
Rien n’est prédictible d’une histoire à l’autre et pourtant on y retrouve toujours une forme de familiarité et cette même sensation d’âpreté teintée de dérision. Il y a bien là cet effet de « diversité dans la constance » dont parle Anne-Françoise Kavauvea dans son blog… Une constance qui se construit autour de différents éléments.
Récurrence dans l’ensemble de l’œuvre de nombreux personnages : Philip, Sarah, Mildred, Mandell, Sonny, Zev, Henry, …
Permanence de certains thèmes ou questionnements comme la judéité, traversée aussi bien par la mémoire du génocide (jusque dans les dernières nouvelles autour du personnage de Nachmann) que par des exercices d’humour juif dignes de figurer dans les fiches de Gérard Rabinovitch… Ainsi ces courts dialogues du narrateur avec sa mère qui reviennent, comme des intermèdes, à différentes époques :
« "Quoi de neuf ?" a demandé ma mère. "Rien" , ai-je répondu. "Allez, quoi ? Tu peux me le dire. Dis-moi, quoi de neuf ?" "Il est arrivé quelques chose" ai-je fini par lâcher. "Je le sentais. J’ai failli le dire. Qu’est-ce qui s’est passé ?" "En fait, rien." "Dieu merci", a-t-elle conclu »
Terreurs et Répugnance
« J’ai téléphoné à ma mère. Elle a dit : "Tu as l’air heureux. Que se passe-t-il ?" »
Journal
Autre liant de ces nouvelles, l’omniprésence du sexe. Une sexualité qui plutôt qu’une affirmation de liberté ou une quête du plaisir apparaît, à la longue, comme un réflexe de survie, une tentative obsessionnelle et désabusée de pallier à l’absence de sens et à la désagrégation de la communication et des relations sociales. Elle prend parfois des formes ritualisées comme dans ces partouzes new-yorkaises surcodées dont Michaels se moque à l’envi. Dans la nouvelle « Modifications », il nous en offre une scène de genre, emblématique d’une époque et d’un milieu social :
« De retour dans le couloir, croupe contre croupe, hanche contre hanche, entre des murs geignants, convulsés ; excusez-moi, oh, pardon, désolé, jusqu’à ce qu’un genou vienne se loger dans mon entre-jambe ce qui me fit basculer, coudes enfoncés dans cette pâte vivante, les mains plaquées sur un visage brûlant. Je vis des yeux briller entre mes doigts, sentis des dents me mordiller la paume, d’autres doigts m’attrapèrent la cuisse, la serrèrent jusqu’aux nerfs, et mon poing partit en arrière comme un sabot. J’atteignis un cou. « Ah, t’aimes avoir mal ? » Il y eut un coup de poing, une gifle, une fille qui bafouillait me tomba dessus, des ongles me ratissèrent la colonne. Je m’efforçais de trouver un peu d’espace, écrasai un nez sur des cuisses tremblotantes, exécutai une roue, un pas de cha-cha-cha, pareil à un drap soulevé par le vent, et arrivai devant un mur nu, respirant avec difficulté, sifflotant dans une obscurité virtuelle.»
Mais le sexe constitue le plus souvent un autre pendant de la violence, de la folie ou de la mort. Dans « Mildred » le désir va jusqu’à devenir cannibale –Mildred offre son utérus à manger, et autophage. Mort et sexe se trouvent souvent pris dans un jeu de miroir, comme dans ce passage du journal, par la juxtaposition brute de deux souvenirs décrochés l’un de l’autre.
« Nous avons fait l’amour tout l’après-midi. "Ça t’a plu ? " a voulu savoir Sonny. "Jamais de toute ma vie… etc". Le manque de pertinence des mots, la joie d’être libéré de cet habillage. Je suis étendu sur le dos. Muet. Savourant mon mutisme. Ma mère m’a rapporté qu’elle avait retrouvé mon père par terre dans la chambre, allongé sur le dos. Il la fixait, les yeux grands ouverts avec un petit sourire idiot peint sur le visage, l’air de dire que ce n’était pas si mal d’être mort. »
La plupart des histoires de Leonard Michaels ont aussi cette particularité de jouer constamment sur le tragique et la dérision, de se tenir sur la frontière souvent invisible qui les sépare. Dès la première (sublime) nouvelle, le ton est donné. Une jeune fille de milieu aisé rencontre un étudiant Turc au mode de vie plus tumultueux qui la séduit par ses maladresses linguistiques. Manquant de patience et de délicatesse l’étudiant Turc viole la jeune fille dès leur première sortie. Celle-ci, finira par se pendre. Lorsqu’il l’apprend le jeune Turc, éperdu, est persuadé qu’elle s’est tuée par amour pour lui. Histoire qui aurait pu n’être que tragique mais dans laquelle Michaels introduit avec talent une bonne dose d’humour noir.
Pourtant, sur le fond, la vision du monde que déploie les nouvelles de Leonard Michaels reste d’un pessimisme radical. Les relations amoureuses, le langage, le sexe et le sens de l’histoire aboutissent souvent aux mêmes apories. Derrière les inanités sociales, le désir d’être désiré ou reconnu dans lequel s’englue chaque individu, la mémoire de la Shoah joue également le rôle d’une lame de fond. Une béance qui menace le sens et les valeurs de toute construction culturelle ou sociale, de tout crédit accordé aux relations interhumaines. La littérature peut faire un temps diversion mais elle tourne finalement autour d’elle-même pour revenir en permanence à ce même constat de vide.
« Les histoires, les mythes, les idéologies, les fleurs, les rivières ou les constellations sont les phonèmes d’un mystérieux logos : ainsi les lumières de notre mémoire culturelle, reflétées par la surface de l’eau noire des origines, scintillent et adoptent des formes innombrables. Mais Jaromir Hladík*, parmi des millions considérables d’autres, est mort. D’un certain point de vue, toutes ces conneries n’ont donc désormais plus aucune importance »
Leonard Michaels a ouvert une porte quelque part entre Bukowski, Kafka, Bret Easton Ellis et Philip Roth. Conteurs et Menteurs nous présente une œuvre hybride, dense et surprenante. De ces nouvelles il y aurait encore beaucoup à dire. Mais contentons-nous de l’essentiel : il faut les lire…
* Personnage d’une nouvelle de Fictions de Borges. Alors que les nazis l’ont jeté en prison et condamné à mort, Dieu arrête le cours du temps pour lui permettre d’achever son œuvre.
Leonard Michaels, Conteurs, Menteurs. Christian Bourgois Editeur, 2010
Traduction de Céline Leroy
Images : Hans Bellmer / Siège du New-York Times