jeudi 9 décembre 2010

> Les enfants terribles de Hanno Millesi




Dans Tous les enfants sauf un , Philippe Forest cite cette phrase étrange rencontrée dans un roman de Faulkner : « Nous sommes tous des enfants sauf les enfants ». Si Forest revient sur cette phrase, c’est pour interroger les nombreux stéréotypes qui entourent l’image de l’enfant souffrant et repositionner la question de la maladie à partir d’un point de vue qui échappe à nos représentations. Mais dans une autre perspective cette citation illustrerait à merveille l’esprit qui anime les onze nouvelles de Murs de papiers , recueil de l’écrivain autrichien Hanno Millesi paru aux éditions Absalon en 2009. Prenant à contre-pied le parti pris d’innocence qui imprègne généralement le regard que nous portons sur l’enfance, Millesi met en scène avec humour et âpreté un univers où celui-ci porte un regard froid, distancé et critique sur la mécanique des adultes. Il inverse les schémas relationnels, pervertit les situations attendues et invente un territoire décalé où l’enfant agit comme un révélateur de nos peurs, de nos mensonges, de nos petits arrangements avec la vie et finalement de la part d’arbitraire sur laquelle repose les rouages de notre société.
On a souvent comparé ces textes de Millesi aux premiers films de Mickael Hanneke (dont le remarquable Benny’s Video, où un enfant devenu criminel dénonce les parents qui ont masqué son crime). On pensera également au regard affûté et sans concession du narrateur du Tambour de Günter Grass. Mais au-delà de ses accents communs, Hanno Millesi déploie également un humour corrosif et politiquement incorrect qui fait de chacune de ses nouvelles un moment jubilatoire.




 

Dans Jours ouvrables, la première nouvelle du recueil, un enfant renvoyé de l’école décide de ne rien en dire à ses parents. Il continue à faire comme si de rien n’était et simule une vie d’écolier exemplaire alors qu’il passe ses journées au bord d’un étang à observer les canards qui nagent à sa surface et sombrent parfois dans l’eau glacée. Un pacte tacite le lie pourtant à son père, qui se trouve dans une situation à peu près identique. Il a en effet perdu son emploi et occupe son temps libre à contempler les vitrines des magasins, son attaché case sous le bras, regagnant chaque soir le domicile comme après une longue journée de travail, tel le triste héros de l’Adversaire. Sans jamais en avoir parlé ensemble, chacun sait que l’autre sait… La stabilité du foyer repose sur ce double mensonge auquel l’enfant pressent qu’un troisième vient s’adjoindre. La mère, sans doute moins dupe qu’il n’y paraît, feindrait l’ignorance mais assurerait les rentrées d’argent nécessaires à la famille en se livrant clandestinement à un commerce déshonorant. Silence triangulaire où chacun ment aux autres tout en sachant que les autres mentent et savent qu’il ment lui-même… Millesi confectionne ici une magnifique et décapante bulle de savon, sur fond de crise sociale et d’incapacité à communiquer.

Le narrateur d’Expérience pense être quant à lui le sujet d’une expérimentation familiale savamment organisée. Il est en effet certain d’être l’objet d’une expérience de longue durée. Il imagine que chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, est consigné, enregistré, analysé et échafaude peu à peu une hypothèse qui prend des dimensions faramineuses…


« On m’a aménagé une chambre d’enfant dans le laboratoire de mes parents-chercheurs, en ayant recours à un trucage comparable à celui des spécialistes du comportement qui mettent à la disposition de leur objet de recherche un univers inspiré de son milieu naturel, et on l’a fait avec la même maladresse. Sans aucun doute, cette chambre est sortie d’un catalogue où l’on peut commander aussi des scalpels, des pinces, des tables d’opération, des camisoles de force, des appareils de radiographie et autres instruments du même acabit »

L’enfant ne doute d’ailleurs pas que cette expérimentation puisse encore se développer et prendre des dimensions nouvelles :

« Des frères et sœurs je n’en ai pas. Mais si un jour un frère ou une sœur devait faire son apparition, alors son existence serait sans doute due au désir de soumettre les résultats déjà obtenus à une contre épreuve. »

Pour lui, la chose est claire : les parents feignent de mener une banale existence d’un père et d’une mère partageant le quotidien de leur enfant mais ils sont en fait entièrement dévoués à leur recherche… Une étude de longue haleine dont la finalité précise échappe encore à l’"expériment" qui la subit. Conscient de sa situation, celui-ci brouille les pistes et met en place une forme de résistance discrète pour fausser les données recueillies : lorsque sa mère lui confie une liste de courses, tout en respectant le «cadre financier» qui lui est imparti, il achète volontairement d’autres produits pour tenter de percer à son tour ce qu’en déduiront ses géniteurs-laborantins… La force troublante du texte de Millesi ne réside pas tant dans la construction paranoïaque de l’enfant que dans le fait que celle-ci semble assez souvent recevable. N’évoque-t-on pas communément la paternité/maternité comme une expérience ? Millesi semble prendre ici l’expression au mot dans son acception scientifique pour l’inverser dans le regard de l’enfant…

La nouvelle Au grand magasin, est la seule dont le narrateur soit un adulte. Elle est aussi l’une des plus caustiques et des plus irrésistibles. Le client anonyme d’une grande surface se trouve soudain poursuivi par les ardeurs d’un enfant pervers… Une course-poursuite s’engage et le pauvre adulte met toute son imagination en branle pour échapper, le plus discrètement possible, à son indéfectible assaillant… Fantasme surinterprétatif du client ? Mise en scène d’un enfant monstrueux parce que désirant ? Au lecteur de trancher, sans doute, dans ces quelques pages cocasses et audacieuses qui bousculent les repères et les schémas convenus.

C’est encore sur le ressort finement conduit de l’inversion de situation que joue la nouvelle Sentiment de culpabilité : un jeune garçon subit à ses dépends ce que l’on pourrait appeler une crise de parentalité comme l’on parle plus fréquemment de crise d’adolescence… Ses parents s’isolent, l’ignorent, cessent de rire quand il entre, sont harassés par les efforts que leur fils fait pour leur plaire ou se conformer à leurs supposées attentes. L'enfant est persuadé que le couple complote et prépare un départ imminent du foyer familial, une sorte d’abandon qui ressemblerait plutôt à une fugue… Il mesure d'ailleurs à quel point ses parents ont changé, et combien est loin le temps où la vie familiale semblait harmonieuse et le bonheur aller de soi :

« Il ouvrit la porte de la cuisine pour faire irruption, pour être au cœur de l’action avant que l’ambiance ne puisse refroidir. Tant était grande sa nostalgie des jours où sa relation avec ses parents était empreinte de quelque chose qui aurait pu avoir pour nom confiance ou affection réciproque. Leur gaieté résonnait comme un écho lointain, depuis longtemps atténué mais pas encore totalement éteint.
Mais dès qu’il eut ouvert la porte de la cuisine, cette gaieté s’envola. Les mines de ses parents se pétrifièrent à son entrée comme sous l’effet d’un ordre. Son père et sa mère se turent et regardèrent le sol de la cuisine. L’apparition de leur fils les avait ramenés du rêve à la brutale réalité, d’un tourbillon joyeux et enthousiaste au simple décor du petit pavillon familial couvert de vigne vierge. »

Ici encore, le récit de Millesi, tout en s’apparentant au développement d’une proposition ludique (inversion des rôles traditionnellement établis), interroge aussi des sentiments possibles, complexes, refoulés. Désir du couple de se retrouver hors du périmètre de l’enfant, désir de quitter le rôle paternel/maternel, désir d’abandon…

Dans Souvent, assis pendant des heures devant mon miroir, je réfléchis à mon apparence , un enfant obnubilé par la ressemblance physique qu’il établit avec ses parents, tente de s’y soustraire. Il finit par se lancer dans une séance d’automutilation systématique afin d’éradiquer de son visage tous les traits distinctifs de la physionomie familiale : le menton fuyant, les sourcils broussailleux, la rondeur du visage…

Dans Sanctions , qui se présente d’abord comme le témoignage d’un garçon évoquant les justes mais sévères châtiments corporels que lui imposent ses parents, Hanno Millesi nous conduit très habilement, par le retournement final, à une seconde lecture beaucoup plus singulière de la nouvelle.

D’autres surprises sont encore au rendez-vous et chacune des onze histoires parfaitement huilées de ce recueil constitue une pièce mordante, drôle et amère. Les enfants de Murs de papiers s'expriment comme des entomologistes et pensent comme des philosophes ; ils n’existent pas, se dira-t-on… Mais la lecture de ces nouvelles pourrait nous inviter à retourner la question : les adultes que nous pensons être pour eux existent-ils vraiment ?

« La joie qu’ils [les adultes] éprouvaient à nous voir exister semblait avoir fait place à un étrange amusement qui était suscité par notre aspiration à nous débrouiller tout seuls. Hier nous avions donné sens à leur vie, aujourd’hui, nous étions là pour les distraire, demain nous aurions à subvenir à leurs besoins. » (Propulsion arrière)

Avec Murs de papiers Hanno Millesi a composé un exercice littéraire réussi tout en posant un regard intelligent et dérangeant sur notre rapport au monde de l’enfance. Et ce n’est pas rien.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Hanno Millesi, Murs de papier. Editions Absalon. 2009.
 
 
Images : 1) Simon Vouet, la Vierge à l'enfant agenouillé (source) / 3) Hanno Millesi (source)

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