuer, l’air de rien, avec une plume joliment affûtée, les peurs enfouies de l’enfance et la mémoire des morts.




On pourrait s’interroger sur l’influence que le parcours généalogique et migratoire de Fernando Iwasaki aura peut-être eu sur sa production littéraire. Né au Pérou en 1961, il est d’ascendance japonaise par sa lignée paternelle, d’origine italienne et équatorienne sur le versant maternel et sévillan d’adoption depuis la fin des années 80. Il a d’ailleurs signé un texte qui annonce la couleur : Mi poncho es un kimono flamenco… On cherchera volontiers dans sa prose quelques traces de cette confluence interculturelle. La trouvera-t-on dans la présence récurrente d’un christianisme perverti, diabolisé ou malmené par des esprits peu catholiques ? Dans la réappropriation de certains rites mortuaires précolombiens ? Dans une forme de réalisme onirique qui n’est pas sans rappeler certains textes de Tanizaki ? Après tout, le lecteur est un peu maître à bord et il lui est loisible de flâner et de supputer… Mais peu importe finalement les hypothétiques ingrédients qui ont pu entrer dans la recette de Mobilier funéraire. Le plat est là, amer et savoureux.

Les histoires s’égrènent comme les perles d’un chapelet, dépassant rarement une page. Chacune d’entre elles a un air de famille avec celle qui la suit ou la précède, mais fait pourtant vibrer une petite note qui n’appartient qu’à elle.

Ici on trouve une congrégation de nonnes pieuses et recluses qui se transforment en chiens carnassiers dès qu’un visiteur s’introduit dans le jardin du couvent. Là un vampire pré-pubère dont les dents de lait ruissellent de sang mais qui fait songer à un agneau pascal lorsqu’on l’égorge. Dans Father and son, on découvre un père qui porte malheur à son fils au point de l’entraîner dans les tiroirs de la morgue le jour même de son décès. On assiste alors au cauchemar d’une sorte d’impossible « meurtre du père » :
«Je ne peux pas le voir à cause du linceul mais je sens la densité de sa présence, l’indifférence de sa rigidité. Si un curieux nous découvrait, j’aimerais qu’il ne s’afflige pas pour nous, nous sommes seulement deux morts qui portent le même nom.»



On rencontrera encore dans la commode d’une grand-mère un étrange Christ souffrant qui mourra d’être délesté de son épine de ronces et de ses clous par le pénitent qui en faisait les frais. Des morts qui se prennent volontiers pour des vivants et semblent échappés d’un rêve de Night Shyamalan. Un gamin pris au piège d’un bus rempli d’enfants-rongeurs. Des aïeuls aimants et anthropophages. Quelques livres maléfiques. Un Lazare pactisant avec Judas. Une tante défunte qui, invitée à revenir par la ferveur d’un vœu, reprend place parmi les siens mais telle qu’en son état, grouillante de vers. Un mari infidèle qui, tardivement démasqué par son épouse, se transforme en étranger aux pieds squameux.

Avec Iwasaki on est confronté à un fantastique à échelle variable qui procède d’un double mouvement contradictoire. Comme chez Buzzati, le réel nous ouvre parfois ses jardins secrets, dévoile des entailles dans lesquelles le récit s’engouffre : l’humain bascule dans l’animal, la vie dans la mort, le quotidien dans l’étrange et l’inquiétant. Mais c’est parfois le cheminement inverse qui se dessine. On est d’entrée de jeu placé dans un univers fantastique, un monde peuplé de revenants ou de monstres qui peu à peu montrent ce qu’ils ont d’humain, de proche et d’interpelant. La violence, la vraie, refait discrètement surface et fissure le cadre sécurisant d’une littérature de genre tenue à distance par l’imaginaire. Les nonnes gothiques, les vampires, les inquisiteurs cruels et les fantômes surnuméraires ne sont que les masques fragiles que portent nos plus proches semblables et nos peurs les plus intimes. La figure du père assassin ou de la mère dévorante n’est jamais bien loin et l’on se méconnaît souvent soi-même.

Dans ces textes très courts, rien n’est jamais complètement dévolu à l’effet d’illusion ou de surprise. Les vertiges auxquels les récits nous invitent ne sont pas inédits, les labyrinthes ont déjà été défrichés. On est pourtant surpris à chaque page par une sorte de grâce effilée, de légèreté tranchante. Et on en redemande. Comme si les figures imposées du macabre et de l’épouvante ne servaient finalement ici qu’à composer une alchimie poétique particulièrement réussie.














Fernando Iwasaki, Mobilier funéraire. Cataplum Editions. 2010. Traduit de l'espagnol (Pérou) par Denis et Robert Amutio.

Images : 1) Cavalera, Mexico (source)   2) Black nun (source)   3) Fernando Iwasaki (source)