lundi 26 avril 2010

> Ruth Klüger : passages en force (2)













L’émigration et l’installation de Ruth Klüger aux Etats-Unis en 1947 inaugurent le second grand volet de sa vie. Période racontée dans la quatrième partie de Refus de Témoigner et dans son second récit autobiographique, Perdu en chemin . Une période que caractériserait assez mal l’expression de « calme après la tempête ». La jeune fille, rescapée des camps, va devoir surmonter tout à la fois les fantômes de son passé et la situation peu reluisante qui lui est a priori réservée dans la société américaine de ces années-là.

C’est d’abord le passé, donc, qui semble reprendre rapidement ses droits. L’éloignement de l’Europe, la disparition de la menace perpétuelle vécue durant toutes ces années, produisent un effet de ressac dont la fille comme la mère feront les frais.
« Ma pire maladie infantile n’a pas été la varicelle mais la peur de la mort, ce sentiment d’être enfermée dans une cage qui, à New-York, s’est inversé en son contraire, la tentation de la mort à travers la dépression. Car le passé s’est vraiment ranimé et il s’est étendu comme un désert derrière moi. Nous avions été comme les cavaliers sur le lac de Constance ne voyant qu’après coup la masse d’eau qui a failli les engloutir. »

Il lui faudra donc trouver une posture adéquate pour éviter d’être submergée par ce retour en force du vécu sans toutefois renoncer à le revendiquer comme sien. Car elle doit aussi affronter une tentative de biffure de son passé. Sa tante américaine lui conseille vivement de « passer l’éponge » et de repartir à zéro. Sur les bancs de l’université on trouve souvent indécent qu’elle puisse « exhiber » le matricule tatoué sur son bras. Elle découvre également avec stupeur que dans l’après-guerre, certains corps de métiers, pour des raisons pseudo-scientifiques, sont fermés aux anciens déportés. Impossible par exemple, lorsque l’on a été détenue à Auschwitz, d’intégrer une école d’infirmière dans l’Amérique des années 50…
Pour ce qui est des ses premières perspectives « américaines », son retard scolaire (dû aux années de déportation) et sa situation linguistique (elle ne parle pas anglais à son arrivée) semblent d’entrée de jeu réduire considérablement le champ de ses possibles. Trouver un travail nécessairement peu qualifié, voire une formation professionnelle et à terme un mari sont à peu près les seuls encouragements qui lui sont prodigués par sa lointaine famille américaine. Contre toute logique et soutenue par sa mère, la jeune fille, travaillant d’arrache-pied, parvient pourtant à intégrer un « College ». Première immersion qui lui vaut de découvrir le cloisonnement quasiment institutionnel qui sépare les deux sexes. Elle est en effet admise au «Hunter college», qu’elle décrit comme le pendant féminin du «City College of New York». La différence d’orientation est pourtant flagrante :
« Les étudiants du CCNY étaient ambitieux et résolument tournés vers l’avenir. Ils se préparaient à une véritable carrière. Chez nous, on pouvait choisir comme matière principale « home economics », une « matière » qui préparait les étudiantes à l’économie ménagère et à la maternité »

C’est à cette époque que les étudiantes désireuses d’accéder à des études doctorales se voient parfois gratifiées de répliques telles que celle-ci, servie à une amie de Ruth Klüger :

« Pourquoi avez-vous besoin d’un doctorat ? Vous n’êtes pas mal faite ! »

Remarque à prendre bien sûr comme un compliment…

Nous sommes dans les années cinquante, le mouvement féministe américain ne prendra son essor que dans le courant des années soixante, et Ruth Klüger comprend dès le début de son séjour et de sa scolarité que le grand pays de la liberté fait assez peu de cas des femmes qui prétendent se déployer ailleurs que dans l’ombre des hommes. Ce sexisme déjà éprouvé dans le cadre des traditions familiales et religieuses sera également au cœur, au-delà de ses années de jeunesse, de toute son expérience professionnelle dans le milieu universitaire américain. Etudiante à Berkeley elle découvrira à quel point les préjugés antiféministes sont  ancrés dans le pays, vivaces même dans le creuset de la « beat generation ».



Son expérience des hommes, tant sur le plan privé que professionnel, est avant tout marquée par la perception d’une répartition des rôles et de règles implicites qu’elle ne parviendra jamais à accepter.

Son mariage à un doctorant en histoire se soldera lui aussi par un échec et cette union malheureuse ne fait que répéter une histoire familiale lointaine (fuite du père, disparitin du frère) où la figure de l’homme fait toujours défaut, se dérobe à tout soutien et n’endosse finalement jamais le rôle de l’adjuvant. La maternité est vécue et assumée dans la plus grande solitude (parfois même contre l’alliance du mari et du médecin, prêts à décider d’une interruption de grossesse sans consulter la principale intéressée). Ruth Klüger divorce, démultiplie les activités professionnelles, donne des cours, travaille comme «bookmobile lady» en arpentant la ville au volant d’un bibliobus et finit par obtenir, dans les années soixante, un poste d’assistante à l’université de Cleveland. Elle part donc s’installer seule avec ses deux fils dans l’Ohio au cours d’un voyage aux allures de road movie…

Parvenant tant bien que mal, à force de volonté et grâce à quelques rares appuis, à déjouer les inerties et les mauvaises volontés, Ruth Klüger finira par être reconnue comme l’une des plus éminentes germanistes du milieu universitaire américain. Elle enseignera six ans à Princeton et deviendra également docteur honoris causa de l’université de Göttingen où elle intervient fréquemment comme professeure invitée. Mais il ne faut pas s’y tromper : derrière l’histoire aux apprences banales d’une carrière brillante et parsemée d’embûches, Ruth Klüger nous brosse l’histoire d’un long combat et nous fait entrer, par le prisme du microcosme universitaire, dans les coulisses de la société américaine.

La voie professionnelle dans laquelle elle s’engage l’amène également à se confronter à une autre difficulté : les départements de germanistique sont assez fréquemment dirigés par des mentors dont le rapport à l’histoire du génocide juif est dans le meilleur des cas ambigus… Ruth Klüger se souvient par exemple de ce professeur d’histoire de la langue allemande n’hésitant pas à transmettre des informations objectives, à quelques ellipses près...

« Un linguiste du nom de P., dont nous devions suivre le cours d’histoire de la langue allemande, nous expliqua que le yiddish était la langue maternelle de millions de Juifs de l’Est (j’ai oublié à combien de millions de juifs il la concédait). Le fait que ces Juifs soient morts, qu’ils aient été assassinés, semblait lui avoir échappé. Cela ne m’avait pas échappé, à moi, mais j’ai tenu ma langue, et avec le recul, je pense avoir bien fait, car quelqu’un qui a oublié le génocide ne doit pas être bien disposé envers les Juifs vivants ».

Ruth Klüger connaîtra également des professeurs qui, dans ces départements, refusent systématiquement d’accueillir dans leurs cours des étudiants qu’ils savent être juifs. Plus tard, plusieurs de ses collègues s’étonneront de ce qu’une femme juive qui plus est ancienne déportée puisse s’intéresser à ce point à la "grande littérature allemande", comme s’il s’agissait là à leurs yeux de deux éléments inconciliables… Certains n’hésiteront pas à chercher à l’en dissuader ou à lui mettre des bâtons dans les roues. En cherchant à trouver sa place dans des départements largement dominés par des hommes (les chaires s’y transmettent de manière presque indérogeable d’homme à homme…) et où une certaine forme d’antisémitisme fait parfois autorité, Ruth Klüger fait pour le moins figure d’électron libre et s’adonne à nouveau à l’art du passage en force…

Sa vie durant, elle aura donc eu à tout à la fois à affirmer sa place en tant que femme et à affronter différentes formes d’antisémitisme, de sa manifestation la plus violente et directe durant la seconde guerre mondiale à ses résurgences et permanences multiples, bien des années plus tard, dans les milieux universitaires des départements germanistes américains et allemands ou dans la bourgeoisie intellectuelle viennoise. Malgré ses réserves concernant la place faite aux femmes dans le judaïsme, malgré son athéisme, elle défendra sans cesse son identité juive contre les attaques frontales ou larvées qu’elle aura eu à essuyer. Elle ira même jusqu’à mettre un terme à son amitié de plus de vingt ans avec Martin Walser, lors de la parution du roman de ce dernier Mort d’un critique. Dans ce roman, Martin Walser s’en prenait ouvertement au grand critique littéraire allemand Marcel Reich-Ranicki en s’appuyant sur un certain nombre de clichés antisémites. Cette parution, qui déclencha au début des années deux mille une polémique au long cours dans la presse allemande, suscita aussi une lettre ouverte de « rupture » de Ruth Klüger, reproduite dans Perdu en chemin.

Si ce parcours singulier qui l’a portée à devenir une spécialiste de littérature allemande, femme, juive et déportée prend la forme d’un camouflet imposé aux principes et aux préjugés cités plus haut, il faut également y voir une décision et un travail qui concernent l’histoire personnelle de la narratrice. Cette immersion, nécessairement empathique à ce niveau, dans la culture et la langue allemandes ne pouvaient pas, au vu du vécu de Ruth Klüger, aller tout à fait de soi. Elle est aussi la marque d’une réappropriation de cette langue maternelle un temps haïe (comme l’évoque un passage de Refus de témoigner cité dans notre précédent billet), la langue du bourreau, la langue dans laquelle le peuple juif s’est trouvé condamné et humilié. S’opère alors un travail de dépassement et de retour vers la langue première. Un retour médiatisé par la littérature et qui peut être en partie interprété comme une forme de réconciliation linguistique.

Il reste pourtant des blessures qui ne cicatrisent pas. Si Refus de témoigner s’ouvre sur Vienne, la ville de l’enfance, c’est encore sur cette ville que se clôt Perdu en chemin. Ruth Klüger tente d’y retrouver sa place et, sans succès, de comprendre ce qui a pu engendrer la situation qu’elle a connue à la fin des années trente :

« Pour quelqu’un qui comme moi y revient, Vienne reste la ville de l’expulsion »

Elle est consciente que son rapport à cette ville est hanté par ce qu’elle y a vécu et que cette appréhension est d’abord personnelle. Ce n’est un hasard si elle intitule ce dernier chapitre « Névroses viennoises ».

C’est d’abord sur un mode subjectif que se vit ce retour :

« Des ressentiments irrationnels m’assaillent ici comme des moustiques par une soirée humide ».

Souvenirs des privations, du port de l’étoile, du confinement… Et des questions qui restent sans réponse :

« Je tourne en rond sur le Ring comme un chien qui se mord la queue en me demandant : "Pourquoi ?" »

Mais au-delà de cette perception nécessairement subjective de la ville, Ruth Klüger décèle aussi une forme de poison qui n’est pas le fruit de son seul vécu. Elle souligbe notamment la présence symbolique de Karl Luegner, ancien maire de la ville et antisémite notoire que Hitler lui-même considérait comme un modèle, et dont la mémoire est célébrée à Vienne par plusieurs statues. Elle relève encore que contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis ou en Allemagne, à Vienne le Juif est d’entrée de jeu posé et perçu comme différent. Traces d’une lointaine stigmatisation qui n’est sans doute pas éteinte dans tous les coeurs. L’Autriche est d'ailleurs sans doute le seul pays au monde où un ancien nazi ait réussi à se faire élire président (Kurt Waldheim)…

On retrouve ici des constats qui ne sont pas sans rappeler ceux qui ont alimenté ou inspiré plusieurs grands écrivains autrichiens, constamment soucieux de mettre en avant les démons de leur propre pays. (On lira à ce sujet le récent billet de Bartleby sur Werner Kofler).

Pourtant, Ruth Klüger finira par réclamer la nationalité autrichienne, non pas tant pour sceller une réconciliation cette fois-ci impossible que pour récupérer ce qui lui est dû…



Difficile également d’évoquer ces deux récits sans parler du rôle que joue la pratique de l’écriture poétique dans la vie de Ruth Klüger et de la place particulière qu’elle occupe dans son œuvre autobiographique. Une pratique d’ordre avant tout privé (Sauf erreur de ma part, ne sont évoquées que quelques parutions très ponctuelles dans des revues allemandes et américaines) qui remonte à l’enfance et qui accompagne une existence entière. Une poésie qui occupe différentes fonctions : palliatif aux prières interdites durant l’enfance, expression des souffrances durant la déportation, expression d’un travail de deuil, de résilience, soutien dans les moments de combat et de solitude, notation des doutes, des moments de bonheur, de solitude. L’enfance, la mort, l’échec conjugal, la maternité, tous les grands et petits événements sont soutenus, enregistrés ou mis en question par cette poésie « diariste » dont ces deux récits autobiographiques nous livrent de nombreux échantillons. Ces poèmes sont souvent resitués dans leur contexte, parfois commentés (difficulté à « conclure » un poème, relecture de quelques vers qui permettent à l’auteur de retrouver des sentiments oubliés, etc.). Ces fragments constituent une forme originale de récit dans le récit, ils éclairent la narration principale ou font au contraire l’objet d’analyses ou de commentaires.

Ces deux récits de Ruth Klüger sont d’une facture relativement classique. Mais l’écriture, qui véhicule avant tout un effort de mémoire et de témoignage, y est souvent précise et intense. Si certains passages de Perdu en chemin pourront sembler plus anecdotiques (quelques règlements de compte universitaires, quelques souvenirs d’un intérêt relatif), l’ensemble porte avant tout la trace d’un grand souffle. Le souffle d’un destin à la fois fragile et hors du commun. On en retient aussi, et tant pis pour ceux qui considèrent que ce ne doit jamais être là le souci de la littérature, une belle leçon de courage et de ténacité.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Ruth Klüger
- Refus de témoigner. Editions Viviane Hamy, 2009. Traduit de l'allemand par Jeanne Etoré
- Perdu en chemin. Editions Viviane Hamy, 2010. Traduit de l'allemand par Chantal Philippe (Jean-Léon Muller pour les poèmes)
 
 
Images : Dessin Ruth Klüger (KSKlein / Flickr) / Affiche Berkeley (America.wordpress) / Egon Schiele : protrait d'Anton Peschka / Le funambule (Syllabe 34)

mercredi 21 avril 2010

> Ruth Klüger : passages en force (1)
















Ruth Klüger est née à Vienne en 1931 et vit depuis le début des années 50 aux Etats-Unis, où elle a mené une carrière universitaire en tant que germaniste. C’est à plus de soixante ans qu’elle entre officiellement en littérature, en publiant un premier récit autobiographique, Weiter Leben, (Refus de témoigner pour la traduction française, rééditée en 2009 chez Viviane Hamy). Ce livre allait faire date dans la littérature consacrée à la mémoire de la Shoah tant par la force du récit qu’il déploie que par les positions dérangeantes qui y sont souvent défendues. Seize ans plus tard paraissait le second volet de ce travail autobiographique, Perdu en chemin, récit plus largement consacré à la période américaine et dont la traduction française a été à son tour publiée en janvier dernier. Ces deux textes déroulent le fil d’une existence où la survie physique, morale et professionnelle semble à chaque étape arrachée de haute lutte à l’adversité. Car si l’enfance de Ruth Klüger se trouve marquée par l’expérience cruciale de la déportation, l’aliénation, en ce qui la concerne, a également été vécue sous d’autres angles. Le poids ou les faillites de la famille, celui des interdits religieux, la misogynie institutionnelle ou conjugale constituent quelques autres vents contraires auxquels elle a dû se frotter. Histoire d’un roseau dans une peau de chêne…



Dans Refus de témoigner, Ruth Klüger met en avant une idée forte, une vérité qui pour évidente qu’elle soit semble parfois avoir été oubliée, pour de bonnes comme pour de mauvaises raisons. L’expérience concentrationnaire, avant de concerner une mémoire collective, renvoie à une somme de mémoires singulières. C’est l’une des ces paroles singulières, irréductibles, que Ruth Klüger cherche avant tout à faire entendre. D’où sa méfiance à l’égard de toute une série de traitements opérés sur le contenu même de ce passé et qui tendraient à l’uniformiser : muséologisation des anciens camps de concentration ou d’extermination, tendance à faire d’Auschwitz le lieu symbolique exclusif du génocide ( la ville polonaise en est devenue la désignation métonymique), appel des anciens déportés à une posture obligée : devoir de témoignage à des fins pédagogiques ou au contraire invitation à une forme de réserve ; autorité, évolutive dans le temps, de certains termes pour désigner cette réalité : (génocide, holocauste, Shoah) ; tendance chez certains «spécialistes» à chercher à travers le témoignage d’anciens déportés la manifestation de traumatismes identiques, à faire de l’expression du témoignage un symptôme plutôt qu’une parole à écouter dans sa spécificité.

Certaines de ces positions ne sont pas sans poser question. Si la muséologisation de lieux comme Auschwitz est interprétée par Ruth Klüger comme une forme de neutralisation ou de mise à distance du génocide visant avant tout à permettre aux générations futures de se réapproprier une période qu’ils n’ont pas vécue ou de s’acquitter d’une dette envers les victimes, nombreuses sont les associations de déportés qui l’ont appelée de leur vœux. Quoiqu’il en soit les options sur ces questions n’ont jamais été simples… On relira avec intérêt l’ouvrage d’ Annette Wieviorka consacrée à l’histoire du site d’Auschwitz de la fin de la seconde guerre à nos jours. L’historienne y expose les choix qui se sont posés (notamment entre lieu de mémoire et de recueillement pour les descendants des victimes / lieu de transmission pour les générations futures), ainsi que les conflits d’intérêt politiques, religieux ou intercommunautaires qu’ont pu soulever les modes d’exploitation successifs du site d’Auschwitz/Birkenau.

Ruth Klüger revient également (notamment dans La mémoire dévoyée : kitsch et camps, texte publié en Allemagne en 1996, soit quatre ans après Weiter leben, et ajouté à la réedition française de Refus de témoigner en 2009) sur l’épineux débat du droit à faire œuvre de fiction sur les camps. Elle considère que l’interdiction de toute parole poétique sur Auchwitz (dans la lignée de la célèbre déclaration d’Adorno) et par extension, de tout traitement non strictement historique de ce passé, relève à la fois d’un tabou (ce qui ne peut que lui déplaire) et d’une erreur d’interprétation. Sans revenir sur l’analyse d’œuvres aussi incomparables que le poème Todesfuge de Celan ou La liste de Schindler de Spielberg, Ruth Klüger s’en prend au principe selon lequel il serait sacrilège de «poétiser» l’holocauste, principe repris de longue date par quelqu’un comme Claude Lanzmann (dont elle salue par ailleurs le travail). Elle rappelle que les traitements historiques et documentaires sont eux aussi marqués par des choix, des interprétations, des mises en scène.

« Lanzmann omet que son propre film « joue » également avec la Shoah dans la mesure où il recourt à des moyens esthétiques les plus divers […]. Dans le film de Lanzmann – et comment pourrait-il en être autrement ? – tout est mis en place, tout a un but, tout est prévu, seulement cela se déroule dans le cadre de témoignages. Il n’y a rien qui apparaisse à l’écran « comme cela », en d’autres termes par hasard, simplement parce que cela s’est produit »

Au final, Ruth Klüger considère que ce n’est pas tant de la forme d’expression ou du mode de discours choisi que dépend la justesse de l’interprétation mais de l’œuvre elle-même.

Au-delà de ce principe général, elle relève d’autres réactions de censure telles que celles suscitées par l’héroïsation d’un officier allemand, fût-il un « juste », dans La liste de Schindler, ou la mise en scène du martyr d’une polonaise non juive dans Le choix de Sophie de William Styron.

Ces analyses, qui datent des années 90, annoncent déjà des débats plus proches de nous : on pensera immanquablement aux critiques adressées aux Bienveillantes de Jonathan Little ou à la polémique récente entre Claude Lanzmann et Yannick Haenel autour de la parution du roman de ce dernier.

Mais ces positions, sujets évidents de controverse, sont aussi inextricablement liées à une existence qui s’est construite, avant, pendant et après les camps, dans la résistance aux modèles imposés, d’une identité qui a dû, pour s’affirmer, traverser comme un bulldozer tous les ostracismes et les obstacles qu’une femme, juive et déportée pouvait être amenée à rencontrer en jouant sur certains terrains minés.

Petit retour en arrière... Contrairement à Anne Franck ou à Hélène Berr, la déportation n’arrache pas Ruth Klüger à un cocon familial protecteur et aimant que l’histoire vient déchirer mais à une enfance déjà bercée de frustrations, de désillusions, de solitude… Née dans un milieu juif viennois quelques années avant l’Anchluss, elle se souvient avant tout, sur le versant paternel, d’un homme sans tendresse, peu attentif, parfois mesquin. Ce père, à l’issue d’un périple qui le conduira en Italie puis en France, sera arrêté par la police de Vichy, déporté et conduit à la mort. Dans un effort étonnant de sincérité, Ruth Klüger refuse de se désolidariser de son vécu. Elle évoque cet abîme qui sépare le destin tragique de son père de l’image qui lui est restée de cet homme :

« Pour moi, mon père était celui dont j’avais tel ou tel souvenir. Qu’il ait fini nu dans le gaz toxique, se débattant pour trouver une issue, cela rend tous ces souvenirs futiles jusqu’à les invalider. Il reste que je ne saurais les remplacer par d’autres, ni les effacer. Je ne parviens pas à faire le lien, il y a là un intervalle béant.»

Les événements qui l’ont amenée à être déportée avec sa mère sont également liés au départ du père et du frère, persuadés que seuls les hommes étaient réellement menacés par la progression des dispositions anti-juives. Ruth Klüger, repérant certaines traces de cette conviction dans les textes de Théodor Herzl («notre héros et principal idéologue de l’époque ») constate que l’antisémitisme est avant tout considéré comme une histoire d’hommes, au même titre, finalement, que la guerre. Le machisme triomphant de la société national-socialiste trouverait son pendant dans le machisme victimaire de la communauté juive…. C’est ce sentiment qui aurait poussé son père à s’enfuir, certain que sa femme et sa fille ne couraient pas de réel danger en restant en Autriche et qu'elles pourraient le rejoindre plus tard. Double erreur et double ironie de l’histoire familiale : le danger était réel pour les femmes puisque la fille et la mère ont été arrêtées et déportées. Le père et le frère n’étaient pas aptes à fuir ni à assurer la survie de la famille puisqu’ils ont tous les deux péris alors qu’elles ont survécu.

La judéité, durant l’enfance, est elle aussi vécue souvent comme une source de soumission et d’exclusion. Le judaïsme est ressenti comme une religion faite pour les hommes. Ce qui devrait lier aux autres (selon le sens étymologique du mot religion), elle le vit plutôt comme une occasion d'isolement : une religion « qui ramène la piété des filles à un rôle d’auxiliaire des hommes et ramène leurs besoins spirituels aux affaires domestiques ». Statut que Rüth Kluger endosse bien mal, notamment lorsqu’elle se trouve confrontée à l’interdiction faite aux femmes de dire le kaddish, la prière des morts, interdiction qui l’empêcherait «de porter le deuil de ses fantômes ».

La mère ne compense guère les défaillances du père et les frustrations liées aux interdits religieux. Elle est possessive, paranoïaque, toujours prête à voler le beau rôle à sa fille, à rabaisser la portée de ses initiatives ou à la culpabiliser… Il faut pourtant ici nuancer, car cette relation fille-mère qui traverse toute en tension les deux récits de Ruth Klüger est aussi absolument unique. Elle dessine deux existences et deux destins largement scellés. L’essentiel a été vécu au coude : l’abandon par le père et mari, la disparition du fils et frère, l’arrestation, la déportation dans trois camps successifs , la survie miraculeuse, la fuite et le retour vers l’Allemagne, l’émigration aux Etats-Unis, l’expérience de l’acculturation, celui de l’intégration… Elle meurt presque centenaire à Los Angeles (cinquante ans de vie en Europe, cinquante aux Etats-Unis). Cette fin est décrite dans Perdu en chemin, au cours d' un chapitre sans sentimentalisme mais où pointent une fierté et une tendresse diffuses qui donnent la mesure de cette relation complexe :

« Lorsque les employés des pompes funèbres sont venus pour l’emporter et que j’ai vu pour la dernière fois ce petit corps (car lors de l’inhumation, la coutume veut que le cercueil soit scellé), j’ai été envahie par un sentiment de triomphe attristé, si ce paradoxe est permis. Elle avait déjà connu la mort puisqu’elle avait survécu à des temps épouvantables, et conformément à son propre calendrier, elle était à nouveau morte, près d’un siècle après sa naissance. »

Le personnage de la mère est central dans l’œuvre autobiographique de Ruth Klüger. Elle semble la partenaire d’une interminable querelle, querelle qui prend la forme d'un mode de communication imperméable aux événements environnants. On est parfois sidéré devant le récit des reproches que s'échangent la fillette et sa mère au beau milieu des camps, comme si, à certains égards, l’incongruité du lieu n’avait aucune forme d’inférence réelle sur la nature de leur relation…



Les chapitres consacrés aux camps alternent entre récit d’événements vécus et réflexions sur cette période de vie ainsi que sur les diverses réactions, attitudes et positions qu’a suscités cette période de l’histoire. En 1942 Ruth Klüger est déportée avec sa mère et sa grand-mère (cette dernière n’en réchappera pas) à Theresienstadt, (actuelle Terezin, en Tchéquie). En Mai 1944, elles sont transférées à Auschwitz/Birkenau. De là elles parviennent à être sélectionnées pour un convoi vers le camp de travail de Christianstadt, transfert qui leur sauvera la vie, les dernières femmes du camp de Birkenau ayant été assassinées le 7 juillet 1944, moins d’un mois après leur départ. La sélection pour le camp de travail portait sur les femmes de quinze à quarante-cinq ans et Ruth Klüger, seulement âgée de treize ans, doit son salut à une prisonnière travaillant au service de l’administration nazie. Cette femme qui ne la connaît pas lui recommande discrètement de déclarer avoir quinze ans à l’officier SS qui va lui demander son âge. « Acte pur » et affirmation gratuite d’une liberté qui font de Ruth Klüger une miraculée (proche en cela des protégés de Schindler)...

« Les gens qui portent encore aujourd’hui un numéro d’Auschwitz tatoué sur le bras sont pratiquement tous plus âgés que moi, d’au moins ces deux ou trois ans que j’ai ajoutés à mon âge ce jour-là »

Par delà le cortège des souffrances endurées et des humiliations subies (faim, froid, soif, menaces perpétuelles de mort, …), le récit s’attache aussi à dégager ce que ce "séjour"  a comporté de spécifique pour celle qui l’a vécu dans sa chair et son esprit.

On notera entre autre le rapport à la langue maternelle, l’allemand, qui induit un forme d’exclusion redoublée : « ne posséder pas d’autre langue que celle des détracteurs de ce peuple. N’avoir aucune opportunité d’en apprendre une autre ». Rapport complexe et douloureux que Ruth Klüger exorcisera en partie, des années plus tard, en se consacrant justement à la germanistique au sein d’un pays dont elle aura adopté la langue comme langue seconde. Mise à distance et réappropriation…

Etonnamment Theresienstadt lui donne aussi l’occasion de découvrir une « judéité sociale » qu’elle n’avait jamais connue à Vienne. L’enfant recluse et solitaire (aussi bien en raison de son mode de vie familial que des lois  qui lui ont fermé l’accès à tout lieu de loisir et de culture) fait alors l’expérience du partage, de l’échange. Toute une culture européenne se trouve précipitée dans les camps, rabbins, intellectuels, artistes, professeurs et la transmission devient un exutoire à la souffrance :

« A Vienne j’avais des tics, symptômes des névrose obsessionnelle, je les surmontai à Theresienstadt grâce aux contacts sociaux, aux liens d’amitié, aux conversations. Il est étonnant de voir la capacité créatrice de la parole, lorsque les gens n’ont plus que la conversation pour se distraire d’un malheur, qui doit pourtant rester supportable. »

Expérience qui va lui permettre d’envisager différemment et d’affirmer son appartenance à la communauté juive. Une appartenance qui n’est pas tant vécue sous le mode compassionnel de la douleur partagée que sur celui du dépassement, de l’affirmation de soi.

« La seule bonne chose c’est ce que les Juifs arrivaient à en tirer, la façon dont ils submergèrent de leurs voix, de leur esprit, de leur goût du dialogue, du jeu, de la plaisanterie cette surface de moins d’un kilomètre carré de terre tchèque. Ce qui était bien, c’était notre manière de nous affirmer. De telle sorte que je découvris pour la première fois ce que pouvait être ce peuple, dont je pouvais, devais, voulais faire partie. Lorsque je me pose aujourd’hui la question de savoir en quoi et jusqu’à quel point, moi, qui ne crois pas, je suis seulement juive, bien que ce soit une question à laquelle on ne saurait répondre, entre plusieurs réponses possibles je trouve la suivante : Ca vient de Theresienstadt, c’est seulement là que je le suis devenue »

Paradoxe de la mémoire, complexité du vécu : Therensienstadt oscille, d'un paragraphe à l'autre, entre le souvenir d'une expérience paradoxalement constructive et celui d'un quotidien insupportable.

« J’ai haï Theresienstadt, ce bourbier, ce cloaque où on ne pouvait pas tendre le bras sans se heurter à quelqu’un d’autre. Une fourmilière qu’on écrasait. »

En février 1945, après le transfert à Birkenau puis à Christianstadt, Ruth Klüger et sa mère réussissent à s’enfuir au cours de la retraite nazie. S’ensuit un retour tumultueux vers l’Allemagne au milieu de l’Europe défaite,  qui n’est pas sans rappeler certains épisodes de La trêve de Primo Levi.

De cette enfance, Ruth Klüger retient avant tout qu’elle ne pourra pas ne pas l’avoir vécue. Elle se sait pétrie de cette expérience mais refuse de s’y « abandonner ». Si elle sait, selon une formule qu’elle utilise dans Chemin perdu que la «vase du passé » peut resurgir à chaque instant, elle décide aussi très tôt de tracer une frontière entre les morts et les vivants. Une frontière qui seule rendra possible le passage en force vers cette « vie plus loin » affirmée dès son premier récit. Elle refuse de confondre souvenir et culpabilité ou de se soumettre à la fatalité qui ferait des vivants des « fantômes pour les morts »

« Si vous ne voulez pas vous réconcilier, tant pis. Je ne peux pas creuser vos tombes avec vous. Ceux qui ne sont pas morts avec vous doivent mourir autrement et à une autre heure. Je me bats contre vous […] : "Je ne paie pas ce droit d’entrée, pas encore", et chaque fois que j’ai été très malade et que je me suis remise, j’ai dit butée, "pas encore" ».













Ruth Klüger,
- Refus de Témoigner. Editions Viviane Hamy, 2009 - Traduit de l'allemand par Jeanne Etoré.
- Perdu en chemin. Editions Viviane Hamy, 2010 - Traduit de l'allemand par Chantal Philippe


Images : Ombres blanches, Cracovie (Daaram) / Retours d'enfance (C.Sarfati)

jeudi 15 avril 2010

> Inventer, dit-il




















« En cette période de rentrée où tout le monde se croit obligé d'acheter des choses nécessaires qui sont parfaitement inutiles, nous conseillons la lecture d'un guide où sont exposés des objets inutiles parfaitement nécessaires. »

C’est ainsi que Jérôme Garcin invitait à lire, en septembre 2009, les Inventions nouvelles et dernières nouveautés  de Gaston de Pawlowski, qui venait de paraître chez Finitude. Une sélection d’«inventions» d’un écrivain, chroniqueur et journaliste du début du siècle dernier qui figurait en bonne place dans l’Anthologie de la littérature oubliée publiée en 2007 par le collectif Monsieur Toussaint Louverture. Oublié et à redécouvrir, donc. Ces jolies trouvailles sont tout droit issues de l’esprit fumiste fin de siècle dont Daniel Grojnowski s’est fait l’exégète et le collecteur... Certes les inventions de Pawlowski n’ont jamais été primées au concours Lépine ; mais elles égalent souvent les meilleurs billets d’Alphonse Allais et préfigurent par petites touches d’autres courants ou principes d’écriture qui vont du dadaïsme aux jeux oulipiens en passant par le surréalisme.



Une fois passées les amorces convenues qui introduisent souvent de façon réaliste les inventions de Pawlowskila presse nous annonce que...», «récemment l’Académie des Sciences…»), on se laisse vite embarquer dans l’avalanche des propositions qui nous sont faites. Chacun retiendra celles qui l’amusent ou le déroutent le plus, en oubliera quelques autres.

Personnellement, si je reste assez peu sensible au papier tue-mouche appliqué sur les crânes lisses (mais peut-être est-ce là la marque d’un orgueil blessé) ou aux boucles d’oreille réveille-matin, j’avoue mon enthousiasme pour d’autres aménagements tels que le « le train à bestiau à intercommunication », dont les wagons sont séparés par des soufflets… Les soubresauts du train mettent en mouvement ces soufflets conçus pour émettre un son semblable à celui de la vache et ...

« le veau, charmé, croit entendre la voix de sa mère : il se tait et écoute ».

Mais ce n’est pas tout :

« Un réservoir à lait placé au-dessus du wagon alimente la lampe, dite lampe-Apis. Tout naturellement, l’attention des veaux est attirée par cette mamelle lumineuse qui pend au plafond. Ils lèvent la tête vers elle et se consolent en tétant durant les longs parcours, sans préjudice du mugissement maternel assuré par les accordéons de l’intercommunication ».

Toutefois, ne nous y trompons pas, ces procédés visent au moins autant à ménager la qualité de la viande que la sensibilité des amis des bêtes...

« C’est un gros bénéfice pour les éleveurs et une consolation pour les âmes tendres »

On appréciera également « le nouveau boomerang français », « dont le bois est taillé de telle sorte que l’instrument, une fois jeté sur l’adversaire, ne revient pas à celui qui l’a lancé. On évite ainsi tout risque d’accident »

Les inventions de G. de Pawlowski prennent parfois la forme de subtils gadgets susceptibles de nous rendre le quotidien plus supportable, comme ces tickets de métro imprimés sur du papier d’Arménie qu’il convient de jeter sur des « brûle-parfum » à la sortie des stations afin d’y laisser se répandre des odeurs plus agréables qu’à l’accoutumée. Idée à retenir s’il en est…

Entre absurde et satire sociale, Pawlowski s’empare aussi des engouements et des travers de son temps. Les détournements qu’il confectionne nous permettent souvent d’observer à la loupe les mœurs d'une époque somme toute pas si lointaine que cela…  Ainsi «le nouveau chapeau de dame à voile de gaze rigide »...

« Quelles que soient la vitesse du véhicule et l’absence complète de vent, le voile de gaze, soutenu par une armature en fil de fer, paraît flotter horizontalement en arrière du chapeau, donnant ainsi aux spectateurs une illusion absolue de vitesse. Cette apparence suffit à sauvegarder l’amour propre du conducteur de la voiture lorsque celle-ci ne dépasse pas le dix à l’heure. »

Ou encore «le Dogcar Westinghouse », « …petite planchette à roulette sur laquelle on pose les petits chiens de luxe pour leur éviter de marcher dans la boue et que l’on traîne au moyen d’une ficelle ».

Mais certaines inventions concernent des catégories sociales moins favorisées et l’humour se teinte vite d’une certaine âpreté… Exemple, le « nouveau dentier élastique pour familles pauvres ».

« Ce dentier, composé de trente-deux dents artificielles, est monté sur de fausses gencives en caoutchouc rouge. Il peut être utilisé alternativement par les membres d’une même famille ayant des bouches de grandeurs différentes. Suivant les nécessités du jour, les visites à faire, les démarches à entreprendre, le dentier passe de bouche en bouche et s’adapte exactement aux besoins de chacun. »

Et c’est encore sur fond de misère sociale version années 1910 que Pawlowski compose ce fait divers à la fois burlesque et grinçant :

« Sait-on que dans un quartier pauvre d’une ville de province, on vient de découvrir que les vieilles femmes étaient utilisées pour plisser avec leur front les volants de ces jupons que mettent ensuite nos élégantes, sans savoir à quel prix fut accompli cet odieux travail ? Les pauvres vieilles, en plissant leur front, travaillaient, paraît-il, avec une rapidité prodigieuse. Une plainte a été déposée contre leurs exploiteurs.

Elle nous donne de tristes précisions sur le procédé employé : le jupon est posé sur la table ; la vieille femme, fatiguée, appuie sa tête sur le volant, songe à ses ennuis et plisse le front. Le mouvement est analogue à celui d’une machine à coudre. »


Comme le signale justement un billet de l’Alamblog sur Pawlowski et ses « inventions foutraques », ces morceaux doux-amers ne sont pas sans rappeler l’esprit de Swift… On pense bien sûr à la fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leurs pays et pour les rendre utiles au public, l’un des plus terribles pamphlets politiques jamais écrit… L’écrivain irlandais y dénonce la situation dramatique où se trouve son peuple au début de XVIIIème siècle par le biais d’une suggestion argumentée : la mise en place rationnelle et organisée de la consommation anthropophage d’une partie des enfants d’Irlande… (A lire ICI en français ou ICI en anglais)

Mais chez Pawlowski, la vaine pamphlétaire et la « comédie de mœurs » s’effacent parfois devant les jeux de langage et le pur plaisir des mots. C’est le cas dans cette série où, filant quelques homophonies approximatives, il nous décrit successivement plusieurs objets ou créatures pourtant bien distinctes : «la moule perlière», «la poule merlière», «la poule perlière», «la moule merlière», «les perles pour lièvres», «les perles moulières», «les merles pour lierres» et «les pierres molles pour merles»… Exercices oulipiens avant la lettre qui réjouirent d’ailleurs longtemps Raymond Queneau

Et puisque jeu il y a, amusez-vous donc, avant de lire Pawlowski, à imaginer des définitions ou modes d’emploi possibles du «silencieux pour dames», de «l’extenseur sénile», de  «la Louis XVI», du «chantier pousse-pousse», de « l'Escarfigaro» ou du «mussicide marmoréen»…

Aujourd’hui plus que jamais, le mot d’ordre général qu’on nous assène par tous les canaux est bien résumé par ce grafiti aux allures de slogan, entraperçu il y a quelque temps dans le métro sur une affiche qui arborait une cafetière géante : « travaille, consomme, crève ». L’invitation de Jérôme Garcin est à prendre au sérieux… Les joyaux d’absurdité et les beaux objets inconsommables de Gaston de Pawlowski sont de ceux qui ouvrent autrement l’appétit.













Gaston de Pawlowski, Inventions nouvelles & dernières nouveautés. Finitude, 2009.

Images : Nouvelles machines (Asteroid/Nimbus Machina) / G. de Pawlowski par lui-même