dimanche 29 janvier 2012

> Sami Sahli : tant va la cruche...

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Quand j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres le dernier opus de Sami Sahli, auteur que je ne connaissais pas, j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d'un livre de jeunesse au ton légèrement décalé. Les enfants sont des cruches sonnait comme la première phrase d’une comptine aigrelette. Je ne sais pas pourquoi, ce titre m’a rappelé le passage d’une vieille chanson de Souchon : « les filles sont des cloches... ». De toute évidence ce n'était plus cette fois la sentence d'un garçon de dix ans  qui n'a pas voulu grandir, mais peut-être celle d’un père désabusé, dont j’allais suivre les périples à travers les yeux d’un gamin farceur et triste. La belle illustration de Maiwenn Vuittenez qui figure sur la couverture pouvait encore faire illusion.

Les enfants sont des cruches n’est pourtant pas un livre pour enfants, même s’il y est beaucoup question d’enfance. C’est un livre à la fois sombre et léger, où se déploie une prose sur le fil du rasoir. Par le ton, vaguement détaché, on pourrait croire que Sami Sahli promène son personnage à la surface des choses et de lui-même. Mais c’est en sous-sol qu’on déambule. Le sexe, la mort, la tentation du vide, le sentiment d’avoir été inventé à côté de soi-même, sont autant de leitmotiv de ce récit vagabond. Sami Sahli nous brosse en une trentaine de brèves histoires, le tableau possible d’une vie vécue-rêvée où le «non sense» est à chaque fois le plus court chemin vers ce qui fait sens. Les enfants sont des cruches est un texte dont les accents parfois cocasses ne masquent jamais la mélancolie. Et il s'en dégage une petite musique, grave, singulière, accordée au plus juste.


Il y a Monsieur et, à l’occasion, Madame.

Monsieur a décidé d’être une poule. Car «vivre dans la réalité c’est en quelque sorte vivre sans se soucier de la taille – une chance sur mille de tomber juste – c’est prendre les choses comme elles viennent, or elles viennent mal, vous viennent en pleine figure […]».

Monsieur, persuadé d’avoir été dévoré par son père lorsqu'il était enfant, s'égare dans une forêt. Il joue les Petit Poucet à reculons et suit les petits cailloux blancs qui le mènent sur le seuil de la porte derrière laquelle ses parents sont occupés à essayer de l’enfanter.

Monsieur promène son sexe en laisse dans la rue et l’attache à un poteau pour entrer dans une boutique. Une vieille dame trop attendrie sera mordue. Il y aura des aboiements, des dégoûts, des indignations, mais les sexes un instant séparés de leurs maîtres finiront par les retrouver.

Monsieur reçoit chaque année d’une femme unijambiste qu’il a croisée dans une soirée six ans plus tôt, la sandale correspondant à son pied manquant, accompagné d’un petit mot.

Monsieur et Madame se font prescrire des maisons par leur médecin, sans jamais trouver celle qui leur convient et finissent par se noyer tous deux dans les larmes de Madame.

Monsieur rencontre une femme dont la chevelure lui rappelle quelque chose de l’arbre qu’il a vu le matin même, le lierre de «la mort dans la joie de vivre».

La mère de Monsieur lui apparaît souvent en rêve sous la forme d’une chienne. Aussi imagine-t-il d’organiser des combats de mère : «de même que le chien de combat est une prolongation du corps du maître, la mère de combat serait une prolongation du corps du fils».

Monsieur, rentrant un soir chez lui, trouve inscrit sur sa porte ces quelques mots empruntés à un passage du journal de Kafka : REFLECHIR AU SAUT-PAR-LA-FENETRE. Est-ce le voisin qui est l’auteur de cette injonction morbide, ou est-ce Kafka qui veut assassiner Monsieur parce que Monsieur le lit ?

On assistera aussi à une cocufiction, à une variation autour d’une nature morte du peintre allemand Jan Peter Tripp, à une conversation avec des murs… Monsieur se pose encore beaucoup de questions au fil de ces pages : une haine peut-elle être trahie, comme un amour peut l’être ? N’est-ce pas lui-même, dont Monsieur attend le retour dans cette gare où il ne sait plus qui il est venu chercher ? La vie ne serait-elle pas une sorte de Big-Bang inversé ? Les pères, en effet, rétrécissent jusqu’à tenir dans la poche de leurs fils qui à la fin les avalent par mégarde et ne peuvent les libérer et s’en libérer qu’en les vomissant.



 
Il y a quelque chose comme un effet de «très loin/très près» dans la prose de Sami Sahli. Ses récits nous entraînent sur la pente d’une forme particulière d’intimisme fantastique. Le basculement dans l’étrange, le déroutant, ne marque pas tant un passage de l’autre côté du miroir que la radicalisation d’un voyage intérieur. Mieux se perdre dans ce qui nous fait défaut pour, qui sait, peut-être parfois mieux se retrouver.

En fin d’ouvrage, l’auteur nous livre une note d’intention qui rattache les histoires que nous venons de lire à une tentative de consolation et de renaissance. Une volonté de renaître ailleurs que là où la vie nous a indûment déposé. Essayer de revivre sa vie dans un vêtement à la bonne taille.

Parmi les échos littéraires que pourra produire la poésie si particulière de Sami Sahli dans Les enfants sont des cruches, il y a un personnage qui s’est souvent présenté à moi durant cette lecture. C’ est le Plume de Michaux, cet autre arpenteur d’une vie trop grande pour lui, d’une réalité mal ajustée, dans les plis inconfortables de laquelle il faut s’inventer un chemin tout en dérisions et catastrophes minuscules.

Mais le voyage de Sami Sahli n’a pas commencé avec ce dernier livre. Et la première chose que l’on se presse de faire quand on a lu celui-ci en premier c’est d'aller lire les deux précédents ouvrages de l’auteur. On s’étonne alors, en faisant le chemin à l’envers, de découvrir à quel point les histoires que l’on trouve dans Les enfants sont des cruches se sont délestées d’une couche de noirceur. Cent grammes de suicide et l’Entonnoir des saisons, deux autres très beaux textes, sont plus désespérés, plus rugueux dans la mélancolie, plus bukovskiens. Rétroactivement, on trouvera presque une forme d’ironie apaisée dans Les enfants sont des cruches, une écriture qui, sans avoir renoncé à avancer sur des planches qui vacillent, s’y promène d’un pas plus souple.

En cherchant bien, on trouvera même quelques voies de sortie pour s’arracher au puits sans fond où l’on se promène. On sait comment finit la fable : tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Eh bien, ce n’est peut-être pas ce qui peut lui arriver de pire. Quand on saura ce que Sami Sahli entend par «les enfants sont des cruches», on verra que la jarre a besoin de renaître de ses fêlures comme le phoenix de ses cendres.

Finalement, ma première impression n’était peut-être pas si fausse. Il y a bien dans ce livre quelques leçons que les enfants pourraient grapiller au passage, dussent-elles ne pas plaire à tout le monde. Comme ce conseil donné à la chèvre de Monsieur Seguin de ronger promptement sa corde. De se jeter dans la gueule du loup de la vie, plutôt que de crever vivante assise au piquet.

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A lire aussi sur le blog l’Anagnoste :
Et un article plus ancien sur le blog de Romain Verger consacré à L'entonnoir des saisons.



Sami Sahli, Les enfants sont des cruches. Editions Presque lune. 2011


Images : 1) De la corneille et de la cruche (source) / 3) Wilfried Hoffacker (source) / Chèvre (source)

mercredi 25 janvier 2012

> Flux tendre

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Alors que la question du temps de travail fait régulièrement l’objet de polémiques animées, c’est «aux» temps du travail que s’intéressent quant à eux Guillaume Rannou et David Poullard dans le 1er numéro de leur Très précis de conjugaisons ordinaires : un livret aussi ensoleillé qu’insolite, publié par les Editions du BBB, qui joue sur les potentialités de la langue et des locutions ordinaires liées au champ sémantique du travail… Le résultat est un ouvroir portatif de conjugaisons potentielles d’une salubre drôlerie. Nous en recommandons d’ailleurs la distribution gracieuse à l’entrée des bouches de métro et à la sortie des entreprises, tant pour l’édification grammaticale des masses laborieuses que pour le réveil en fanfare des mots dormants qui nous encerclent…



Conjuguer est un art qui se cultive, dit-on. Sur ce chapitre, la langue française papillonne de règles corsetées en exceptions notables, de formes inusitées en licences inattendues… Notre langue n’est pourvue ni de la grâce singulière du subjonctif futur portugais, ni des nuances diachroniques du preterit perfect…Mais elle n’en affiche pas moins une palette de formes verbales digne d’un menu cinq étoiles. Et qu’on le veuille ou non, Monsieur Louis-Nicolas Bescherelle fut un peu notre grand-père à tous. Si personne n’a vu son visage, tout le monde se souvient de sa bible de poche, qui a dû faire l’objet de rééditions plus fréquentes encore que l’Attrape-cœurs de Salinger ou La gloire de mon père de Pagnol.

Il y a quelque chose comme un clin d’œil patiné aux précis d’autrefois, dans l'opuscule de David Poullard et Guillaume Rannou. Passé la couverture aux allures de flamboyant manifeste, on se retrouve un peu dans la papeterie de notre enfance, juste au coin de l’école. Choix des polices, agencement des tableaux, petites notes en bas de page…

Oui mais voilà, l’école est finie et maintenant, on bosse…
A dire vrai, on ne fait que ça. Quand on ne se demande pas plutôt quand et si cela nous échoira un jour.
Le boulot, le taf, le turbin, voilà une réalité qui génère une profusion de phénomènes qui changent, qui passent et qui parfois s’arrêtent. Et notamment des mots. Des mots sauvages qu’on nous colle dans la bouche tant et si bien qu’on finit par croire qu’ils y ont poussé tout seuls… Des mots, des expressions, des locutions qui tapissent notre palais de chiendent, relayés par la presse gouailleuse ou spécialisée, la télé, les collègues devant la machine à café ou dans les files d’attente de Pôle Emploi. Alors ces mots-là, pourquoi ne pas les prendre un peu au sérieux, au-delà même de ce qu’ils demandent ? Pourquoi ne pas les bescherelliser, les botomiser, leur insuffler du verbe dans la cage thoracique, les faire tinter à toutes les sauces de tous les temps ? David Poullard et Guillaume Rannou en ont choisi trente-deux pour nous montrer le chemin. Une belle mâchoire de locutions. Et ces locutions, cueillies à la surface du monde professionnel, sont ensuite passées à la moulinette de la traditionnelle conjugaison.

Certains sont des verbes (bosser, manifester, dégraisser), déjà consacrés par le dictionnaire, et qui n’ont rien de très nouveau. Si ce n’est la joyeuse bandes de locutions verbalisées qui les entoure : fiche paye, haut revenir, ouvrier, rmir, rser, cadre diriger, pauser clope, moyenner finance, etc.
Puis on y va, à tous les temps de l’indicatif, du conditionnel, du subjonctif, de l’impératif. Sans oublier l’infinitif et le participe. Et il se trouve que quand on lit tout cela de bout en bout, c'est drôle, très drôle. Le principe est simple comme bonjour et pourtant ça marche, ça surprend et ça grince.

Nous flux tendîmes, que je tradasse, aie moyenné finances, j’eus pu d’achat, nous cadre dirigeons

Les couverts sont mis...

Petite délicatesse supplémentaire : les caractères en rouge rappellent dans chaque tableau de conjugaison où se situerait la matrice de l’émulsion verbale. Trader vient de son infinitif ; moyenner finance de son participe présent ; grever de son présent de l’impératif...

Un petit clin d’œil à Bescherelle mais un gros à Perec… Il y a quelques jours, Guillaume Rannou m’expliquait que son intérêt pour les locutions ordinaires lui était notamment venu de la vision stimulante que l’auteur de La vie mode d’emploi développait de l’infra-ordinaire :

«Non plus l’exotique, mais l’endotique. Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque chose de l’étonnement que pouvait éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons.»

Et pour ce qui est du petit monde de l’entreprise, on n’oubliera pas non plus que Perec nous a tout de même laissé l’Augmentation. Une pièce où  il s’amuse autour d’une scène de genre professionnelle, la demande d’augmentation de salaire, en la déclinant selon ses multiples argumentations possibles.

David Poullard est graphiste et typographe, Guillaume Rannou comédien. Prédétermination perecquienne, les deux auteurs se sont rencontrés dans la cage d’escalier de leur immeuble il y a une dizaine d’année. C’est dans ce lieu propice aux confidences qu’ils ont découvert leur un intérêt commun pour ce que Guillaume Rannou appelle les «tentatives d’étirement du français figé». Une passion autour de laquelle ils développent depuis ce jour différents projets d’exposition, publications, performances.

Pour ce qui est du Précis de conjugaisons, le coup d’envoi laisse en tout cas augurer de plaisants étirements qu’il nous tarde déjà d’ânonner.

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Dans les usines de cigares de la Havane, il n’était pas rare qu’un lecteur lise des romans de Hugo ou de Zola aux ouvriers pendant qu'ils travaillaient. Alors lequel de nos candidats, par ces temps de promesses hautement révolutionnaires, portera plus modestement à son programme social l’introduction d'un «quart d’heure syndical de la conjugaison déconnante» ?



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
David Poullard, Guillaume Rannou, Très Précis de Conjugaisons ordinaires (N°1) - Le Travail. BBB/Fais-moi de l'art/Les éditions. 2011.
 
Images : 1) Charlie Chaplin, Les Temps Modernes (source) / 3) Louis-Nicolas Bescherelle (source)

vendredi 20 janvier 2012

> Un homme qui boit

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D’aucuns penseront peut-être qu’une petite touche de légèreté aurait été de bon ton après les dernières suggestions de lecture postées sur ce blog. J’y songeais…jusqu’à ce que me passe entre les mains Le son de ma voix, de l’écrivain écossais Ron Butlin. Premier livre porté au catalogue des éditions Quidam, la traduction de ce roman écrit à la fin des années 80 date de 2004 et a été rééditée l’année dernière.

Le son de ma voix nous immisce dans la peau de Morris Magellan, cadre dirigeant au sein d’une entreprise prospère. Il est marié à une femme qui l’aime, il a deux enfants, une grande maison agréable où l’on peut pique-niquer dans le jardin et quand il se regarde dans la glace, il lui arrive de se souvenir qu’il «fait 40.000 livres par an». Il a trente-quatre ans et se présente comme le produit type de ceux à qui le libéralisme des années Thatcher a souri. Pourtant Morris Magellan abrite une fêlure qui constitue le fil rouge de sa vie et par laquelle s’échappe toute son existence : appelons-la l’alcool. Nous n’assisterons pourtant pas plus à sa chute qu’à sa rédemption. Dans le temps de ce roman, il ne perd ni son travail ni sa femme, il ne tue personne et ne se suicide pas. Plus terrible encore, on le voit simplement s’efforcer de mettre un pied devant l’autre, tel un Sysiphe déglingué, dans un monde qui est devenu pour lui une arène où chaque geste, chaque comportement crédible, se gagnent de haute lutte. Tout passe par les yeux du personnage et le lecteur navigue en apnée dans les méandres de sa noire solitude. L’écriture de Butlin est admirable de précision et de justesse. Elle épouse, sans psychologisme ni embardée, les dérèglements quotidiens d’une conscience qui n’est plus que sa propre faille. Parmi les romans qui tournent autour de l’addiction à l’alcool, Le son de ma voix est sans doute l’un des plus saisissants qui aient été écrits depuis Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.



 
Récit à la seconde personne, Le son de ma voix suscite d’emblée cette empathie mécanique que l’on connaît bien. Le narrateur s’adresse à lui-même tout en donnant au lecteur l’impression d’endosser, pour le meilleur et pour le pire, le costume du personnage. Parmi les romans qui recourent à ce choix d’écriture on songera ici plus particulièrement à Un homme qui dort de Georges Perec, avec lequel le récit de Butlin partage certains accents.

 
«Tu as trente-quatre ans, et déjà aux deux tiers détruit. Quand tes amis et tes collègues en affaires te rencontrent, ils te serrent la main et disent « Salut, Morris ». Tu réponds « Salut », généralement en souriant. A la maison, ta femme et tes enfants – tes accusations comme tu les appelles – t’aiment et ont besoin de toi. Tu sais tout cela, et tu sais que cela ne suffit pas.»

C’est avant tout l’histoire d’une dépossession qui nous est contée. L’histoire d’un homme qui joue à être lui-même, à réduire l’écart entre ce qui est attendu de lui et ce qu’il est vraiment. Ce vide, l’alcool le comble tout autant qu’il le creuse. Il est tout à la fois le mal et sa solution et retient le sujet à l’intérieur d’un cercle dont il ne peut sortir, le place au cœur d’un processus tautologique et vertigineux. C’est donc une existence placée sous le signe d’une théâtralité sans exubérance que Morris Magellan se voit contraint de vivre.

«Toi, tu n’as jamais été accepté, ni essayé de l’être ; toi tu n’as jamais aimé, haï ou été en colère. Au lieu de tout cela, tu as connu seulement les angoisses du spectacle : ne pas faire ne serait-ce qu’une erreur en oubliant une phrase ou en manquant une réplique.»

Aussi, la vie de Morris Magellan consiste-t-elle en un effort quotidien pour tenir son rang. De père attentif, de mari aimant, de cadre responsable. Mais le ver est dans la pomme et, malgré la débauche d’énergie déployée, le rang n’est pas tenu. Le récit se déroule sur deux plans, celui du foyer et celui du travail. La vie familiale se résume pour Magellan à tenter de préparer un petit-déjeuner à ses enfants, à se souvenir d’une invitation, à organiser, du mieux qu’il lui est possible de le faire, des moments de convivialité avec les siens. A se tenir en équilibre sur le fil raide de la vie entre deux cuites. A broder dans les règles autour du seul temps qui compte : le temps de boire. Parfois ça marche, souvent non. Sur le versant professionnel, Magellan occupe un poste à responsabilité dans une grande biscuiterie écossaise. Il est compétent, expert, ce qui lui permet de tenir encore la barre. Mais on sent aussi qu’il n'y est plus. Il y a ces moments de vide qu’il passe devant sa fenêtre à regarder le va et vient des camions qui chargent et déchargent les produits. Les oublis qui s’insinuent dans ces rapports écrits, les propos décalés qui s’infiltrent de plus en plus souvent dans les échanges qu’il mène avec ses interlocuteurs. Il n’est plus en mesure de percevoir la juste mesure des situations, et se transformera même, par mésinterprétation de quelques gestes, en harceleur ridicule auprès de sa secrétaire.

La force du roman de Butlin tient à de nombreux choix et effets. Elle réside d’abord dans une certaine forme de mesure du personnage. Morris Magellan n’est pas un alcoolique violent. Il ne fait pas d’esclandre, de scandale. Il se promène simplement au bord du vide, ad nauseam, et ses ratés sont rarement spectaculaires. Et pourtant il s’enfonce irrémédiablement.

L’autre singularité du récit tient au fait que nous habitons la réalité dans laquelle le personnage s’enlise. Nous dérivons avec lui sans autre forme de distance que celle que nous décidons de maintenir. Le regard que les autres portent sur lui ne nous parvient que par leurs paroles, leurs gestes mais surtout par la façon dont nous le regardons nous-mêmes. Certes, le procédé n’est pas nouveau mais la focalisation interne est ici d’une efficacité redoutable. Nous collons aux doutes du personnage, à ses dérèglements, à sa logique vacillante. Nous buvons la tasse avec lui.

Plus largement, c’est le style de Ron Butlin qui fait de ce livre un grand roman. L’écriture est à la fois précise, retenue, sans pourtant poser de limite à ce qu’elle explore. Elle nous fait entrer dans la subjectivité du personnage, sombrer avec elle, sans jamais céder à la tentation du lyrisme, de la désarticulation du langage ou du brouillage des pistes. Cette voix livrée à elle-même ne joue ni la carte de l’autisme poétique débridé ni celle de la froide neutralisation des sentiments.




 
Les actes les plus banals de la vie prennent la forme d’un exercice d’équilibrisme que rend notamment le suremploi des infinitifs.

«Manteau. Fermer la porte du bureau et traverser l’espace paysager, l’ascenseur, les portes vitrées, l’allée et le portail principal.»
«Puis la maison. La lumière dans la chambre. Ouvrir la porte et monter une volée de marches qui se déformaient d’un côté à l’autre dans la chaleur du soir d’été.»

«Trois étages jusqu’en bas, deux marches à la fois, puis prendre un autre couloir avec deux salons d’attente : rideaux, fauteuils, tables basses et magazines. Passer les grandes portes vitrées et dehors.»
«Monter les escaliers trois par trois.[…]Puis se sortir des vêtements de la journée et entrer dans la salle de bain attenante pour un rasage et un coup d’eau sur le visage.»

Ces tournures semblent endosser une fonction auto injonctive, comme si la vie de Magellan se réduisait à une recette de survie placée à chaque instant au-devant de lui.

Peu d’écrivains ont su avec autant de justesse nous faire voyager de l’intérieur dans l’ébriété d’un personnage. Le malaise que procure le besoin d’alcool, les moments d’apaisement mêlé de honte, la nausée en lutte contre l’espace et les objets, l’effort physique pour produire un parole correctement articulée, les joutes permanentes entre euphorie et sentiment d’abandon, la confiance soudain abusive en soi et les redescentes amères… Il faut lire Butlin pour en sentir ou en retrouver toute la teneur.

Ce voyage semble sans fin et le nom du personnage n’a pas été choisi au hasard.

«Tu as enfin atteint la marche d’en bas : tu dois aller à la rescousse de toi-même, poser chaque pied chaque fois, faire attention de ne pas marcher en cercles de plus en plus larges. Qui porte ton nom, tu ris presque tout haut, a déjà navigué tout autour de la Terre. Tu dois constamment te forcer à aller de l’avant, les mains tendues devant toi. Si le cognac ne vient pas au voyageur en détresse, alors le voyageur en détresse, tu ris presque tout haut…»


Le mal, toujours, vient de plus loin que l’alcool. La figure du père, qui occupe les premiers chapitres du livre, offre ici un point de départ possible à cette ligne de fuite. Un rendez-vous manqué dont la trace forte et discrète ressurgira à la fin du roman.

Derrière le voyage de Magellan transparaît également un autre arrière-plan. Celui du libéralisme thatchérien des années 80. Le vertige éthylique du héros de Butlin fait parfois un peu songer à celui, criminel, de Patrick Bateman dans American Psycho. Le trait est moins appuyé mais l’arrière plan est bien là. Irvine Welsh, l’auteur de Trainspotting (porté à l’écran dans le film mythique de Danny Boyle), défendit bec et ongles la parution de ce livre et nous rappelle, dans une courte et éclairante préface, tout ce que ce texte pouvait avoir de subversif et de singulier dans le contexte de l’époque. Les romans « contestataires » anglais et américains de cette période mettaient avant tout en scène des loosers. Des exclus du système pour qui l’alcool, à côté d’autres excès, constituait l’expression d’un malaise, tout autant qu’une alternative trash à une société vidée de sa substance. Mais ils se situaient de l’autre côté de la barrière. Ils pouvaient donc encore nourrir l’espoir secret d’accéder au bonheur et, pourquoi pas, à la réussite matérielle. Morris Magellan possède tout ce qui manque aux héros de l’underground. Ni l’argent ni l’amour ne lui font défaut. Pourtant, ça ne colle pas. Et cette solitude-là nous renvoie de manière encore plus violente, car elle prend corps à l’intérieur même du système, la détresse d’une société nettoyée de ses valeurs spirituelles.

Alors comment faut-il que tout cela finisse ? Butlin nous offre une fin qui n’est pas celle qu’un instant, nous aurions pu attendre. A la chute fracassante et définitive dans le vide et la mort, frôlée dans les dernières lignes, il préfère la promesse amère du cycle. Morris Magellan est toujours parmi nous.










Ron Butlin, Le son de ma voix. Quidam éditeur. 2011. Traduit de l’anglais par Valérie Morlot.


Images : 1) Equilibriste (source) / 3) Homme seul (source) / 4) Ron Butlin (source)

dimanche 15 janvier 2012

> Le silence aussi - Patrik Ourednik

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Romancier, poète, traducteur, Patrik Ourednik est tchèque et vit en France depuis le début des années 80. Remarqué il y a une dizaine d’année avec la parution d’ Europeana. Une brève histoire du XXème siècle, il revient aujourd’hui sur la scène littéraire française grâce aux éditions Allia, avec un roman narquois et décapant : Classé sans suite. L’histoire d’un flic menteur et tout en bassesses humaines qui nous promène dans une Tchéquie suturée et délétère. Et l’histoire d’un narrateur qui joue avec son lecteur comme un chat avec sa souris : fausses pistes, fausse intrigue, puis finalement faux polar (et pas seulement décalé), puisque l’essentiel se déverse à côté de l’action. A la traduction de ce texte fait écho, toujours chez Allia, la parution plus discrète d’un court recueil de poèmes, Le silence aussi. Ce petit livre n’en vaut pourtant pas moins le détour. Car la parole au souffle court d’Ourednik distille une poésie incisive, noire et rugueuse qui ne passe pas sans nous laisser quelques sombres pépites plantées dans la gorge.




Quand on tire trop sur la corde de l’humanité, il convient de la raccorder.

«Sans âme / le corps humain empeste cent fois plus / que toute autre charogne, / tigre, chimpanzé, chat ou cigogne»

Avec le Silence aussi, la poésie de Patrik Ourednik trouve son pain dans ce qui stagne au fond de l’histoire, de l’homme, du langage. Dans les égouts et les décombres d’une société qui n’a plus grand-chose à nous laisser espérer. Ces textes oscillent entre des poèmes en vers généralement dépouillés à l’extrême et des micro récits s’appuyant sur des contes, des épisodes bibliques ou des scènes lugubres qui sont autant de réminiscences traumatiques de l’histoire. La Grande Famine de 1933, ce fameux «génocide par la faim» organisé par Staline en Ukraine et dans une partie de la Slovaquie qui lui fut ultérieurement rattachée, est évoquée à deux reprises. On découvre par exemple la figure de Koval l’espiègle, qui n’est pas le personnage d’un fabliau facétieux, mais un paysan affamé qui fut jeté en fosse commune alors qu’il vivait encore, enseveli sous les cadavres de ses compatriotes. Il parvint miraculeusement à refaire surface et à survivre en se nourrissant de la chair de quelques uns de ses compagnons d'infortune.

«Ses amis le surnommèrent l’Immortel, / Il mourut d’une pneumonie trois ans plus tard».

Une histoire vraie, sans doute, parmi toutes celles dont sont faits les épisodes impensables de l’Histoire.

On n’est pourtant dans autre chose qu’une poésie de la mémoire historique, qui construirait son chemin sur les traces douloureuses du passé. Ces éclairs de l’histoire demeurent souvent enfouis dans les mots eux-mêmes. Mais cela ne change rien. Car la faim, la pauvreté, la violence et la répression semblent avoir définitivement entaché une parole qui ne trouve plus à se réfugier qu’au bout d’elle-même, dans un espace confiné et définitivement nettoyé de toute idée de beauté ou de rhétorique. Ainsi, le locataire de la maison du Déchaussé, fait d’abord place nette autour de lui :

«il tend le bras / met le lit en miettes / le tapis en charpie / essore le mur»

Après avoir cloué «une dernière salive» à la porte, il s’avance démuni au milieu de la cour et se délesterait bien des dernières paroles qui lui restent :

«j’échangerais volontiers / tous mes mots / contre une nuit / d’hiver.»




Les mots gorgés du jus de la poésie sont tombés avec les hommes et leurs dernières illusions. Le poète, comme un enfant pauvre collé au mur, joue aux osselets avec ce qui lui reste des mots. D’où ce grand dénuement de l’écriture, cette sécheresse, ces vers décharnés où la décision d’aller à la ligne semble dictée par un tout dernier souffle qui aurait besoin de s’économiser pour durer encore un peu. C'est le cas par exemple dans le poème intitulé simplement 1933, l’autre texte qui se réfère aux événements déjà évoqués. Toute narration a disparu et l’on est cette fois en présence d’une sorte de berceuse à la limite du silence :

«c’est rien / c’est rien / une libellule / a perdu / une aile / ces pas ? / c’est rien / c’est rien / ce sont les temps / qui viennent / dors / dors / dors / dors / dors.»

Le présent n’est guère plus reluisant, il semble lui aussi contaminé par l’impossibilité de croire aux mots et il ne présente aucune fenêtre ouverte sur le ciel. La misère sociale imprègne discrètement le décor (l’hôpital), les amants sont condamnés à la trivialité et restent bloqués au bord d’une parole qui ne peut plus se dire, ce qui, dans la langue d’Ourednik, se résout dans cette image : «la chasse d’eau ne fonctionne pas». La nature ne donne guère le change, n’inspirant que quelques notes occasionnelles et désenchantées ou un haïku parodique :

«ça, le printemps ? / dune buisson araignée / toussotent dans le brouillard»

Lorsqu’un Eden perdu avance un pas timide dans l’ombre, ce qui n’arrive pratiquement jamais, c’est encore avec des mots télégraphiés, rudes et sans fioriture que Patrik Ourednik nous le laisse entrevoir, comme dans le court poème enfance chérie :

«y plonger les doigts, / baver à profusion, / du fond de la gorge / éructer, / lâcher / des vents, fougueux / partout / saleté / répandre, / ouais, / ça c’était quelque chose, / ouais.»

On retrouvera dans la sombre petite musique de ces poèmes, l’âpreté sarcastique que l'anti-héros de Classé sans suite déploie envers lui-même et la société tchèque. La poésie ? On a l’impression que l’écrivain lui fait un peu subir le traitement qu’il réserve au roman dans son dernier opus. Elle se trouve elle aussi, au bout du compte, «classée sans suite». Ou presque :

«et voici / qu’un mot se lance à travers le larynx / escalade la pomme d’Adam / traverse la cavité / glisse sur la langue / se faufile entre les dents / dégouline de la lèvre / coule le long du menton / tombe dans le bouillon / et / au dernier moment / à un doigt de devenir un œil de graisse / se retourne et lâche : / oui / c’est plus ou moins / ce que je voulais dire.»













Patrik Ourednik, Le silence aussi. Editions Allia. 2012. (Traduit du tchèque par Benoît Meunier).


Images : 1, 3, 4 : photographies de Josef Sudek

mardi 10 janvier 2012

> Après le tunnel

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Artiste discret, navigant entre graphisme, chanson et écriture, Fabio Viscogliosi poursuit un travail personnel entamé avec Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit, texte que nous avions brièvement évoqué ici. Son dernier livre, Mont Blanc, est paru en septembre 2011. Dans cet ouvrage au titre aussi bref et factuel que le précédent était poétique, Viscogliosi revient plus frontalement sur un événement qui traversait pudiquement son premier récit : la mort violente de ses parents, disparus dans l’incendie du tunnel du Mont Blanc le 24 mars 1999. Un livre de deuil, donc, que douze années séparent de l’événement sur lequel il se penche, temps qu’il aura peut-être fallu à l’auteur pour en parler directement. Un livre de deuil, mais pas seulement. Car l’écriture de Viscogliosi est buissonnière, elle file les lieux, les objets, les livres. Elle se laisse porter par des échos qui nous éloignent parfois de leur préoccupation première pour y revenir par d’autres chemins. L'écriture se cherche, à travers des fragments, des souvenirs, des écarts. Et le résultat est un livre composé d'éclats de mémoire et de sensibilité qui trouvent finalement leur raccord dans une musique simple, touchante et profonde.



On commence ici par le commencement. Il y a le coup de téléphone d’une tante et l’événement est là, dans toute la brutale simplicité du fait divers :

«Les gendarmes viennent de nous prévenir, il s’est produit quelque chose de très grave, une catastrophe, un camion a pris feu sous le tunnel du Mont-Blanc»

Puis la mort des parents est annoncée, sobrement mais sans ménagement :

«Ta mère et ton père sont décédés»

En quarante-neuf fragments, Fabio Viscogliosi revient sur cet événement, l’observe, le décortique, s’en écarte, s’en approche à nouveau. Il ne remonte pas le fil du temps pour nous brosser la vie de ses parents, mais brode une sorte de toile d’araignée dont le centre est cette mort subite et incompréhensible.

C’est d’abord le jour J lui-même qui est repris dans le menu détail d’une série de suppositions. Le fils, qui n’était pas avec ses parents ce jour-là, construit le récit possible de cette journée, l’enchaînement des événements qui a tranquillement conduit le couple au mauvais endroit au mauvais moment. Il s’appuie aussi pour cela sur les nombreuses informations que la presse et Internet ont fournies sur cet événement qui allait bientôt être très médiatisé. Des noms apparaissent, des bribes d’histoires reconstituées à partir des différentes enquêtes qui ont été conduites. Les parents deviennent aussi les personnages d’un récit écrit par d’autres, ils côtoient la communauté des morts du tunnel, les «Ernesto, Patrick, Maurizio, Bruna, René, Stefano, Jean-Michel, Ambroise, Gabrielle, et tant d’autres» auquel l'auteur rend au passage un hommage discret.

Ce qui aurait pu être l’histoire d’un procès à charge prend une toute autre tournure. Si le chemin de croix juridique des familles des victimes est évoqué, il ne constitue pas le cœur du récit. L’avocat de la partie civile apparaît comme un trublion à bretelles qui ne brille pas par ses compétences et la question des torts, des responsabilités, de ce qui aurait dû être fait ou aurait pu être évité n’est pas ce sur quoi s’étend le plus longuement l’auteur de Mont Blanc.

Il revient plutôt sur les signes, les souvenirs, les indices. Sur un passé qui se trouve soudain relié par de multiples faisceaux à cet événement pourtant non prédictible. Pourquoi ce 24 mars 1999 le narrateur achète-t-il un vinyle du groupe allemand Kraftwerk intitulé Autobahn (autoroute) ainsi qu’un album du trompettiste Don Ellis au titre éloquent, Essence ? Pourquoi retrouve-t-il plus tard dans ses affaires un vieux Paris-Match de l’année de sa naissance dont la première page affichait : «L’épopée du tunnel du Mont-Blanc, nos reporters font pour vous la première traversée Italie-France». Aucune superstition ici, juste un étonnement devant la façon dont le sens peut se tresser à rebours d'un événement impensable.

L’étonnement est d'ailleurs souvent ce qui guide la plume de l’écrivain. Etonnement devant des mots qui ne s’aiguisent jamais que lorsqu’ils sont vécus.

«C’est idiot il m’a fallu quelque temps pour réaliser que ma sœur et moi étions orphelins, désormais. Orphelins ? J’avais dépassé les trente-trois ans. Orphelin, orfano, orphan, d’une langue à l’autre le mot conserve sa mélodie aigrelette. Je l’ai caressé comme un galet dans ma poche, encombré par sa présence polie.»
Même variation autour de l’expression «faire son deuil», formule convenue qui appelle de nombreuses déclinaisons dont certaines relèvent du registre de l’humour familial : «comme on fait son deuil on se couche». Un deuil auquel l’auteur se refuse d’abord dès qu’il en considère le sens premier : «faire son deuil de quelque chose : se résigner à en être privé».

Mais à partir de cet événement tardivement primordial, Viscogliosi compose un cercle qui va s’élargissant, un peu comme ceux que dessinerait autour d’elle une pierre jetée dans l’eau. La mort se concentre autour de détails qui se développent librement sur l’axe des abscisses et des ordonnées. Il va par exemple cherhcer dans les journaux de quelques écrivains ce qu'ils auront retenu du 24 mars 1999. Ainsi ne trouve-t-il rien à cette date sur l’incendie du tunnel, que ce soit dans la Vie extérieure d’ Annie Ernaux ou dans le Carnet de notes de Pierre Bergounioux où le début des hostilités en Serbie semble éclipser le reste. Ailleurs, lui reviendront bientôt plusieurs scènes de la Mort aux Trousses, film fétiche de l’enfant qu’il était et que la famille se passait en boucle. Et puis c’est le Mont Blanc lui-même qui devient une sorte de lanterne magique et vénimeuse d’où s’échappe soudain toute une série d’images et de réminiscences qui en prolongent les éléments constitutifs. La neige déclenche ainsi le souvenir de quelques dialogues de Ma nuit chez Maud , le film de Rohmer : «Ca fait faux, ça fait toc. Je n’aime pas tellement la neige. Ca fait gosse. J’ai horreur de tout ce qui rappelle l’enfance». Elle fait ressurgir la figure du poète japonais Issa qui «aimait pisser tout droit dans le blanc immaculé» et ne s’adressait guèreans sa solitude, qu’aux animaux qu’il croisait : «Viens jouer avec moi, moineau orphelin».

Il baguenaude également, peut-être «pour conjurer la peur ou le mauvais sort» dans les livres de montagne et notamment dans un ouvrage publié dans les années trente par le Club alpin français. Mais sans doute est-ce aussi parce qu’il préfère finalement les «montagnes de papier», les seules qui ne soient pas des fictions, que ses divagations alpines le conduisent vers le Mont Ventoux de Pétrarque.



Chez Viscogliosi, la déambulation mélancolique du côté des livres, des écrivains qui ont compté, du cinéma, de la musique ne relève pas de l'enrobage esthétique. Elle provient d'un mouvement d’ensemble qui, dans un jeu de constantes correspondances, fait également surgir les souvenirs personnels, les objets, les gestes, les moments du réel, la cicatrice, à vif ou apaisée, des parents disparus.

On croise Perec, Copperfield, Orson Welles, Wim Wenders... Jusqu’à cette longue promenade dans Genève que l’auteur s’invente aux côtés de Borges. Une flânerie qui n'est pas sans rappeler la poésie grave et légère de Vila-Matas. Les deux hommes traversent ensemble le cimetière où repose l’écrivain argentin et à la porte de celui-ci les chemins se séparent, Borges poussant avec simplicité le promeneur endeuillé de l’autre côté de la mort :

«Voyez-vous, jeune homme, le monde est vaste, vous le savez. Si je puis vous donner un conseil, profitez-en, sans plus tarder. Lorsqu’on a rendez-vous avec la vie, on ne la fait pas attendre».

Fabio Viscogliosi fait partie de ces écrivains par lesquels on pourrait croire qu’il est simple d’écrire. Qu’il s’agit seulement de laisser les événements glisser sur le papier, de se laisser rebondir d’idées saisies au vol en souvenirs fugaces. Il n’est pourtant pas si courant, à travers un étoilement de textes que l’on dirait agencés au hasard de l’humeur, de la douleur et de la mémoire, de parvenir à une mélodie à la fois aussi juste et fragile.










Fabio Viscogliosi, Mont Blanc. Stock. 2011


Images : 1) Kargal, Derrière la vitre (source) / 3) Borges (source) / 4) Fabio Viscogliosi (source)

lundi 2 janvier 2012

> Le pas de quatre d'Antoine Piazza

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Il y a chez certains auteurs une question qui se pose de manière plus aigue que chez d’autres : qu’est- ce qui fait que la vie n’est plus tout à fait cette chose qui s’est déroulée quand on la passe par le moulin de l’écriture ? L’interrogation semble valable pour tous les écrivains qui, selon la jolie formule d’Annie Ernaux, s’intéressent de manière privilégiée, à «ce qui a eu lieu». Pourtant, chez certains, le travail de réappropriation du matériau autobiographique, familial ou historique est facilement repérable : la marqueterie porte une signature labellisée, une patte qui ne trompe pas. On attend le grand écart savoureux, le feed back acide ou plein d’humour, la longue analyse rétroactive ou la fresque héroïsante. Chez d’autres, les choses semblent plus compliquées. Avec Antoine Piazza, le « décollement » prend plus de temps. Il ne va pas de soi, il requiert une certaine forme de patience.

Le chiffre des sœurs, qui paraît ces jours-ci aux éditions du Rouergue, s’apparente à une «suite française»  sur fond de généalogie familiale. Antoine Piazza fait partie des écrivains qui travaillent le plus souvent sur «ce qui a eu lieu». Après son dernier texte, récit enlevé, drôle et délicat d’ Un voyage au Japon, il nous revient ici avec un projet plus vaste en nous plongeant dans l’histoire des siens. Il choisit d’y entrer, légèrement de biais, pourrait-on dire, par la figure de quatre de ses tantes. Une fratrie qui lui donne l’occasion d’explorer, dans un exercice d’écriture précis et ajusté, un siècle fragmenté où les anecdotes et les événements familiaux servent souvent de miroir à la grande histoire.

 


Tout commence à Nice en 1999, par un enterrement. Celui d’Alice, l’une des quatre tantes du narrateur. L’incipit du Chiffre des sœurs pourrait nous laisser penser, par la présence de certains détails décalés, que le récit d’ Antoine Piazza sera avant tout placé sous le signe de la mise à distance et du décrochage ironique :

«Un homme en costume gris traversa la rotonde du funérarium et vint à notre rencontre. Nous avions quelques minutes, mon cousin et moi, pour nous recueillir devant notre tante, après quoi une équipe allait fermer le cercueil. L’homme se tenait respectueusement à l’écart, parlait avec application et plaçait des silences entre chacune de ses phrases. Je ne pouvais détacher mon regard de son nez, un nez cirrhotique, énorme, sanguin, magnifique au milieu d’un visage glabre. Comment un ordonnateur de pompes funèbres officiait-il avec un tel nez ? Pourquoi avait-il été choisi, lui plutôt qu’un autre, pour se présenter aux gens, avec son petit discours et son air contrarié ?»


Pourtant, si l’humour est bien l’une des dimensions de ce récit familial, il ne constitue pas un parti pris systématique. Pas plus ici que dans la Route de Tassiga, roman qui se déroulait dans le milieu des expatriés français d’un chantier de construction au Niger, et qui aurait pu prêter le flanc à des exercices sarcastiques bien plus débridés, Antoine Piazza ne se départit d’une certaine forme d’attention mesurée au juste poids du réel. L’humour est chez lui un peu comme l’émotion : elle a un prix. Elle ne saurait détourner l’écriture d’un travail premier de restitution souvent méticuleux (trop diront certains) de la réalité, des événements, des détails.

Piazza s’attache donc ici à quatre figures de sa lignée : quatre sœurs qui vont traverser le siècle par différents chemins pour nous en donner à voir, presque accidentellement, de larges pans. Si elles ont toutes été gratifiées de la première lettre de l’alphabet à l’initiale de leur prénom, elles connaîtront des destins assez variables. Annabelle, l’aînée, se distingue d’abord par sa position privilégiée à Maillac, petite ville du Sud-Ouest, dans la période d’après guerre, avant de subir les contrecoups de l’histoire économique de cette ville. Les trois autres sœurs, professeur de piano à Paris, infirmière et religieuse, passeront aussi par les montagnes russes de la vie. Des hauts et des bas liés tout autant à leurs fortes individualités qu’aux soubresauts de l’histoire et à tout ce qu’une famille peut couver en son sein de secrets et de revers. Ce n’est pourtant pas tant une saga familiale hors du commun que nous brosse ici Piazza qu’une mosaïque minutieuse qu’il donne l’impression de construire sous nos yeux au fur et à mesure qu’il avance lui-même dans son passé familial.

Si tout commence à Nice en 1999, tout se terminera dans cette même ville un an plus tôt. Entre les deux, l'auteur nous aura promené de dates en dates et de ville en ville à travers ce quatuor féminin tressé de fils qui se ramifient ou se rapprochent soudain. Chacun des douze chapitres de son livre est construit autour d’un lieu et d’une époque, dans un apparent désordre chronologique : Nice 1999, Chambéry 1906, Aire-sur-l’adour 1944, Minsk 1971, Paris 1971, Font-Romeu 1967, … Autant d’espaces-temps qui se font écho, se bousculent, s’enroulent les uns autour des autres. Une construction discontinue qui semble d’abord faite autant d’ellipses que de ressouvenirs, et qui serait tissée des épisodes que la mémoire appelle mais aussi des blancs qu’elle laisse derrière elle. A moins qu’il ne s’agisse plutôt, entre souvenirs directs et indirects, témoignages rapportés et moments ressurgis de l’enfance, d’une tentative de reconstruction qui ne passe pas par le simple alignement linéaire des causes et des effets.



L’auteur avance ici à pas de velours sur des sentiers complexes et soupèse souvent chacune des pièces qu’il recueille. Evitant sans cesse les écueils de la mythologie familiale toute faite, il s’efforce de déblayer, de mettre à jour, à travers les grandeurs et les faiblesses dont nous sommes tous faits, à la frontière de l’histoire commune et de ce que chaque existence a d’impartageable, quelques uns de ces parcours sinueux que dessine la vie. Des vies gravées sur fond de pétainisme et de résistance qui laissent aussi lire derrière elles les courbes fluctuantes de la prospérité française des Trentes Glorieuses aux chocs pétroliers. Des vies traversées de douleurs silencieuses, de conflits d’intérêts, de bonheurs simples et de venins pernicieux.

On pourra se demander pourquoi Antoine Piazza a choisi de porter sa plume sur ces quatre sœurs pour composer son panorama familial ? Des tantes qu’il a pour certaines moins connues que d’autres membres de sa famille et qui souvent ne s’intéressaient guère à l’enfant qu’il était. La réponse lui appartient. Mais peut-être cette approche traversière lui a-t-elle permis d’entrer dans un roman familial qui, s’il avait été directement abordé par des figures frontales (comme celles du père par exemple, qui tient pourtant une place importante dans ce récit), n’aurait pas rendu le même son. Songeons pour nous en convaincre à Proust et à la place centrale qu’occupent nombre de personnages a priori secondaires dans La recherche...

Mais au-delà de cette quête, menée sans aucune forme de sentimentalisme, on sent pourtant poindre un hommage discret à ces quatre femmes. Des femmes qui, malgré leurs destins croisés, n’ont jamais rompu le lien qui les unissait et se sont souvent rejointes dans une souffrance volontairement tenue secrète. Si au bout de ce pas de quatre, vieillesse et fin de vie sont au rendez-vous, la déréliction est souvent ponctuée chez ces drôles de tantes par une réserve qui la rend encore plus émouvante.

Quel est donc ce «chiffre», qui prête d'abord au titre une part de mystère ? La quatrième de couverture nous rappelle le sens de ce terme désuet : « ce sont les initiales que la grand-mère de l’auteur brodait sur le linge de ses enfants, au début du dernier siècle…». Mais le «chiffre», c’est peut-être aussi la formule magique qui nous donnerait soudain la clé du passé, nous ouvrirait la porte d’un temps retrouvé. Un code par définition indéchiffrable, pris à jamais dans les rets du temps, et dont Antoine Piazza s’approche ici avec pudeur et justesse.







 
 
 
 
 
 
 
Antoine Piazza, Le chiffre des soeurs. Editions du Rouergue. 2012.
 
Images : 1) Toile de Hamel (source) / 3) Traces de pas dans la neige, Peter Rosbjerg (source) / 4) Antoine Piazza (source).