samedi 17 septembre 2011

> Dimitri Bortnikov : l'écriture à bout de souffle

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Convoquer la mémoire de ses morts est sans doute un geste aussi ancien que l’acte d’écrire lui-même. Il lui est presque consubstantiel. Mais quand cet appel passe par la plume âpre et violente de Dimitri Bortnikov, le résultat est une bombe à fragmentations qui dissémine un sang noir bien au-delà de l’expérience du deuil, de la perte, du souvenir.

Repas de morts, récemment paru aux éditions Allia, est à la fois plus et autre chose qu’un tombeau. La formule ne désigne pas tant un dîner convivial et mélancolique avec les chers disparus que ce qui vous tombe dans l’assiette quand on a tout perdu. Les morts constituent en effet, pour le narrateur de ce récit enragé, la dernière nourriture terrestre. Ecrire, c’est s’en repaître sans fin.



Dès la parution de son premier roman, Dimitri Bortnikov s’est fait entendre comme l’une des voix les plus singulières de la littérature russe contemporaine. Dans le Syndrome de Fritz, on trouvait déjà des thèmes, des obsessions, des blessures que ressasse encore son dernier roman : la mémoire d’une Russie déliquescente, l’expérience traumatisante des années d’armée, l’émigration en France, la solitude… le tout servi dans un style cru et cinglant. Repas de morts rompt les dernières digues et va encore plus loin. Le style se concentre, se creuse. Précision notable, le récit est cette fois écrit en français, ou plutôt arraché au français. Si Bortnikov vit en France depuis plus de dix ans, le basculement linguistique ne se signale pas ici, comme chez d’autres, sur le mode de la dévotion littéraire ou de l’adoption d’une langue de cœur. Il semble plutôt marquer un saut dans la séparation. Bortnikov donne parfois l’impression d’inventer, dans des mots qui ne sont pas tout à fait les siens, une langue de l’urgence et de la douleur. Le déhanchement des phrases amène parfois des tournures proches de l’ «incorrection», l’écriture s’abîme de césures en césures, se redéployant de temps à autre dans des séquences plus longues qui avalent la ponctuation. Le rythme, la manière dont les mots sont décochés, rapprochent souvent le récit d’une forme de poésie orale. Et ce style souvent télégraphique soutient tout à la fois une tension sans relâche et un lyrisme sombre.

Un aperçu dans ce passage où le narrateur évoque sa grand-mère aveugle et misérable :

«Derrière le dos d’extase – mélancolie. La grâce Babiana. Quand on est fatigué on devient soi-même. On regarde loin. Même les aveugles… Et nos mains c’est les chats qui s’allongent qui se lovent qui se mettent en boule pour nous consoler. Babiana… Je vois notre cour. Les bêtes ça grouille ça hurle ça crie les bêtes malades estropiées. Vieilles les chiennes les porcs à trois pattes les chats les chattes chavirant tout ça se promène… Des âmes errantes dans une gare perdue. C’est la grande traversée…Notre cour. Je pensais – quand Babiana sera morte elle viendra dans notre cour. Avec ses nouveaux yeux. Elle verra tout. Là sur cette île aux âmes fatiguées…Là, dans cette cour, où elle vivait aveugle. Elle y reviendra…
La vie nous ne sommes que ces empreintes. On sait pas la prier de nous toucher à nouveau.»

Mais tout autre extrait aurait aussi bien donné le timbre…

«La vie est si triste au fond. Si nue aux yeux des morts. Si claire…La famille est l’enfer. Elles sont toutes horribles. Oui. Toutes. Amour caché et haine cordiale voilà leur nourriture de base. Qui encule qui – qu’importe, mère enculée par son fils qui est enculé par son père qui a été défloré à son tour par je ne sais pas quel Goliath dans la nuit des temps. Et tout ça bouge tangue vibre bouffe vit. C’est trop sérieux tout ça trop lourd. Mais pour les morts c’est à pleurer oui, risible à pleurer. Pour eux qui sont de l’autre côté ça devient si loin. Pour rire de tout ça il faut mourir d’abord. Crever. Oui Dim – payer à la caisse.»



Et l’histoire dans tout cela ? Au milieu de ces soubresauts, on démêle pourtant le fil d’un récit. On s’ancre d’abord dans le cortège des morts de première main. Il y a les figures incontournables du passé, le père, la mère, la tante, les grands-parents… et les lieux de l’enfance. Mais on est loin de l’Eden perdu d’un Nabokov. Chez Dimitri Bortnikov, la tendresse se heurte vite à la steppe pourrie et gelée, à la faim, à des vies qui ne semblent avoir connu que les musiques du travail et de la souffrance. La nostalgie a du mal à décoller, même avec son lot de cadavres.

Et puis si le temps fait bouger les lignes, il n’arrange guère les choses. L’armée, la guerre, les petits trafics. Plus qu’un récit de vie, on entrevoit des fragments d’existence mal digérés, recrachés par petits morceaux , et dont on devine souvent la teneur autobiographique. L’installation à Paris augure une autre forme de déréliction où, sans plaidoyer, Bortnikov laisse transparaître les faisceaux de la misère sociale et de l'exclusion. Mais c’est surtout que l’exil ne sauve pas du passé et il ne reste plus à Dim qu’à remâcher les morts qui peuplent les trajectoires brisées de sa vie. D’ailleurs, les seuls qui n’en soient pas sont des disparus. Femmes, compagnons de passage, et cet enfant, «goutte de lait dans la nuit.», dont il a perdu la garde et qu’il réclame aux ténèbres.

Ne demeure alors plus guère que l’écriture, l’épuisement dans l’écriture.

«Ecrire quatre heures – c’est les fantômes qui arrivent. Si on tient le coup – dans six heures – c’est la chatte qui vient. Bosser huit heures – c’est les ombres. Et si je bosse neuf heures – c’est les morts que je vois. Mes morts. Je continue…je bosse onze heures. Je suis à quatre pattes. J’ai les mains qui tremblent. Vide moi…A quatre pattes. L’heure des esprits…C’est mes démons qui m’enfourchent. J’oublie que je suis nu.. Toute la journée…Vers la fin…Tremblant de faim…Comme ça je me recueille. Je me tais. C’est quand on se tait que ça commence. On devient témoin. Témoin muet de sa propre vie. Les choses les gens…Tout part et on reste enfin seul.»

Triste tableau se dira-t-on, que ce «bal des revenants» où la mort, la faim et la solitude résonnent à chaque page. Pourtant, rien ne succombe jamais au pathétique. Ce qui s’impose d’abord, c’est la magie d’une langue qui semble ronger l’os de la vie. Et c’est juste beau et fort, à chaque instant.

«Ce chant nocturne…Chaque nuit. Il coule de mes doigts. Ca salit les pages. Elles deviennent noires mes feuilles. Noires. Rien ne peut plus m’arriver…Rien de plus. Quand les pages deviennent noires…C’est si léger.»

La légèreté ? On y croirait presque...










Dimitri Bortnikov, Repas de morts. Allia. 2011

Images : photographies de Klavdij Sluban.



jeudi 8 septembre 2011

> Luise, t'en souvient-il ?

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La lecture du dernier roman de Céline Minard ressemble un peu à la traversée d’une tempête. On est brinqueballé à chaque page, on perd pied, on refait surface, on se laisse emporter dans un flot de souvenirs, de personnages et de récits intempestifs qui entremêlent librement situations réalistes et univers imaginaires. Impossible pourtant de lâcher cette barque-là, avant de se retrouver sur le rivage, surpris d’avoir été ainsi bluffé et ébloui.

XXX, la narratrice de ce puissant récit, est une romancière octogénaire, célèbre et célébrée. Elle nous livre pour dernier texte son testament. Un testament qu’elle adresse à sa compagne de presque toujours, Luise, une artiste peintre avec laquelle elle semble avoir à peu près tout partagé. S’il est d'abord question de succession, de règlements de compte et de consignes post-mortem, ce testament est avant tout l’occasion d’un retour fulgurant sur une vie dévorée avec arrogance et dans une liberté sans crainte. Une vie pariée à chaque instant dans le sexe, les bitures, les mensonges et la tendresse du présent. Céline Minard signe ici un road-movie saisissant dans une langue débridée et dangereusement poétique.



Je ne connaissais il y a quelque temps encore Céline Minard que par les remarquables imprécations d'Olimpia, la papesse répudiée, qui aurait lancée sur Rome une malédiction séculaire après en avoir été chassée à la mort d'Innocent X. So long Luise a agi comme un harpon et m’a conduit à dérouler le fil de ses précédents romans. Un constat s’impose : chacun d’entre eux est un pari prodigieux et décomplexé d’inventivité, tant pour ce qui est de l’écriture que du cadre narratif. Une mention particulière pour les giboulées verbales de Battle Bastard qui sonne comme une chanson de Roland déboussolée où planent de temps à autre les ombres de Michaud, Queneau, Calvino… Et pour Le dernier monde, terrifiante et fabuleuse épopée d’un astronaute revenu sur Terre alors que les hommes en ont disparu. Le vieux monde est revisité dans le sillage de cette inconcevable absence, comme dans l’étonnant Dissipatio de Guido Morselli dont nous avions parlé ici. Mais le survivant de Céline Minard entraîne le lecteur dans une saga homérique à travers les quatre continents, soudain rendus à un règne animal aussi prolifique qu’inquiétant et à la fragile mémoire de leur passé. Il donne un nom à sa peur, s’invente bien vite quelques compagnons de voyage, règne un temps à la tête d’une armée de porcs et se lance dans une guerre totale, échevelée, absurde qui n’a finalement d’ennemi mortel que sa solitude sans nom.

So long, Luise, avec son titre aux accents nostalgiques et son cadre apparemment plus convenu (les souvenirs d’une romancière au crépuscule de sa vie) pourrait laisser penser un instant que l’écriture et le propos se sont assagis. Il n’en est rien et le topos vole bien vite en éclats. Car se souvenir c’est vivre une seconde fois, c’est s’en payer encore une tranche, dans la joie des mots. C’est, sous la plume de Céline Minard, assumer avec enchantement et au-delà du raisonnable, la part de réinvention dévolue au vécu dès que la parole s’en saisit.

«Car nous ne possédons rien, si ce n’est la puissance et, peut-être la talent de recréer, allongé sous un saule dans un fauteuil articulé, ce que nous avons soi-disant vécu».

Et quand la narratrice nous dit que «le jour est un clin d’œil», il faut l’entendre au moins autant comme une invitation à la facétie que comme une métaphore du tempus fugit de Virgile.

Les masques tombent, peut-être pour en découvrir de nouveaux. La vieille romancière a nourri une passion pour le mensonge et une certaine forme d'esbrouffe. Et c’est toujours à travers les mots, écrits ou proférés, qu’elle a cultivé cet art. Première imposture : sa langue de création. Elle avoue d’abord avoir toujours secrètement écrit en français puis soumis ensuite à l’exercice de la traduction une œuvre publiée comme si elle avait été directement rédigée en anglais. Pied de nez tardif à un milieu littéraire et éditorial dont elle a su percer les clés, les attentes et les tropismes n’hésitant pas à toucher des rentes supplémentaires des fausses traductions françaises de best-sellers d’abord parus dans la langue des booker-prizers… Pourquoi la littérature serait-elle plus pure que le reste ? Mais la parole, elle aussi, est une arme de poing. Au-delà de la joute verbale, il y a le hold-up verbal, la «jactance»  comme performance délictueuse… La narratrice qui ne crache ni sur le poker ni sur l’argent, se trouve initiée au «jeu de la jactée» par une certaine Anne Appleton. On s'approche d’un homme et on le place devant une alternative…

«D’une voix atone, aussi blanche que le néon qui les agresse, elle lui dit qu’elle est ambidextre, que les échanges entre l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche de son cerveau sont fréquents et nombreux, qu’elle vient de faire beaucoup de kilomètres sans s’arrêter et que maintenant l’homme va devoir prendre une décision importante de son propre chef, seul, vite, irréversible. Ou bien, il croit, comme elle le lui dit qu’elle tient dans sa poche quelque chose qui pourrait lui faire éclater le crâne, qu’elle est capable de s’en servir, seule, vite, et de repeindre la station-service avec les matières de son encéphale ou bien non.»

Une performance qui révèle à XXX le chemin qu’elle devra suivre sur la voie du grand bluff – tout un programme, qui tient en deux principes bien plus larges que les quelques délits auxquels elle s’adonnera par la suite.

«[…] la conviction profonde qu’il me faudrait toujours agir dans ces conditions : 1) en plein public dans les failles de la cohésion sociale et de la syntaxe 2) seule, vite, irréversible.»

Ces principes donnent le ton et le rythme de ce récit qui nous emporte comme une traînée de poudre. Si la narratrice de cette vie revécue ne semble téléguidée par aucune posture attendue et si même l’évasion fiscale a parfois la grâce oxymorique d’une vieille figure de rhétorique, rien pourtant n’aura été capitalisé. L’existence, au contraire, aura été dilapidée dans la beauté des jours, des rencontres, des banquets et des villes traversées. Et c’est en pure liberté qu’on la revisite. Car en fin de compte, bien plus essentiel que tout héritage, c’est ce texte somptueux que la narratrice lègue en dernière instance à sa compagne de vie. Un textament, pourrait-on dire, qui n’est pas un mince présent… Il suffit pour s’en convaincre de se laisser glisser dans la langue foisonnante de Céline Minard. Rares sont les écrivains qui donnent à ce point l’impression de prendre si ouvertement plaisir à écrire sans pourtant jamais tomber dans le cabotinage.

XXX révèle aussi à Luise ses mondes secrets, gorgés de surprises et de poésie et nous entraîne de l’autre côté du miroir, du côté des gnomes de la forêt : erdemenmendle, pixies, kennings, pictes… autant d’êtres merveilleux, visibles à l’œil nu pour qui sait ce que voir veut dire, et dont la romancière confie les turbulences à son amante. Céline Minard a prolongé les chahuts de cette joyeuse bande dans un un autre texte, Les Ales, accompagné d’œuvres de la plasticienne Scomparo et publié presque simultanément aux éditions Cambourakis. Une galerie merveilleuse et foutraque présentée «comme un possible objet fictif échappé du roman So long, Luise».

Au fond, la littérature n'est-elle peut-être, elle aussi,  qu'un crime d'esbrouffe, une «action jactée». Mais quand elle est de cette trempe-là, on fait tous un peu comme le buveur de bière qu'Anne Appleton détrousse à coup de mots : on rend les armes.

A noter : le dernier numéro du Matricule des Anges est consacré à Céline Minard.














Céline Minard, So long, Luise. Denoël. 2011

Images : Oeuvres d'Armen Gasparyan