jeudi 28 janvier 2010

> Liscano, entre travail et silence




C’est d’abord sur un grand vide que s’ouvre le dernier ouvrage de Carlos Liscano L’écrivain et l’autre. Puis, à partir de l’impossibilité d’écrire et de l’observation du temps qui s’écoule entre deux pages blanches, l’écrivain uruguayen compose une flânerie dans sa propre existence, son présent, son passé. Plus qu’une réflexion proprement dite, on suit une déambulation intérieure teintée d’amertume, où l’effort de sincérité passe avant tout souci de construction ou exigence de style. Le texte comporte même parfois des longueurs, des redites ou de vagues questionnements qui n’appellent pas de réponse :

« La nuit tombe, comme toujours, calme et silencieuse. Arrivent les questions, la quête du sens. Comment tout s’est-il passé ? Pourquoi ? Les coups, la vie et tout ce qu’il faut supporter, pourquoi ? Mais aussi : pourquoi se poser des questions ? Pourquoi ne pas se désintéresser ? »

On en retient pourtant, au final, une certaine densité. Car ces longues heures durant lesquelles l’écrivain solitaire et vieillissant reste prostré à son balcon devant les eaux du Rio de la Plata portent la trace d’une mémoire et d’un parcours singuliers.

On le sait, l’histoire de Liscano est traversée par celle de la dictature qui opprima son pays de 1973 à 1985, l’une des plus terribles du continent (on a dénombré durant cette période jusqu’à 6000 détenus politiques pour moins de 3 millions d’habitants, record mondial pour ce prorata…). Jeune membre du mouvement Tupamaros tombé à la première heure entre les mains des militaires (avant même le coup d’état de 1973), Carlos Liscano a 23 ans lorsqu’il est arrêté. Il ne connaîtra cette sombre période que derrière les barreaux puisque c’est en 1985 qu’il est libéré. Entre temps il aura enduré toutes les privations et subi la torture, quasi quotidienne durant une période de sa détention. Et il sera aussi devenu écrivain, sans avoir encore écrit une ligne... Cette période est notamment racontée dans Le fourgon des fous - qui ne désigne pas le véhicule l’ayant conduit à sa captivité mais le fourgon du retour, qui l’achemina vers une liberté devenue plus terrible encore.

L’écrivain et l’autre revient sur plusieurs des événements biographiques évoqués dans ce précédent récit : la découverte de la solitude durant l’enfance, l’enfermement, la jeunesse volée et surtout la naissance de l’écrivain dans l’homme : Liscano prisonnier s’invente écrivain pour survivre à l’ennui, à la torture, à la claustration. Il passe de longues heures à méditer sur la littérature, sur les textes qu’il écrira (ou n’écrira pas), à accumuler des notes dans son esprit, à construire des personnages. Un basculement définitif est opéré.

Mais ce retour sur les événements et les orientations majeures de son existence n’est pas une simple répétition. Il est ici l’occasion de découvrir ou d’avouer les silences de ses précédents témoignages. C’est ainsi, par exemple, qu’il décèle dans la torture ce qui échappe à la parole, révélant derrière ses anciens efforts d’écriture, les limites de sa propre résilience :

« Je sais que le Fourgon des fous ne raconte pas tout. C’est peut-être de la maladresse, mais il y a une partie qui est indicible. La terreur est indicible, l’idée que la torture n’a pas de temps, qu’elle commence et ne finira jamais, qu’on peut vous torturer des jours, des semaines, des mois, est quelque chose d’indicible. »


C’est aussi vers l’écrivain, double de lui-même, que se tourne Liscano. Une forme de maturité trouve alors à s’exprimer dans ce témoignage au second degré. Il ne retrouve plus cet élan où écrire est « comme frapper du poing sur la table », et il le regrette. Mais il a appris qu’en littérature « on n’avance pas », il sait que l’on ne peut que creuser autour du silence. Il a appris à se connaître comme écrivain, à reconnaître ses faiblesses comme ses exigences. Il assume tout à la fois la place discrète qu’il occupe en littérature et la convocation permanente au travail d’écriture :

« Parce que nous, les petits écrivains, nous savons que nous avons les mêmes inquiétudes et les mêmes souffrances que les grands. Cela ne fera pas de nous des grands, jamais. Mais nous ne pouvons que le reconnaître et continuer ».

Faire œuvre d’originalité et de grandeur n’est pas dans l’ordre de ses préoccupations. Liscano légitime l’énergie créative dépensée à rendre simplement hommage à plus grand que soi – et l’on pense à Souvenir d’une guerre récente, ouvertement écrit dans l’ombre du Désert des Tartares de Buzzati.

A côté de certaines inspirations merveilleuses ou flamboyantes de la littérature sud-américaine, Carlos Liscano poursuit un chemin plus nocturne, plus dénudé. Et même quand l’écriture se relâche, quand l’élan retombe, le travail, lui, peut continuer : « Les mots ne connaissent pas la paix ».


Carlos Liscano, L'écrivain et l'autre. Belfond, 2010 (traduction de Jean-Marie Saint-Lu)

3 commentaires:

  1. Votre excellent papier m'a convaincu ; je suis en train de lire avec délectation ce bouquin dont je n'avais pas entendu parler.
    Félicitations pour votre travail.
    Amitiés

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  2. j'ai lu avec plaisir le recueil de nouvelles, "le rapporteur", et ce message me convainc de poursuivre sur cet auteur dont on ne parlepas assez à mon avis. Merci des belles pistes de votre blog.
    Liscano :http://tinyurl.com/5vuthje

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  3. J'ai également aimé ce livre, dont j'ai rendu compte ici : http://claudiopinto5.blogspot.ca/2010/05/lecrivain-et-lautre-de-carlos-liscano.html

    Je reviendrai vous lire, j'aime beaucoup.

    Claudio

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