mardi 31 août 2010

> Lecture en zone d'ombre, Méridien de sang.




« Personne ne laisse échapper une larme ou un reproche
  à la déclaration de la maîtrise de Dieu,
  qui, avec une ironie magnifique
  m'a donné à la fois les livres et la nuit. »


On connaît ces beaux vers de Borges extraits du Poème des dons. On y entend bien sûr l’écrivain argentin évoquer sa cécité et sa passion des livres, un double destin contradictoire pourtant accueilli et accepté.

Cette nuit-là évoque aussi d’autres ténèbres, plus vastes encore, et c’est sans doute ce qui fait résonner ce poème au-delà de son seul ancrage biographique. On peut y entendre qu’aucun livre, pas plus que tous les livres réunis, ne viendra à bout de la nuit. Dans la Bibliothèque de Babel, la lumière est « incessante » mais « insuffisante », et la quête qu’impose cet univers labyrinthique est à son image, infinie, et donc par avance vouée à l’échec. Si dans la bibliothèque borgésienne tout ce qui peut être conçu est déjà un livre, le hiatus entre ce qui a de tout temps déjà été écrit et ce qui reste à lire est nécessairement irréductible. Et, dans ces lieux jamais éteints mais jamais pleinement éclairés, ce sont les hommes eux-mêmes («ces bibliothécaires imparfaits», selon la formule de Borges) qui peu à peu s’abîment les yeux et courent le risque de perdre la vue. Il y aurait finalement un lien consanguin entre lecture et cécité. On n’échappe pas à la nuit. A travers le narrateur de Babel, comme dans d’autres écrits, Borges procède à une mise en scène et une interprétation allégoriques de sa propre situation de lecteur aveugle. La nuit borgésienne circonscrit non seulement ce qui échappe à la vérité du livre, ce qui se dérobe à l’emprise du langage, mais elle pointe aussi les hexagones inexplorés du huis clos babélien. Lire, c’est lire avec tous les livres que l’on n’a pas encore lus et avec ceux qu’on ne lira jamais.

L’expérience de la lecture, tout aussi lénifiante soit-elle et quel que soit l’engagement sans retour qu’elle puisse susciter, est aussi nécessairement l’expérience d’une limite, d’une finitude. Il y a quelque chose qui se joue, dans l’acte même de lire, avec les livres que l’on n’a pas lus. Ils balisent un espace de possibles, une série d’échos qui n’existent pas encore. Ils appellent des choix, des renoncements, des mises en veille.

Les théories de la lecture littéraire ont souvent mis en évidence, notamment depuis Lector in fabula, et par la suite dans la lignée des travaux de Vincent Jouve, la façon dont le sujet construit lui-même le sens du texte, développe une activité interprétative, voire créatrice, à partir notamment de ses expériences antérieures de lecteur. Le plaisir de la lecture, tout comme la construction du sens, se joue également dans cette «compétence intertextuelle du lecteur » dont parle Umberto Eco, cet état d’éveil qui lui permet de laisser entrer en résonance le texte qu’il est en train de lire avec d’autres livres lus.

Mais il me semble que cette construction du sens et ce plaisir le renvoient aussi, au-delà de sa lecture « en acte », vers ce que l’on pourrait appeler la « zone d’ombre » de sa bibliothèque (il va de soi que je ne parle pas ici des livres que l’on décide, par goût, opinion, etc., de ne pas lire). Entrer dans un livre, c’est s’exposer à en désirer d’autres et l’effet de dominos, comme on le sait, peut durer longtemps, effet lui-même démultiplié et délinéarisé par la variété des lectures et par toutes les autres formes possibles d’incitation à lire (de l’échange entre amis à la consultation de blogs, en passant par la presse, la critique, etc.). Ainsi, paradoxalement, plus on lit, moins on lit — et la formule n’est pas réversible ! Ma bibliothèque idéale est toujours le négatif de cette autre bibliothèque, faite de rencontres suspendues ou mises en réserve, de livres que m’auraient donné envie de lire ceux que je n’ai pas pris le temps d’ouvrir, de mes futurs choix de lecture. Cette zone d’ombre est mouvante dans le temps, variable d’un lecteur à l’autre, et exponentielle : plus on l’éclaire, plus elle gagne du terrain.

Les rentrées littéraires sont souvent des occasions privilégiées d’en prendre la mesure. C’est un peu ce que fait Philippe Annocque dans une note récemment postée sur son blog, où il signale quelques lectures récentes, quelques promesses de bonheur au futur proche, mais évoque aussi sur un ton doux-amer tous ces livres qu’il ne pourra pas lire. Le lecteur est souvent contraint d’utiliser un tamis quand il aurait préféré une pelle !

Mais l’actualité littéraire n’est pas la seule rivière où de beaux poissons nous échappent. Chaque lecteur possède aussi dans sa zone d’ombre quelques grands livres, quelques monuments. Pour ceux-là, l’affaire est encore plus délicate. Il faut attendre le bon et le vrai moment, accepter de mettre entre parenthèses d’autres parutions plus fraîches qui nous font saliver, pour honorer enfin les grands rendez-vous manqués.

L’expérience est pourtant souvent salutaire. Car il y a dans certaines œuvres une sorte de force matricielle qui est elle-même génératrice de littérature. Elle convoque sur son territoire les écrivains à venir et donne au lecteur l’impression étonnante de lire bien des livres en un seul. Certains de ces textes entrent presque naturellement dans la sphère d’une sorte d’archi-littérature qui dialogue avec le mythe. Ils ouvrent des territoires si vastes, touchent à des interrogations si profondes, qu’ils en deviennent centrifuges, attirant dans leur champ de gravitation des pans entiers de la littérature future. Il est difficile d’évaluer le nombre d’œuvres dont la littérature aurait été amputée si nous n’avions pas eu Hamlet ou Macbeth ; le Quichotte de Cervantès enfante régulièrement des avatars, ou renaît de ses cendres, comme récemment encore, sous la plume de Kathy Acker ; Au cœur des ténèbres de Conrad a comme marqué par avance, de manière indélébile, un nombre considérable de productions littéraires… L'énumération pourrait se poursuivre.

Peut-être ces œuvres assurent-elles d’ailleurs une sorte de fonction seconde auprès du lecteur, le consolant partiellement de tous les livres qui lui échapperont dans sa courte vie d’« Homo legens ».

***

Je me permets donc, en cette période tout à la fois réjouissante et frustrante de rentrée littéraire, de revenir sur une œuvre majeure, connue depuis plusieurs années pour beaucoup, découverte récemment en ce qui me concerne.

Méridien de sang, de Cormac McCarthy, figurait jusqu’à cet été en bonne place dans l’un des nombreux rayons de ma zone d’ombre. Je dois à Anne-Françoise Kavauvea, lectrice généreuse, de m’avoir décidé à l’en sortir au plus vite.

De McCarthy j’avais souvent lu qu’il était l’un, si ce n’est le plus grand des écrivains américains contemporains et que Méridien de sang était probablement son plus grand livre. Il faut ceci dit parfois se méfier des enthousiasmes éditoriaux et quelques autres auteurs avaient déjà été gratifiés de ces superlatifs sans que je parvienne personnellement à m'en persuader en les lisant (je pense notamment à James Ellroy). Cette fois-ci, pourtant, la déflagration a eu lieu.




On trouvera, dans différents blogs, plusieurs chroniques enthousiastes de ce roman auquel on accorde depuis une dizaine d’années au moins le statut de classique de la littérature contemporaine. Je renvoie au bel article d’Anne-Françoise Kavauvea, dans De seuil en seuil. A noter également deux autres présentations intéressantes sur le blog Note d’un souterrain et sur l’ancien site de François Monti. Enfin, on pourra se reporter à deux analyses passionnantes de Juan Asensio (1 et 2) dans Dissection du cadavre de la littérature. Il s’intéresse notamment (mais pas seulement) aux résurgences de la figure de Kurtz (Au cœur des ténèbres) dans le personnage du juge Holden.

Méridien de sang se déroule dans le sud-ouest des Etats-Unis, sur les anciens territoires de la cession mexicaine autour des années 1850. Un gamin pauvre du Tennessee (jamais nommé) abandonne un foyer familial délétère et part trimarder sur les routes de son pays pour survivre. D’abord engagé au Texas dans une armée irrégulière qui doit rallier le Mexique, il s’associe bientôt, après le massacre de cette première équipée par une tribu comanche, à un groupe de sombres soldats et mercenaires chargés de sillonner un immense territoire à la seule fin, contre rétribution, de massacrer le plus grand nombre d’Indiens et d’en rapporter le scalp. La bande est conduite par un chef, Glanton, et un juge violent, mystérieux et charismatique, Holden.

Le roman alterne entre des scènes de combat et de massacre d’une rare violence et des déambulations sans fin dans ces régions désertiques et caniculaires. Le « gamin » passe rapidement au second plan alors que se détachent la figure de Glanton mais surtout celle du juge. Au fil des pages, le contexte historique et la motivation des tueurs d’Indiens perdent de leur visibilité pour laisser place à une longue errance sauvage et meurtrière qui se déploie dans un espace que plus rien ne semble pouvoir contenir ni délimiter. On voit se dessiner un univers chaotique presque hors du temps, où la violence, ici seule expression du droit, est à la fois assénée et subie par tous, Mexicains, Indiens, Américains. Le juge Holden s’apparente quant à lui progressivement à un prophète invincible et satanique, apologue surhumain d’une guerre perpétuelle qui dirait l’essence même de l’Homme. La dimension allégorique du personnage finit par s’affirmer de manière radicale aussi bien à travers ses gestes, ses paroles, que par les attributs magiques dont il paraît investi de façon de plus en plus flagrante. Il apparaît, disparaît, semble à l’abri des balles et des flèches, se tient nu en selle escorté d’un gnome à moitié fou, qu’il promène en laisse ou retient dans une cage.

Bien après la sortie du désert et le duel qui l’aura opposé au gamin, le juge fait une ultime apparition. La mystérieuse disparition finale du gamin marque le triomphe du juge, figure à la fois méphistophélique (il semble vouloir gagner l’âme du garçon) et proche d’un Zarathoustra dévoyé — ce que souligne notamment l’image obsédante de la danse à la fin du roman :

« Il danse dans la lumière et dans l’ombre et c’est un grand favori. Il ne dort jamais, le juge. Il danse, danse. Il dit qu’il ne mourra jamais. »

Mais c’est le style de McCarthy, avant toute chose, qui nous saisit. Dès les premiers paragraphes on sait que l’on sera porté jusqu’à la quatre centième page sans discontinuer.

Son écriture a une capacité d’extension étonnante qui lui permet de porter les mêmes coups avec des phrases brèves, nominales, qui font avancer rapidement le récit (c’est le cas par exemple au début du roman) que dans des propositions déliées à l’infini qui nous emportent sans un point sur une page entière.

Il parvient également, sans jamais renoncer au détail, sans jamais lâcher la bride à ce qu’il entreprend de nous donner à voir, à forcer la description réaliste pour glisser vers quelque chose de démesuré. Tout à la fois lyrique, épique et d’une extrême précision, la langue de McCarthy est à chaque instant puissante et maîtrisée.

La nature, qui occupe une place centrale dans Méridien, fait elle aussi l’objet d’un traitement fascinant. Elle est à la fois décrite avec beaucoup de minutie, McCarthy s’attardant sur les grands comme les petits espaces, donnant souvent son nom à chaque pierre, chaque arbre, chaque plante, n’hésitant pas à recourir au lexique de la géologie ou de la botanique, puis elle finit par redevenir, par cette précision même, une entité irréelle, quasiment abstraite, et d’une beauté létale.

On ne peut qu’adhérer au constat de Juan Asensio lorsqu’il déclare :

« Pas une ligne, dans ce livre noir, qui ne paraisse vivre de sa propre nécessité, absolue, pas une ligne (alors que je ne lis, bien sûr, qu'une traduction donc, a priori, un texte moins dense que l'original) de ce roman qui ne me semble gorgée de quelque suc puissamment corrosif. »

Pour illustrer ces propos, voici un passage, un peu long, mais qui me semble une illustration forte de cet univers sombre, violent, tenu par un style à la fois précis et empreint d'un certain lyrisme qui semble réconcilier, comme dans certaines pages de Salammbô de Flaubert, réalisme et baroque.

La scène intervient à la fin du chapitre 4. Le premier groupe de soldats sans foi ni loi auquel s’est associé le gamin est, au cours d’un baroud de courte durée, attaqué par surprise et décimé par une troupe de Comanches.

« Parmi les blessés certains semblaient hébétés et incapables de comprendre et d’autres étaient pâles sous les masques de poussière et d’autres s’étaient souillés ou s’étaient écroulés sur les lances des sauvages. Ceux-ci conduisant maintenant une frise endiablée de chevaux lancés tête en avant avec leurs yeux révulsés et leurs dents limées et de cavaliers nus avec des gerbes de flèches serrées entre les mâchoires et leurs boucliers qui étincelaient dans la poussière et revenant dans un piaulement de flûtes d’os sur l’autre flanc des rangs déchirés en se laissant glisser le long de leurs montures le talon suspendu à la longe de garrot et leurs petits arcs tendus par-dessous l’encolure allongée des poneys jusqu’au moment où la compagnie fut encerclée et ses rangs coupés en deux puis se redressant comme des mannequins de foire, certains avec des figures de cauchemar peintes sur la poitrine, piétinant les Saxons démontés et les transperçant et les assommant et sautant de leurs montures avec des couteaux et trottant curieusement de-ci de-là sur leurs jambes torses comme des créatures contraintes à d’étranges modes de locomotion et arrachant aux morts leurs vêtements et les saisissant par les cheveux et passant leurs lames autour des crânes des vivants comme des morts et levant bien haut les sanglantes perruques et tailladant et tranchant dans les corps dénudés, déchirant des membres, des têtes, vidant les bizarres torses blancs et brandissant de pleines poignées de viscères, d’organes génitaux, quelques-uns parmi les sauvages tellement imprégnés de matières sanglantes qu’ils semblaient s’y être roulés comme des chiens et d’autres qui se jetaient sur les mourants et les sodomisaient en poussant de grands cris à l’adresse de leurs compagnons. Alors les chevaux des morts surgirent au galop de la fumée et de la poussière et se mirent à tournoyer dans un martèlement de cuirs et de crinières sauvages avec des yeux blanchis par la peur comme des yeux d’aveugles et quelques-uns étaient hérissés de flèches et quelques-uns transpercés de coups de lance et ils trébuchaient et vomissaient du sang tandis qu’ils tournaient à travers le champ de carnage pour disparaître dans un grand bruit de harnais. »



Une grande surprise donc, qui se renouvelle à chaque instant, dans des scènes aussi furieuses que celle-ci, ou au contraire au cours de longues pages (faussement) paisibles où les paysages écrasants ont fait disparaître toute figure humaine.

Parfois les zones d’ombre ont du bon car je jouis d’un privilège que bien des lecteurs qui furent plus avisés que moi m’envieront : il me reste tous les autres romans de McCarthy à lire.














Cormac McCarthy, Méridien de sang. Point Seuil. 2001. Traduit de l'américain par François Hirsch.

Images : 1) Anselm Kiefer, Athanor, détail (Louvre, photo personnelle) / 3) Cormac McCarthy

samedi 21 août 2010

> L'envol gracieux du voleur





Philippe Petit fait partie de ces précieux aiguilleurs qui nous révèlent la présence du poétique là où on ne l’attend pas. Son parcours peu conventionnel l’a conduit à explorer la magie, la manipulation d’objets (dont le vol à la tire est l’une des communes applications…), le jonglage de rue, la tauromachie, l’escrime, l’œnologie.... Mais c’est sur un fil qu’il s’est finalement posé. Il est reconnu depuis plus de trente ans comme l’un des grands maîtres du funambulisme en plein air, art qu’il pratiqua d’abord et de préférence sous sa forme illicite. On se souvient généralement de lui pour sa traversée intempestive des tours du World Trade Center en 1974. Il vit depuis longtemps déjà à New-York, où il est artiste résident de la cathédrale St. John the Divine (la plus haute, forcément, des églises gothiques du monde). Impliqué dans de nombreux projets et spectacles qui associent funambulisme, musique et théâtre, il est également l’auteur de plusieurs ouvrages dignes d’attention qui traitent de ses centres d’intérêts atypiques. Dans l’Art du pickpocket, paru chez Actes Sud en 2006, il nous offrait une variation élégante et érudite sur une passion de jeunesse…



Pour ceux qui verraient dans ce Précis du vol à la tire une invitation à la reconversion professionnelle, le proverbe indien extrait du Malayalam que l’auteur a placé en exergue reste à méditer :


« Après avoir appris à voler, il faut encore apprendre à être pendu »


On en trouvera plus loin comme un écho dans la Complainte de Mandrin, qui pourra toujours dissuader les dernières têtes brûlées.


« Ils m’ont jugé à pendre,
Que c’est dur à entendre
A pendre et étrangler
Sur la place du, vous m’entendez
A pendre et étrangler
Sur la place du marché »


Pourtant, on sent bien que l’exercice d’admiration n’est pas loin lorsque Philippe Petit nous entraîne dans l’univers du pickpocket.


Précision lexicologique : quand ce terme fait son entrée officielle dans la langue française en 1792, il existe en anglais depuis plus de deux cents ans, probable descendant du mot pykepurs (voleur de bourse) attesté dès le XIVème siècle sur le pavé londonien. C’est ce que nous rappelle Philippe Petit à la page 91 de son ouvrage, mais à ce stade, on en aura déjà appris beaucoup sur l’art et la manière de transférer un objet d’une poche à une autre.


On saura par exemple que le pickpocket, c’est un principe de base, ne prend que ce qu’on lui donne. Une fois l’objet convoité serré entre les doigts, la seule chose à faire est d’attendre.


« En changeant de position, en se penchant, en se retournant, en se mettant à marcher, en se détachant de vous un tant soi peu, le pigeon vous abandonnera le grain : son porte-monnaie, sa montre-gousset, sa liasse de billets de banque… Il vous le donne. Prenez-le.»


On aura appris quelle position de doigts désignent respectivement «la pince» et «la fourche». On connaîtra le «Coup du fauteuil ». On saura que les voleurs aiguisent souvent leur sensibilité digitale en se limant le bout des doigts et développent ensuite leur sens de l’effleurement en s’exerçant à compter les grains d’une feuille de papier de verre. On aura appris que le vol à la tire relève souvent d’un travail d’équipe digne d’un orchestration symphonique où chacun joue sa partition et rien de plus : on saura ainsi de quel instrument jouent le « premier tireur », le « meneur », le « bouclier », le « caleur », le « coureur », la « mule », la «lanterne »…


On aura découvert qu’ont existé de grandes écoles pour pickpockets : à Londres au XVIIIème siècle, à Naples, à Paris, à Bogota au XIXème siècle et à Mexico au XXème… Et qu’un premier congrès mondial du pickpocket s’est tenu à Madrid en 1981…


Mais si le livre de Philippe Petit en apprend beaucoup au lecteur non initié, il reste tout autre chose qu’un manuel du parfait petit voleur. Il se présente plutôt sous la forme d’un vagabondage dans l’univers poétique de la substitution d’objets… Les chapitres alternent entre la présentation de procédés, des rappels historiques, des citations, des anecdotes littéraires ou journalistiques, des précisions terminologiques, des souvenirs…


Un conte écossais du XVIIème siècle commence par la rencontre amoureuse de deux parfaits pickpockets et le coup de foudre a lieu lorsque survient un vol mutuel et synchrone. On revoit le Cauchemar du pickpocket, un mimodrame créé par le mime Marceau. Ou encore Baptiste (Jean-Louis Barrault) mimant le vol d’une montre dont Garance (Arletty) est accusée dans une scène mythique des Enfants du Paradis. Dans les pages intitulées l'Art et la manière, on aura vent de ce que l’on entend par « vol à l’épingle», « à la détourne», « à la substitution» ; on découvre des voleurs omnivores qui avalent des diamants à la barbe du bijoutier, des singes chapardeurs… Les chapitres se suivent et ne se ressemblent pas.


On retrouve également une iconographie commentée de tableaux figurant des scènes de vol. De l’Escamoteur de Jérôme Bosch, à la Diseuse de bonne aventure de George de La Tour en passant par des gravures de William Holgarth ou des lithographies de Daumier, Philippe Petit s’appuie sur des reproductions d’œuvres picturales ou de vignettes de presse des siècles passés pour illustrer un propos, une erreur technique, un coup de maître mais aussi pour souligner la présence, forte ou discrète, de toute une imagerie liée à la gestuelle du vol à travers les siècles.



On découvre ainsi que le Misanthrope de Breugel l’Ancien nous montre, fait rarissime dans l’histoire du vol, un coupeur de bourse utilisant une lame plutôt qu’une paire de ciseaux ; qu’une lithographie de Daumier paru dans la Comète en 1857, illustre une « Belle prise de côté en aveugle avec contact de l’épaule gauche justifié » ; que l’une des rares représentations d’un pickpocket se faisant appréhender se trouve dans une lithographie de Charles Joseph Traviès… Mais la palme revient sans doute à la Diseuse de bonne aventure de George de La Tour qui reste pour Philippe Petit « l’une des plus belles illustrations de l’art du pickpocket ». Certes, souligne-t-il, sur ce tableau les voleurs ne sont pas moins de quatre protagonistes pour mener à bien l’opération, « mais quel équilibre parfait entre le détournement d’attention, les regards et le ballet des quinze doigts voleurs ! »


Pourtant le vol, sous sa forme sociale et juridiquement définie, est la mise en œuvre possible d’un savoir faire ancestral qui peut également s’exprimer en tant que spectacle. Le pickpocket circassien transcende parfois le voleur de rue. Philippe Petit rend un hommage appuyé à Charly Borra, pickpocket de scène dont le génie semble ne jamais avoir été égalé. Car le spectacle, s’il abolit le risque que représente le vol réel, se contraint souvent à une difficulté supplémentaire : restituer l’objet volé à son détenteur sans qu’il ne s’en aperçoive. Avec Borra, portefeuilles, montres-bracelets, bijoux, cravates, circulent, passent d’un propriétaire à un autre, voltigent, disparaissent et réapparaissent, changent de mains, de poches, de cous… Le geste sûr, parfait, « magique », s’associe chez l’artiste-pickpocket à un bagout ébouriffant et à une intuition psychologique sans faille. Pourtant, tout pickpocket de scène a nécessairement été un jour un voleur de rue, c’est l’enfance de l’art et le passage obligé par l’erreur de jeunesse.

Philippe Petit, l’ancien pickpocket, s’acquitte-t-il justement d’une dette de jeunesse lorsqu’il livre à ses lecteurs quelques précieux procédés pour «se protéger des tire-laine, coupe-bourse et autres vide-gousset» ? Ce voyage dans les coulisses du « vol à la tire » n’est-il d'ailleurs pas déjà une façon de nous donner des clés pour ne pas se faire pigeonner ?


A moins qu’il ne s’agisse-là d’une ruse ultime…Car malgré tout cette prévenance, l’auteur fait bel et bien, en guise d’adieu, allégeance à Saint-Dismas, le patron des voleurs, et n’hésite pas à nous rappeler toutes les qualités d’âme que requiert le statut de pickpocket… Mais que les victimes se consolent car comme l’auteur le rappelle dans l’une des citations qu’il a sélectionnées en fin d’ouvrage :


« Seul ce que j’ai perdu m’appartient à jamais »


Voler, faire voler, survoler réunissent le pickpocket, le jongleur et le funambule autour d’un même mot et d’un même sens de l’équilibre. Que ce soit avec ces traversées clandestines à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol ou à travers ce joli livre inclassable qui se lit comme une ballade, Philippe Petit nous dévoile un peu sa conception de la grâce. Une grâce à laquelle conviendrait assez bien cette définition que Jean Genet, dans les premières lignes du Journal du voleur, réservait quant à lui à la violence :


« une audace au repos amoureuse des périls ».

***

J’en profite pour remercier celui qui m’a mis ce bijou singulier entre les mains, le magicien d’Heeza. Heeza est une discrète librairie située au fond d’une cour parisienne, avenue de la République (le site ICI). On y trouve peu de littérature, plus de bande-desssinée mais beaucoup de belles choses et de beaux objets décalés, parmi lesquels quelques pépites de l’Oubapo et surtout la plus grande collection de flip-books de France (certains relèvent de l’œuvre d’art !). Le maître des lieux vous accueillera entre deux tours de cartes et quoiqu’il arrive, vous ne serez pas volés !










Philippe Petit, l'Art du pickpocket (précis du vol à la tire). Actes Sud. 2006


Images : 1) La Diseuse de bonne aventure, George de La Tour 3) Ibid, détail  4) Philippe Petit joignant les tours du WTC (photo DR, Télérama).

mardi 17 août 2010

> Andrzej Stasiuk, un barbare venu de l'Est





Andrzej Stasiuk est polonais. Ecrivain, poète, journaliste et éditeur, il commence à être connu en France depuis quelques années, grâce aux éditions Christian Bourgois, pour ces récits de voyage en Europe centrale et orientale. Dans Sur la route de Babadag, dont la version française avait été publiée en 2007, Stasiuk nous livrait un recueil dense et sensible de souvenirs de voyages dans les recoins les plus méconnus de cette « autre Europe » qui lui tient à cœur plus que tout. Avec son dernier opus, Mon Allemagne, il passe de l’autre côté de la frontière pour poser un regard drôle, personnel et décapant sur la société d’en face.





On était prévenus, Andrzej Stasiuk aime l’Europe centrale. Il l’aime à la folie, pour le meilleur et pour le pire. Elle lui colle à la peau comme une musique et son intérêt pour cette partie du monde relève de l’addiction. Au début de Sur la route de Babadag, dont la traduction française nous est parvenue en 2007 chez Christian Bourgois, Stasiuk annonçait la couleur :

« J’aurais aimé être enterré dans tous les endroits où je suis allé et où j’irai encore. Ma tête parmi les collines vertes du Zemplén, mon cœur quelque part en Transylvanie, ma main droite dans la Carnohora, la gauche à Spišska Belá, ma vue en Bucovine, mon odorat à Răşinari, mes pensées peut-être quelque part par ici… »

Alors que certains voyageurs tendent le cou vers un ailleurs qui va ébranler ou effacer provisoirement leur sol natal (on pense notamment au jeune Bouvier s’arrachant, dans son élan vital vers l’Est, à la Suisse romande des années cinquante confite dans le calvinisme…), Andrzej Stasiuk arpente au contraire une sorte de zone proximale de développement. Il éprouve l’élasticité de son âme à travers un vaste ensemble de contrées grises et pluvieuses qui le ramènent toujours, aussi loin qu’il aille dans cette «autre Europe» pourtant traversée de conflits et de dissensions, à un indéfinissable sentiment d’être parmi les siens. Il faut dire qu’en tant que polonais, il est natif d’un pays qui a été l’épouse forcée de la moitié de l’Europe et dont les habitants sont marqués par une histoire houleuse qui leur fait généralement endosser le costume de victimes ou d’assassins, bien plus rarement celui de citoyens lambdas d’une nation parmi les nations…

« Mon pays me suffisait tout bonnement parce que ses frontières ne m’intéressaient pas. Je vivais dans son antre, en son milieu, et ce milieu se déplaçait avec moi. »


Stasiuk est un immense et faux voyageur. Il se déplace et se perd pour toujours mieux se retrouver. Il travaille à se laisser surprendre par ce qui lui est familier. Plus il s’enfonce dans les gares improbables, les villages oubliés, les tavernes sales et brumeuses de Roumanie, d’Albanie, de Slovaquie, plus il découvre que cet inconnu l’habite depuis toujours. Cette Europe-là, jusque dans ses moindres recoins, est une déclinaison de lui-même. Elle l’a choisi plus qu’il ne l’a choisie.

C’est ainsi que ce « chez soi » décrypté sur toute l’étendue de cette terra incognita qu’il sillonne et reconnaît immédiatement comme sienne est profondément transfrontalière. On pourrait dire de Stasiuk, s’il n’y avait as là une connotation quelque peu dévalorisante, qu’il est un écrivain sous-régionaliste. Le concept de nation se dissout dans un ensemble plus ou moins perméable de villes, régions, hameaux et campagnes qu’un fil invisible semble souvent relier. Dans Sur la route de Babadag, l’entrée se fait d’ailleurs rarement par le pays mais plus souvent par la localité : Răşinari, Baia Mare, Székelyföld, Skeklerland, Shqipëria, Galati, Babadag, … La nation, ce hasard de l’histoire, est souvent mise au second plan et citée presque accidentellement au bout de quelques lignes ou de quelques pages. Stasiuk adhère sur ce point pleinement aux remarques de l’écrivain slovène Edvard Kokbec lorsqu’il parle de son pays en ces termes :

« Nous ne nous sommes jamais représenté nos frontières nationales comme un critère de qualité, un lieu de passage digne de confiance, une solution et une inspiration, mais plutôt comme une tentation et une honte, comme une opportunité de contrebande »

Et lorsqu’il cite Kocbek, Stasiuk reste profondément persuadé que ces propos pourraient tout aussi bien concerner les grands pays voisins :

« Il n’est pas ici question de grandeur. Quelque chose de semblable a sûrement déjà été écrit par un Roumain d’une Roumanie de vingt millions d’habitants ou par un Polonais d’une Pologne de quarante millions d’habitants ».

Et c’est justement ce qui le fascine, cet espace sans centre de gravité où il semble pouvoir flotter comme en apesanteur aux quatre coins de la carte.

Le plus étonnant est qu’Andrzej Stasiuk ne nous dépeint pas pour autant cette Europe d’un seul bloc. Il s’égare au contraire dans les méandres et les chemins de traverse, avance souvent sans itinéraire précis au gré d’un bus, d’une course en stop, d’un coup de cœur pour un nom de ville. Il est à l’affût des détails apparemment les plus insignifiants, une gare vide aux vitres crevées, un vieil homme immobile tirant sur sa clope, l’effigie délavée de Mihai Eminescu sur un billet de mille lei, une paysanne rentrant ses bêtes au sortir d’un village. Mais cet univers est loin d’être uniforme et il y a loin de l’ordonnancement vaguement habsbourgeois des communes de l’est de la Slovénie (où Stasiuk se sent d’ailleurs soudain comme « un barbare venu de l’Est ») au joyeux bordel albanais, de la vague atmosphère viennoise de Ljubljana aux friches industrielles des villes du Maramureş. Il y a loin des vallées éclaboussées de soleil de Bucovine en été aux noirs hivers des petites villes de gare. Pourtant, derrière ces différences et ces variations de tonalité, Stasiuk trouve à dérouler un fil poétique qui jamais ne se rompt. Il semble défricher un chemin sur lequel pourrait se reconnaître chacun des hommes et des femmes de cette Europe-là, de la Slovénie à la Moldavie, de la Pologne à l’Albanie. Rêve pieux peut-être, du militant pacifiste qui préféra passer deux années de sa jeunesse en prison plutôt que d’effectuer son service militaire, de cet humaniste rebelle qui depuis son village perdu dans les montagnes de Beskides continue à promouvoir une large gamme de littératures d’Europe centrale à travers sa maison d’édition Czarne…

Mais cette inclination n’est en rien naïve. Dans Sur la route de Babadag, Stasiuk veut d’abord voir le lieu où commença la première guerre des Balkans. Il le sait bien, et le dit quelque part, chez lui, tout commence toujours et tout finit toujours par une guerre. Il est conscient de ce passé et parfois même de ce présent lourds de violences. Il n’ignore ni les tensions nationalistes, ni les conflits religieux, ni les cicatrices. Il revoit Tito en «cacique africain» et sait que le communisme, là où il n’a pas « tout bonnement été un crime », «a dû ressembler au mariage de l’horreur et de l’ineptie». Il n’ignore rien du terrible régime de Tirana ni de l’exode albanais de 1992, et il revoit les images de ces «grappes humaines désespérées suspendues aux bords, aux superstructures, aux cordages, chalutiers, ferries […] », de ces « barques recouvertes d’un emplâtre humain vivant, comme si le pays tout entier voulait échapper à lui-même […] »

L’Europe de Stasiuk est aussi faite de ses blessures. Mais sous ces plaies se dessine un paysage, une sorte de voie silencieuse dont l’écrivain polonais ne parvient pas à se déprendre.

De cette Europe qui n’a de leçon à donner à personne, de ces nids oubliés dont l’humilité silencieuse a survécu aux grands empires et à leur délitement, Stasiuk reste persuadé qu’il y a souvent beaucoup à apprendre. Non pas qu’il faille aller puiser dans quelque grande morale du siècle ou du passé. Les doctrines ont là-bas plus qu’ailleurs fait la preuve de leur affligeante déréliction et comme le dit encore Kocbek :

«Notre histoire ne montre aucune grande passion, son extrême pauvreté n’autorise pas à se charger d’une mission plus sérieuse ».

C’est plutôt dans l’ombre de l’histoire, dans une manière d’être parfois à peine entrevue que l’on pourra glaner quelques fragments d’une sagesse qui nous échapperait ailleurs.
C’est cette paysanne roumaine qui continue à élever ses vaches alors que plus personne ne lui achète de lait depuis longtemps et qui répond à Stasiuk lorsqu’il lui demande pourquoi elle en possède encore : « il faut bien élever quelque chose ». Qu’il s’agisse des troupeaux inutiles, de cette ville de chats traversée quelque part en Croatie ou des hordes de chiens de Bucarest, le règne animal semble avoir ici et là sa place car « la bête est le chaînon manquant entre nous et le reste du monde ».
Ce sont ces hommes qui assis sur les bancs d’une place ont appris à ne rien attendre, ces vieillards qui après une vie de labeur regardent simplement passer le temps devant leur porte lorsqu’ils peuvent enfin cesser de travailler, autant d’attitudes qui contreviennent à toute notion de projet telle que nous la concevons habituellement…
C’est encore Baia Mare, la ville défigurée par ses usines abandonnées, qui arbore, dans cette étonnante posture, le vivant témoignage de l’ineptie de nos désirs consuméristes :

«[…] Baia Mare, cette ruine du monde industriel, qui a tenu à peine cent ans et qui, quand bien même on la reconstruirait, porterait de toute façon en elle son propre anéantissement. Les machines sont des zombies. Elles se nourrissent de notre propre convoitise des objets, de notre avidité et de notre désir d’immortalité sur terre. Elles vivent aussi longtemps que nous en avons besoin. Nous les quittons des yeux un instant et, immédiatement, elles se mettent à se désagréger, à crever et à trembler de peur, tels des vampires en manque de sang ».



C’est donc au coin des rues, au détour des villages, sur le visage d’illustres inconnus aussi bien qu’au pied des rebuts de l’industrialisation que Stasiuk apprend. L’histoire et la littérature ne sont pas absentes, mais paradoxalement, les livres ne sont pas ses premiers compagnons de voyage. Son séjour à Răşinari, la ville natale de Cioran, lui donne bien l’occasion de faire un bout de chemin avec le philosophe, mais d’ « Histoire et Utopie » il retient avant tout un précepte dont il trouve encore la fragile réalisation devant ses yeux :

« […]Couverts de poux et joyeux, nous devrions accepter la compagnie des animaux, nous accroupir à leurs côtés pendant des milliers d’années encore […] »

On croisera encore le chemin de Danilo Kiš, Mircea Eliade, Drago Jančar et de quelques écrivains polonais, mais ces textes relancent souvent un voyage et une quête qui se jouent ailleurs. Et les livres d’histoire qu’il consulte sur son étagère ne parviennent jamais à le faire rêver des grandes figures du passé, contrairement au spectacle vivant d'un village ou d'un fleuve.

Il lui faut plutôt se laisser glisser sur les routes, dans les trains, les camions brinquebalants, se presser dans les bistrots enfumés qui sentent la nourriture. Il lui faut aussi se ressourcer à toutes les gnôles qui se présentent sur son chemin, palinka, aszú, raki, vodka de trente-six degrés qui sent la levure, cognac moldave… autant d’alcools revigorants, douteux ou mélancoliques, que Stasiuk ingurgite souvent dès le matin et qui lui tiennent aussi bien lieu de carburant pour poursuivre le voyage que d’élixir obligé pour s’imprégner des lieux.

Dans cette Europe où il se déplace en électron libre Stasiuk tisse une toile complexe bien plus qu’il ne suit un itinéraire. Point de Graal au terme d’un parcours initiatique et linéaire mais des morceaux de vie saisis à chaque instant d’un voyage circulaire dont le point nodal est en perpétuel déplacement…

D’où cette fascination qu’exerce sur lui la tziganité, ancrée dans une culture de la mobilité qui prend à revers toutes les références admises par les sociétés européennes : vénération de l’histoire, culte du lieu de mémoire, civilisation du progrès et enfin cette épiphanie de la propriété et du consumérisme vers lesquels Stasiuk voit se tourner de manière irrépressible les sociétés de l’ancien bloc communiste. Au cœur de l’antique village saxon de Iacobeni, l’écrivain polonais observe la communauté tzigane qui en a pris possession, y réinventant ex-nihilo un lieu de vie à leur mesure :

« Avec un sourire sardonique, ils regardaient les paroxysmes de notre civilisation et s’ils en tiraient quelque chose pour eux, c’étaient les détritus, les déchets, les maisons en ruine et l’aumône. Comme si pour eux le reste ne représentait pas la moindre valeur. A présent Iacobeni la Saxonne tombait entre leurs mains. Au milieu des murs vieux de plusieurs centaines d’années, imprégnés de l’effort, de l’exactitude, de la tradition, de toutes ces vertus qui constituent la pérennité de la civilisation, ils avaient tout bonnement dressé un camp, comme on en dresse en rase campagne, comme si, avant eux, il n’y avait jamais eu personne par ici ».

Pourtant, pour l’écrivain polonais, cette liberté de déplacement a une limite, ce désir a une fin, celle que trace, aux limites de l’ex-RDA, la frontière entre l’Est et l’Ouest.

« Un jour de l’été mille neuf cent quatre-vingt-trois ou quatre, j’avais fait du stop jusqu’à Slubice et j’avais vu Francfort de l’autre côté du fleuve. C’était tard dans l’après-midi. Un air humide gris-bleu flottait au-dessus de l’eau. Les barres de béton et les cheminées d’usine de la RDA avaient un air lugubre et irréel. Le soleil diffusait une lumière grise comme s’il devait s’éteindre l’instant d’après. Cet autre côté était complètement immobile et sans vie, comme s’il étouffait, peu à peu, au terme d’un immense incendie. Seule l’odeur du fleuve avait en elle quelque chose d’humain – pourriture, décomposition, putréfaction fangeuse - , mais j’étais sûr que là-bas, de l’autre côté, cette odeur s’arrêtait net. En tout cas, j’avais fait demi-tour et le soir même, j’avais repris la route en direction de l’est. »




Avec Mon Allemagne, un récit de moins d’une centaine de pages dont la version française est parue en mars dernier chez Christian Bourgois, Andrzej Stasiuk franchit enfin cette frontière. S’il s’agit là de son premier texte prenant pour cadre de déambulation un pays occidental, le choix n’est pas neutre. L’Allemagne est par sa situation géographique mais plus encore par son passé politique le pays-frontière par excellence entre, le lieu tampon. L’histoire de la Pologne est également tragiquement liée à celle de ce pays. Stasiuk a été amené à s’y déplacer à de nombreuses reprises à partir de 2005, souvent invité par son éditeur francfortois à participer à des colloques ou salons du livre, activités auxquelles il reconnaît de manière décomplexée se soumettre à des fins toutes lucratives. Il n’hésite d’ailleurs pas à se comparer aux musiciens roms qui s’y déplacent de ville en ville :

« Et à vrai dire, je me sentais moi-même comme un Tzigane de Valachie. J’amusais le public, j’empochais mon pognon puis, le lendemain matin, j’attendais le train ».

L’invitation au voyage prend d’ailleurs d’emblée une autre coloration que dans Sur la route de Babadag :

« J’avais vu l’Allemagne et j’avais la conscience tranquille, le sentiment du devoir accompli. Tout homme devrait voir l’Allemagne, ne serait-ce que de loin et dans les ténèbres ».

Pourtant, une fois passée la ligne rouge, Stasiuk entreprendra, en voyageur infatigable, de sillonner le pays à chacun de ces déplacements pour tout enregistrer. Mais le ton est donné et l’on devine que l’humour et l’ironie vont assez souvent marquer le tempo. Les liqueurs balkaniques ont été troquées pour du Jim Beam, et si l’on boit beaucoup d’une gare à l’autre, il y a moyen de s’en expliquer :

« On ne peut pas aller de Pologne en Allemagne sans avoir bu. Ne nous leurrons pas. C’est quand même un traumatisme. Cela concerne aussi bien les spécialistes de la culture des asperges que les écrivains. On ne peut pas aller en Allemagne décontracté comme on irait, disons, à Monaco, au Portugal ou en Hongrie. Un voyage en Allemagne c’est une psychanalyse ».

La cure va durer un certain temps, et de biture en biture, de conférence en conférence, Stasiuk sillonne l’ancienne République de Weimar du Sud au Nord et d’Est en Ouest, toujours attentif au fugace, au futile, aux scènes de quai et aux paysages saisis sur le vif. Mais c’est avec « son Europe » qu’il traverse l’Allemagne. Elle est à la fois son filtre et son antidote. L’immense logo Mercedes qui surplombe Stuttgart du sommet d’un gratte-ciel lui rappelle, à l’autre bout de la chaîne, « ces cimetières de voiture d’Albanie, de Turquie ou du Monténégro » ; il se prend d’affection pour la gare de Stuttgart parce qu’elle évoque en lui la « Gara de Nord » de Bucarest ; le souvenir de la steppe roumaine le protège du spectacle babylonien de l’arrivée en train sur Francfort… Si les stéréotypes font partie du voyage (le septuagénaire antipathique aux lunettes cerclées d’acier, la vieille dame bouffie et pomponnée qui prend le thé une bague au petit doigt), le narrateur joue aussi son rôle avec la touche d’autodérision requise. La mélancolie du Transylvain fait face au mutisme glacé du Germain dans un « monde » qui « serait un peu meilleur si on pouvait imaginer un Allemand qui pleure ».

Et puisque « la mélancolie et la nostalgie sont le seul moyen de ne pas devenir fou en Allemagne » et «la seule façon de neutraliser psychiquement ce pays », le polonais sentimental et alcoolique peut alors mettre en place toute une série de procédés pour survivre en milieu hostile :

« Regarder les usines Mercedes et ravaler ses larmes. Monter dans l’Intercity-Express et avoir l’automne dans le cœur. Se promener dans le stade olympique de Berlin et fredonner une mélodie tzigane de Transylvanie »

Mais le trait d’humour esquisse parfois quelques scénarios de politique-fiction assez réussis et qui mériteraient d’être développés. Stasiuk en vient ainsi à imaginer une Allemagne vidée définitivement de ses Allemands et où la gestion même du pays serait confiée aux travailleurs immigrés.

« […] ils achèteront toutes les îles de la mer Egée et de l’Adriatique. Ils achèteront les Baléares et les Canaries. Ils emploieront des Turcs, des Slaves et des Asiatiques pour diriger leur pays tandis qu’eux-mêmes prendront enfin du repos – parce que, quoi qu’on en dise, c’est quand même eux, les Allemands, qui ont le plus travaillé dans l’Histoire, comparés à tous les Européens. Ils ont donc droit au repos. Tout est si bien organisé que même le Bundestag peut être géré par des Kazakhs. Pourquoi pas ? »

Derrière ce petit jeu de massacre, Andrzej Stasiuk n’a pas renoncé à toute poésie et l’Allemagne, parfois, lui parle autrement. Près de Tübingen, il relève « l’automne doux et tardif [qui] dorait ce paysage, l’enveloppait d’un brouillard bleuté, le prenait entre ses doigts et l’extrayait de la réalité comme un bibelot ancien » ou s’attarde sur « quelques barques noires amarrées au pied de la tour Hölderlin ». Parfois, au détour d’une page, le vide étrange d’un hall de gare ou d’aéroport, la froide beauté nocturne d’un immeuble nous fait brièvement songer à un travelling d’ Alice dans les villes de Wim Wenders. Et puis il reste ces villes, Berlin, Hambourg à la fois universelles, libres, légères :

« Elles ont été assez consciencieusement détruites puis reconstruites. Voilà pourquoi elles ont une atmosphère sans prétention. Voilà pourquoi on peut y boire n’importe quelle quantité et qu’il n’arrivera rien. C’est un carnaval cosmopolite ».
Sur le pont de la douleur, peut-être, le passage se fait autrement. Dans le brouhaha de l’aéroport de Münich où Stasiuk attend l’avion qui va le ramener vers Cracovie, des écrans de télévision diffusent en direct des images de Benoît XVI. C’est le jour où le «pape allemand» s’agenouille à Auschwitz, sur le seuil de ce lieu que lui, l’écrivain polonais, reconnaît n’avoir jamais eu la force de franchir. Dans la sombre épaisseur de l’histoire, entre ces deux blocs coulés dos à dos, un mince filet de lumière se laisse entrevoir. Et ce n’est pas par un trait d’humour que Stasiuk choisit de mettre un point final à son récit.

« Le jour où le pape était à Auschwitz, nous avons décollé au crépuscule. Une obscurité humide tombait sur la Bavière. Mais ensuite, quand nous nous sommes retrouvés haut, très haut, une longue fente horizontale lumineuse s’est ouverte à l’ouest. L’avion l’a longée. Ici, il faisait sombre, mais là-bas, dans cette fissure de l’épaisseur d’un cheveu, comme une blessure de la lame la plus acérée, flamboyait un feu doré, battait un sang pourpre. »










Andrzej Stasiuk,
Sur la route de Babadag. Christian Bourgois éditeur. 2007 (traduit du polonais par Malgorzata Maliszewska)
Mon Allemagne. Christian Bourgois éditeur. 2010 (traduction de Charles Zaremba)


Images : 1) Gare de Ruşu (photo personnelle) / 3) Minoterie Marquette (photo Janicks) / 5) photo personnelle


mardi 10 août 2010

> David Grann, l'enquêteur fasciné


















David Grann est journaliste au New Yorker depuis 2003. Ancien rédacteur en chef de The New Republic et de The Hill après avoir collaboré à différents journaux de son pays, il est bien connu du public américain. Les Editions Allia (1) ont eu la bonne idée, en 2009, de traduire et publier deux textes de lui précédemment parus sous forme de longs articles dans le journal où il officie. Le Caméléon et Un crime parfait, ainsi devenus des livres, sont deux textes courts à cheval entre polar, chronique judiciaire, thriller psychologique et témoignage. Ils relèvent, à leur façon, et malgré leur brièveté, de la grande tradition américaine du journalisme d’investigation. Les éditions Allia n’hésitent pas à parler de journalisme littéraire et il n’est pas rare, aux Etats-Unis, que l’on compare David Grann au Truman Capote de De sang froid. Un troisième texte de Grann, la Cité perdue de Z, traduit cette fois d’un essai ambitieux publié en 2009 aux Etats-Unis, est également paru chez Robert Laffont en mars dernier. L’enquête journalistique y côtoie de manière très maîtrisée l’essai historique, la biographie et le récit d’aventure, autour de la figure emblématique de l’explorateur anglais Percy Harrison Fawcett.




Le Caméléon, paru le premier en français, retrace l’histoire troublante de Frédéric Bourdin, affabulateur et «transformiste» de génie qui usurpa ou endossa l’identité d’un nombre incalculable d’enfants entre 1990 et 2005. Polyglotte, doué d’un sens de l’observation et de l’imitation exceptionnel, Bourdin réussit sans quasiment jamais être démasqué à se faire admettre en tant qu’enfant maltraité et esseulé (par fuite ou abandon) dans divers établissements scolaires et familles d’accueil. Il reproduisit ce scénario dans plus d’une dizaine de pays. Aucun motif d’escroquerie n’a été révélé dans ces surprenantes prises d’identité, le seul motif de Bourdin semblant avoir été de compenser une enfance douloureuse en « devenant » ces différents autres enfants.




Un crime parfait revient sur une affaire sans doute moins connue, celle du meurtre, en Pologne près de Wroclaw, de Dariusz Janiszewski. Ce crime, d’abord non élucidé, fut excavé par un détective de police chevronné, Jacek Wroblewski. Celui-ci, à partir de la liste des appels reçus sur le portable de la victime, retrouve la trace d’un suspect un peu particulier, Krystian Bala, écrivain polonais auteur d’un roman sulfureux au titre lourd de sens, Amok.

Ce texte (2), pétri de références aux philosophes français de la postmodernité ainsi qu’à Nietzsche et Wittgenstein brouille ouvertement la frontière entre mensonge et vérité, auteur et narrateur. Ce dernier, prénommé Chris, se présente à plus d’un titre comme l’avatar de Krystian Bala. Certains épisodes du récit recoupent le parcours biographique de Bala et Amok essaime des indices qui tendraient à désigner son auteur comme l’assassin de Dariusz Janiszewski. Wroblewski découvre que plusieurs scènes du roman de Bala présentent en effet des similitudes troublantes avec celle de l’affaire Janiszewski et le poursuit sur cette base. La justice polonaise devra faire face à des questions peu courantes alors que Bala, qu’accable un faisceau de coïncidences étonnantes, se défendra en se présentant comme un nouveau Salman Rushdie menacé dans sa liberté d’invention. D’abord condamné à vingt-cinq ans de prison, Krystian Bala parviendra à faire annuler cette décision en appel. L’affaire serait encore en suspens… (Deux chroniques intéressantes de ce texte, ICI en français et ICI en anglais)

Ces deux textes, toutes différences gardées pour ce qui est des cas qu’ils retracent, posent de manière radicale la question du mensonge. Bourdin, menteur hors pair, permet d’une part de sonder cet insatiable désir de croire qui nous habite - et qui permet aux mensonges les plus aveuglants d’exister (et l'on pense notamment à l’Adversaire d’Emmanuel Carrère et aux dix-huit ans de mensonge de Jean-Claude Romand) ; d’autre part, il aura servi à son insu à révéler un mensonge probablement plus énorme encore. A la fin des années quatre-vingt-dix, il fut en effet accueilli dans une famille texane en parvenant à se faire passer auprès de ses différents membres, dont la mère, pour le fils disparu quelques années plus tôt. Le lecteur est d’abord abasourdi par la possibilité même d’un tel subterfuge, puis découvre bientôt que ce retour impromptu aura probablement fourni un alibi inespéré à une famille loin d’être dupe et ayant vraisemblablement saisi ainsi l’occasion de masquer un crime familial (celle du fils, soi-disant disparu, par son demi-frère). On trouve presque là le scénario inversé de la Sirène du Mississipi (le roman de William Irish porté à l’écran par François Truffaut), un scénario où c’est cette fois l’abuseur qui se voit instrumentalisé pour couvrir un crime antérieur à son propre forfait…

Un crime parfait est plus intéressant encore. Il relève un cas singulier de présomption de crime "littéraire et post-moderne" (le roman se présentant comme la feuille de route du crime)…et interroge de manière forte le rapport de la fiction au réel : la critique littéraire devient policière et le débat narratologique prend une dimension judiciaire…

David Grann suivit de près les procès mais recueillit également de nombreux témoignages directs auprès des principaux intéressés (Bourdin, Bala, Wroblewski et leur entourage). Dans ces deux courts récits, il nous livre une prose précise, synthétique et sans faille. Il ne tranche pas (que peut-on penser de la rémission de Bourdin à partir de 2007 ? quel est son point de vue sur la culpabilité de Bala ?) et laisse le lecteur face aux interrogations à la fois factuelles et profondes que peuvent susciter en lui ces deux affaires uniques en leur genre.

Les lecteurs ayant trouvé ces deux textes concis dignes d’intérêt auront peut-être eu la curiosité de suivre David Grann vers un autre chemin, celui de l’enquête au long cours, où il s’avère encore plus brillant. La Cité perdue de Z, publié en 2009 aux Etats-Unis, est paru dans une traduction française de Marie-Hélène Sabard chez Robert Laffont en mars dernier. Concédons que la couverture de l’édition française (un choix dicté par la crise ?) fait plutôt songer à un remake papier de A la poursuite du diamant vert, et ne nous laisse pas immédiatement entrevoir qu’il pourrait s’agir d’un grand livre… La lecture n’en sera que plus saisissante.



Grann nous livre ici, dans une prose vivante et érudite, le fruit d’un travail de plus de dix ans consacré à Percy Harrison Fawcett, l’un des plus grands explorateurs victoriens de l’Amazonie. Fawcett, autodidacte issu d’un milieu modeste, devint l’un des enfants chéris de la Royal Geographical Society, la prestigieuse institution londonienne qui contribua activement au développement de la cartographie du monde et fut le levier financier de nombreuses missions exploratoires (notamment en Amérique du Sud et en Antarctique) à partir de 1830. Suite à de nombreuses explorations spectaculaires et relayées par la presse au cœur de l’Amazonie, Fawcett s’acharnera à vouloir révéler l’existence de la Cité de Z (ainsi baptisée par lui), vestige d’une civilisation fabuleuse enfouie dans un recoin inaccessible de la forêt amazonienne et dont il souhaitait coûte que coûte prouver l’existence. Il disparaîtra avec son fils en 1925 au cours d’une expédition que le manque de fonds dû aux nouvelles orientations scientifiques de la Royal Society et à la concurrence d’autres missions exploratoires plus au goût du jour, avait rendu quasiment suicidaire. Le destin singulier de Fawcett, sa disparition soudaine alors qu’il était jusqu’alors revenu sans la moindre écorchure des missions les plus dangereuses, incitera durant des années une pléthore d’aventuriers (des baroudeurs les plus illuminés aux explorateurs les plus organisés) à partir sur ses traces.

David Grann a consulté et compilé une somme impressionnante de documents et de témoignages sur P.H.Fawcett, sur ses contemporains, sur ses proches et sur cette période où les contours du monde n’étaient pas encore totalement tracés. Il consacre, enfin d’ouvrage, trente-cinq pages à ses sources : études sur Fawcett, écrits publiés ou carnets de bord inédits de l’explorateur, archives de la Royal Geographical Society et d’autres institutions, journaux intimes de membres de sa famille, témoignages directs, articles de revues spécialisées, mémoires et journaux d’autres explorateurs... Mais ses sources ne sont pas reléguées en annexe comme de simples preuves a posteriori de sa bonne foi. Il avance pas à pas avec elle, les cite abondamment au fil de son récit (avec notes en bas de page) et réussit, avec une virtuosité étonnante, à construire un récit à la fois extrêmement bien appareillé et pourtant passionnant de bout en bout.

La vie de P.H. Fawcett, ainsi étayée et resituée dans un contexte et une dynamique historiques, est en effet fascinante à plus d’un titre. David Grann nous introduit dans les coulisses d’une période étonnante de l’histoire moderne de l’exploration du monde. Si, comme il le rappelle au début de son livre «toute quête, dit-on, a une origine romantique», le désir de se plonger au cœur de la jungle amazonienne, ne revêt plus le même sens chez les explorateurs anglais de la fin du XIXème et du début du XXème siècle affiliés à la Royal Society que chez les conquistadors du temps des Grandes Découvertes :

« […] eux entreprenaient leurs expéditions au nom de Dieu, de l’or et de la gloire. La Société royale de géographie, elle, explore par amour de l’exploration et au nom d’un tout nouveau dieu : la Science »
Rêve en partie pieux, puisque le désir de gloire, tout au moins, reste une motivation forte. On verra que Fawcett est loin d’y rester insensible et qu’il connaîtra l’un des plus grands bonheurs de son existence lorsqu’il se verra attribuer la médaille d’or de la Royal Geographical Society, récompense convoitée entre toutes. Les enjeux de pouvoir et de reconnaissance entre les grands explorateurs ne sont pas non plus absents de cette histoire.

L’intérêt pour la science est par contre une donnée nouvelle en cette période où le positivisme est en plein essor et les explorateurs travaillent tous d’arrache-pied à alléger la carte du monde ces zones blanches désignées comme « inexplorées ». Le métier se professionnalise, on parle de « missions », la Royal Society développe des manuels et met en place un vrai dispositif de formation et de certification pour les futurs explorateurs… on y apprend entre autre à survivre aux morsures de serpents et aux flèches empoisonnées, à tromper la soif en faisant provision de salive, à remonter le moral des troupes en cas de morosité généralisée («encouragez de toutes vos forces, la gaieté, les chants et les violoneux»), à enterrer les morts avec les moyens du bord, à mesurer les indigènes à l’aide de dynamomètres, de crâniomètres, et de pieds à coulisse… Ces pages témoignent aussi de l’évolution à petits pas du regard ethnocentriste que l’Europe porte sur l’Autre. Evoquant un passage de Hints to Travellers, l’ouvrage de référence de la Royal Society, David Grann note que

«Le manuel met en garde contre "les préjugés inhérents au mode de pensée européen" tout en soulignant qu’ "il est établi que certaines races sont inférieures à d’autres sous le rapport du volume et de la complexité du cerveau, les Australiens et les Africains étant à cet égard inférieurs aux Européens" »

Si la première recommandation laisse entrevoir une certaine évolution par rapport aux périodes passées, Levi-Strauss et ses Tristes Tropiques sont toutefois encore loin…

Grann reprend également par le menu détail les grandes expéditions de Fawcett à partir des traces et témoignages qu’il a collectés. Là encore, la figure peu ordinaire de l’explorateur ne surgit pas comme un a priori allant de soi mais se dégage d’une somme de témoignages… Se dessine peu à peu le caractère hors du commun de P.H. Fawcett, sa détermination et son autoritarisme sans borne, sa résistance physique quasiment surhumaine (son épouse finira par le croire sérieusement à l’abri de la mort, ce qui lui rendra plus difficile encore l’acceptation de sa disparition définitive). Personne ne semble en mesure de le suivre dans la jungle et alors que ses collaborateurs les plus aguerris s’effondrent les uns après les autres sous les fièvres, le jeûne, la soif, les morsures d’insectes, les flèches des indiens et les infections de tout crin, Fawcett continue sans baisser de régime à avancer à coups de machette de quarante kilomètres par jour sous la canopée en restant parfois près d’un mois sans trouver la moindre nourriture. Fawcett fut également l’un des premiers à faire principe du respect socio-écologique du mode de vie des indiens et à refuser d’affronter les différentes tribus autochtones, même les plus hostiles, que les explorateurs croisaient sur leur chemin. Il fait le pari, au risque de sa vie et de celle de ses hommes, de manifester son pacifisme sous des déluges de flèches en ne ripostant pas. La formule fonctionne, les échanges de cadeaux succèdent aux massacres et il parvient ainsi à entrer en contact avec des populations qu’aucun explorateur n’avait pu approcher jusque là et à relier des zones restées inexplorées.

Peu de textes, hormis ceux des explorateurs eux-mêmes, nous fournissent des informations aussi réalistes et documentées sur les expéditions amazoniennes par voie de terre durant cette période ; et la consistance des sources de David Grann permettent presque de toucher du doigt le quotidien des hommes engagés dans ces missions (qui duraient parfois plusieurs années) tant sur le plan physique que psychologique.

Sous les pieds de Fawcett et de quelques autres la carte de l’Amérique du Sud s’étoffe, se complète et s’affine. Dès 1907 Fawcett a redessiné la topographie de la frontière bolivo-brésilienne. La Royal Society en retire les honneurs mais la réputation de l’explorateur anglais n’est déjà plus à faire.



Pourtant cet âge d’or ne durera pas éternellement. La première guerre mondiale, au-delà du fait qu’elle mobilise de nombreux explorateurs sur le front, redistribue les cartes. Au début des années vingt le monde a changé, la Royal Society subventionne moins, privilégie les recherches en Antarctique, scientifiquement plus porteuses, et les missions doivent de plus en plus faire appel aux fonds privés. De nouvelles figures font la une de la presse. Hiram Bingham, qui avait découvert le Macchu Picchu dès 1911 (cette «pin up de l’archéologie du XXème siècle» selon l'expression de l’explorateur Hugh Thomson) occupe encore le devant de la scène. Alexander Hamilton Rice, milliardaire et grand concurrent de Fawcett, déploie des débauches de moyens pour organiser des expéditions qui font de plus en plus d’ombre à ce dernier. Ils ne jouent pas dans la même cour. Alors que Fawcett se débat dans des problèmes financiers qui contraignent sa famille à des restrictions de plus en plus importantes, Rice lance un navire de quatorze mètres paré des derniers cris de la technologie sur le fleuve Amazone et met au point le premier récepteur radio capable de capter en temps réel depuis la jungle des informations venus d’Europe…

C’est pourtant au sortir de la Grande Guerre que Fawcett est décidé à réaliser le projet qui depuis des années lui tient à cœur : lancer l’expédition qui lui permettra de trouver la cité de Z, vestige d’une antique civilisation située quelque part dans ce vaste périmètre où Gonzalo Pizarro, inaugurant une longue série de désastres, conduisit plusieurs centaines d’hommes vers l’El Dorado et ses caciques d’or quatre siècles plus tôt. S’appuyant sur certains indices relevés lors de ses précédents voyages, sur des témoignages plus anciens de conquistadors et sur la rapide mise à jour de peintures rupestres par Rice lors d’une récente expédition qui tourna court, Fawcett est profondément persuadé de l’existence de ce site encore inexploré. Il n’en est plus aux rêves d’or des espagnols du XVIème siècle, mais il pense qu’au bout de sa route se tient une découverte qui pourrait changer la face du monde et le regard porté sur les civilisations amérindiennes d’Amazonie. Mais les crédits manquent, il peine à convaincre la Royal Society, des contre arguments forts lui barrent la route (on pense notamment que les conditions climatiques et biologiques en forêt amazonienne auraient rendu impossible l’essor d’une civilisation avancée). En 1921, il parvient enfin à se lancer une première fois, dans de très mauvaises conditions, vers la cité convoitée. Il finit par s’engager seul dans la jungle, manque y laisser sa peau au bout de quelques mois… Il pense toutefois, avant de renoncer, avoir aperçu les contours d’une cité. Il revient bredouille, mais bien décidé à repartir.

A ce stade, David Grann nous dépeint la dérive de P.H.Fawcett. L’explorateur s’enfonce financièrement (en 1923 il ne peut même plus s’acquitter de ses trois livres de cotisation annuelle auprès de la Royal Society), semble convaincre de moins en moins, se laisse aller à des élans quasi mystiques, se compromet avec le spiritisme en vogue qui lui apporte le soutien psychologique qu’il ne trouve plus ailleurs. Pendant ce temps l’écart se creuse avec Rice qui lance bientôt la plus grande expédition scientifique de tous les temps en Amazonie et, sur le fleuve, le premier hydravion… Fawcett refait toutefois surface et arrive à s’arracher à cette spirale pour entreprendre ce qui sera sa dernière expédition. Il part avec son fils Jack et un autre équipier nommé Raleigh. Accompagnés un temps par des guides brésiliens, les trois hommes s’engagent ensuite seuls dans la jungle, prêts à traverser les territoires indiens les plus hostiles dans l’espoir d’atteindre enfin la cité promise. Les trois hommes n’en reviendront jamais.

La disparition de Fawcett nourrira un temps des légendes. On lui prêtera différents destins extravagants allant de l’ermite au chef de tribu. Quelques opérations de secours seront organisées pour le retrouver, dont celle de George Miller Doyott en 1928. Des acteurs d’Hollywood, des missionnaires, des aventuriers des quatre coins du monde perdront la vie en se lançant sur ses pas (on estimait en 1930 à plus d’une centaine le nombre de victimes des « expéditions Fawcett »). Dans les années quarante, Villa Boas, un indigéniste brésilien pensera même avoir retrouvé ses ossements, ce qui sera infirmé par la suite. Des recoupements plus fiables laisseraient penser que les derniers à avoir rencontré les trois hommes furent des indiens Kalapalos et que les explorateurs auraient été tués après leur départ vers un autre territoire au cours d’une altercation avec des indiens Suyas.

Mais ce récit est aussi celui de la propre investigation de David Grann. Car après avoir lu à peu près tout ce qui pouvait l’être, réuni des témoignages, accédé à des documents quasiment introuvables ou inaccessibles, David Grann, fidèle à une décision prise depuis longtemps, à un envoûtement auquel il avait accepté dès le début de céder, partira à son tour sur les traces de Fawcett.

Il n’y a pourtant aucune marque d’héroïsme dans le récit de cette quête et de cette expédition tardive (la dernière n’occupant finalement qu’une partie congrue du livre). Bien au contraire, le journaliste américain se présente plus volontiers sous les traits d’un proche cousin de Woody Allen que sous ceux d’un descendant spirituel de son explorateur préféré :

« Que les choses soient claires : je ne suis ni explorateur ni aventurier. Je ne pratique ni l’alpinisme ni la chasse. Je n’aime même pas le camping. Je mesure moins d’un mètre soixante-quinze et j’ai bientôt quarante ans, des poignées d’amour et des cheveux noirs de moins en moins fournis. Je souffre d’un kératocône : une maladie dégénérative de l’œil qui rend improbable ma vision de nuit. J’ai un sens de l’orientation consternant et, dans le métro, j’ai tendance à louper ma station de Brooklyn. J’aime les journaux, les plats préparés, les grands événements sportifs (enregistrés sur disque dur) et la clim poussée au maximum. Pour gagner mon appartement, j’ai le choix entre monter deux étages à pied ou prendre l’ascenseur : j’opte quotidiennement pour l’ascenseur »

La cité perdue de Z alterne entre des chapitres consacrés à Fawcett (les plus importants) et le récit des recherches et des préparatifs du journaliste. L’aventure commence d'ailleurs bien avant le déplacement de Grann en Amazonie. Si l’on pense parfois à Konrad en lisant le livre de Grann, le cœur des ténèbres se situe ici plus souvent dans l’obscurité des bibliothèques et des salles d’archives que dans la jungle. Il lui faut lire, chercher, pénétrer le cercle familial de Fawcett, accéder à des textes privés, les décrypter, faire le tri entre ce que l’explorateur a voulu dire, ce qu’il a parfois souhaité cacher à la Royal Society par crainte de se faire doubler par d’autres explorateurs. Il lui faut comprendre. Le voyage tant attendu aura pourtant bien lieu. Toujours humble, David Grann souligne avant tout ce que son incursion dans le Xingu de Fawcett aura de léger au regard des expéditions de l’explorateur anglais. La forêt, au prix de nombreux sacrifices écologiques, a été aménagée, des voies ont été tracées. Il lui faut quelques jours pour relier des points que Fawcett aurait mis plusieurs mois à atteindre. Le voyage, point culminant de cette longue investigation, sera toutefois payé de retour. David Grann entendra de la bouche d’indiens Kalapalos, à partir de récits colportés par la tradition orale, l’hypothèse la plus probable concernant la fin de Fawcett. Et surtout, il finira par rencontrer Michael Heckenberger l’archéologue spécialiste du Xingu, qui lui confirmera, en lui détaillant de récentes découvertes de routes attestant l’existence de nombreux sites urbanisés datant de plusieurs siècles avant l’ère chrétienne, que Fawcett ne s’était pas trompé…

Le texte de David Grann est finalement le récit d’une double aventure. Celle de la quête de Fawcett et celle du journaliste qui le suit à la trace. Une enquête dévorante et chronophage dans laquelle Grann s’est engagé sans retour possible mais sans vraiment comprendre pourquoi. Sur ce qui peut tenir lieu de motivation à une quête de ce type, David Grann dit «je serais bien en peine, aujourd’hui encore, d’en trouver une à la mienne». A peine avancera-t-il un certain goût immodéré pour «les histoires qui vous mettent le grappin dessus»… Pourtant, quelque chose nous dit que David Grann, au-delà de sa modestie naturelle, a sans doute un peu trouvé chez Percy Harrison Fawcett et son obsession de la quête un double de lui-même.

1) Parmi les nombreuses parutions figurant dans la collection à trois euros des éditions Allia, on se permet d'en souligner deux autres pour l'année 2009 : Près de la voie ferrée, de Zofia Nalkowska (présentation  ici sur la Marche aux Pages) et la Vie de personne, texte remarquable de l'écrivain italien oublié Giovanni Papini, dont on peut lire une très bonne chronique sur le site du Vampire Réactif.

2) Le roman Amok, paru en Pologne et vendu à environ deux mille exemplaires, n'a apparemment jamais été traduit, ni en anglais, ni en français















David Grann,
Le Caméléon. Editions Allia. 2009 (traduit de l'américain par Claire Debru)
Un crime parfait. Editions Allia. 2009 (traduction de Violaine Huisman)
La Cité perdue de Z. Robert Laffont. 2010 (traduction de Marie-Hélène Sabard)



Images : 1) Photo d'Emmanuel Benito / 5) Carte des différentes expéditions de P.H.Fawcett en Amérique du Sud (lastdaysoftheincas.com) / 6) David Grann