William T. Vollmann, une fois de plus, a de quoi irriter son lecteur. Lorsqu’il se mêle, avec son ami Steve Jones, à l’existence des trimardeurs de l’ouest américain, il est déjà l’un des écrivains les plus célèbres des Etats-Unis, il ne manque matériellement de rien et il n’y va pas par quatre chemins pour glaner de quoi écrire un livre : il paye les homeless qui resquillent dans les trains de marchandise pour les photographier ou leur achète cinq dollars une histoire, entendez par là le récit d’une tranche de vie sur les rails. Et il ne s’en cache pas… Lorsqu’il en a marre de sauter dans les trains en marche entre Cheyenne et Sacramento, il prend l’avion pour aller dormir à l’hôtel. Les fines bouches auraient sans doute préféré autre chose : une descente aux enfers sans filet, des amitiés vraies nées dans la fange et la faim ou peut-être, à tout le moins, un rideau délicat dressé devant les coulisses d’une telle entreprise. Oui mais voilà, on dirait bien que Vollmann s’en fout. Et à ceux qui trouvent cette façon de faire cavalière, il répondrait sans doute par une question : pourquoi aurais-je dû me contraindre à vivre l’existence paisible et sécurisée à laquelle j’ai en théorie accès alors que je n’ai qu’une envie, «me tirer d’ici» ?
Et voilà que se dégage de ce Hobo Blues (Le Grand Partout pour la traduction française) et de cette sorte de déloyauté sans triche, une force surprenante. Aux rencontres, aux souvenirs, aux témoignages glanés à la frontière incertaine des laissés pour compte et des irréductibles amoureux du grand air font écho des lectures fondatrices qui en ressassent la portée et les limites : Kerouac, London, Hemingway et Thoreau, qui tous à leur façon tracèrent leur route dans l’envers du décor et pistèrent le Grand Partout sur les rails d’une autre Amérique. De vieux rêves que tout cela ? Peut-être bien. Mais sous la plume de Vollmann, les vieilles lubies battent parfois d’un sang neuf.
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La figure du hobo (ces travailleurs itinérants se déplaçant à travers les Etats-Unis en resquillant dans les trains de marchandise) traverse la contre-culture américaine depuis le XIXème siècle. Ils stigmatisent à la fois les limites du rêve américain tout en le prolongeant au-delà de lui-même. Vollmann leur rend ici un hommage. Hommage qui prend la forme d’un reportage nostalgique constitué le plus souvent d’une série de souvenirs, directs ou indirects : rencontres, voyages vécus, portraits de trimardeurs, scènes d’attente dans les gares de triage, description des lieux et paysages traversés, des traques subies lors des contrôles, des diverses communautés côtoyées. Cette «somme» n’est pourtant pas encyclopédique, mais plutôt subjective. Car derrière ce tableau contrasté où la misère sociale, la violence quotidienne et la précarité jouxtent un idéal irrédentiste de liberté, Vollmann se dépeint aussi lui-même, interroge ses propres contradictions et ses aspirations profondes. Il n’a pu s’empêcher, à diverses périodes de sa vie et jusque récemment, de mener aussi la vie des hobos. Une entreprise liée à sa volonté de les rencontrer, d’écrire sur eux, mais plus encore de retrouver, dans leur sillage, le sens d’une quête qui l’anime également au plus haut point. Il sait pourtant qu’aux yeux de ceux, qui par contrainte ou par choix, ont rivé leur existence aux rails américains, il reste avant tout, selon la terminologie consacrée, un «citoyen». Un statut qu’il ne renie pas mais qu’il sait vicié depuis toujours de l’intérieur. L’écrivain est habité d’une vieille pulsion libertaire, d’un goût pour la «route» et les bas-fonds qui le rangent aux côtés des vagabonds littéraires de la beat generation et de quelques autres figures littéraires qu’il fait volontiers remonter à Thoreau et Mark Twain.
Aussi trouve-t-on dans ces textes une précipitation, une ivresse et un lyrisme auxquels il est difficile de rester insensible. On n’est pourtant d’abord loin d’une image d’Epinal. Car Vollmann nous dévoile aussi tout ce que ces existences recèlent de pitoyable : des hommes brisés, édentés, qui s'accrochent à leur sac de couchage comme à leur seul bien, qui sont tout autant la proie des «bourrins» (la police en charge des contrôles à bord des trains) que des autres trimardeurs, puisqu’il n’est pas rare qu’entre hobos, on se détrousse et s’entretue… Des communautés aux allures tribales naissent, vivent et disparaissent, improvisent des «jungles» dans la périphérie des gares de triage, gagnent des réputations plus ou moins sulfureuses, tels la terrible F.T.R.A, redoutée aux quatre coins du pays dans l’underground des trimardeurs. Des petites vies qui ont droit à leur contingent de faim, de fatigue, de viols et de morts violentes. Par bien des aspects, le tableau est peu reluisant, d’autant que de travailleurs itinérants les hobos sont aujourd’hui devenus des chômeurs itinérants… et on perdu une certaine forme d’aura officieuse ainsi que le respect qu’autrefois ils inspiraient malgré tout aux «citoyens».
Et pourtant, derrière l’essai «sociologique» perce le chant, assumé de sa seule voix par l’auteur mais également partagé parfois du bout des lèvres avec les hobos à temps plein. Car il n’est pas toujours aisé de séparer le grain de l’ivraie et les existences malmenées se payent souvent sur une autre monnaie : les paysages insensés qui s’offrent au regard, les bitures partagées dans des trains qui vous mènent Dieu seul sait où, les plaines ruisselantes de soleil ou de pluie que plus rien n’enserre, les rivières qui les creuse, les matins de brouillard et toute une valse de noms de villes et d’Etats, Cheyenne, Salt Lake City, Badger, Sacramento, San Luis Obispo, le Wyoming, l’Utah, l'Idaho, la Californie qui font soudain renaître le vieux rêve originel inscrit au cœur de l’Amérique. Un rêve depuis bien longtemps dévoyé, pourri sur pied, embaumé dans les pavillons de banlieue et la course au fric et dont les trimardeurs seraient les dernières reliques. Car à travers cette cartographie souterraine et cette course au fil des rails, Vollmann compose aussi une déclaration d’amour à son pays, à ce qu’il aurait pu et dû être : une sorte d’essence incarnée de la quête, de la liberté et du rêve… Et si c’est avec Kerouac, London et Hemingway que Vollmann dialogue, on a parfois l’impression que c’est d’un Walt Whitman (pourtant jamais cité) qu’il cherche le souffle… Un Walt Whitman mort dans l’œuf de l’histoire mais qui mérite bien une séance de bouche à bouche entre deux trains de marchandise, quand le ciel montre son nez au-dessus d’un wagon-trémie ou que quelque verte prairie vient soudain vous arracher à la gueule de bois.
Cette double vision de l’univers des hobos transparaît aussi dans les photographies de Vollmann qui accompagnent ses textes. Soixante-cinq clichés qui rendent bien cette hésitation entre essai et poésie. On y voit des individus au visage marqué, des silhouettes enveloppées dans leur sac de couchage aux abords d’une voie ferrée, des no man’s land, des wagons graffités qui portent la trace de cette mémoire nomade faite de misère, de refus et de désirs violents. Mais Vollmann nous fait également partager ce qui s’offre parfois au regard depuis l’intérieur des wagons : une plaine sans fin du Wyoming, le viaduc de Sacramento au crépuscule, une voie ferrée qui trace une courbe dans un paysage d’herbes basses à l’entrée de Marsyville, un paysage nocturne de pâturages aux abords de San Luis Obispo…
Et finalement, derrière cette enquête qui est avant tout une quête, il interroge ce qui fait l’essence même du voyage et du besoin de partir. Il esquisse sans doute une réponse lorsqu’il évoque l’impossibilité de jamais atteindre tout à fait ce que l’on poursuit, ce lieu auquel il prête le nom de Montagne Froide, en hommage à un poète ermite de la dynastie Tang qui s’était lui-même baptisé ainsi, du nom de ce lieu qui n’en est pas un mais reste enfoui dans les limbes de l’esprit et du désir.
« Les gens me demandent le chemin de la Montagne Froide
Nulle route ne mène à la Montagne Froide
La glace reste tout l’été ;
La brume voile le soleil qui se lève.
Comment y suis-je moi-même parvenu ?
Nous n’avons pas le même esprit.
Sinon, vous aussi vous pourriez y parvenir. »
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A noter : pour un autre regard porté plus près de chez nous sur des choix de vie décalée, on lira avec intérêt le petit opuscule de Sylvain Prudhomme paru aux éditions du Tigre, La vie dans les arbres. Il s’est intéressé aux derniers «péluts», ces hommes et ces femmes installés en Ariège dans des logements non conventionnels, et décidés à mener jusqu’au bout le vieux rêve libertaire des années 70. Son investigation est suivie d’un petit essai sur John F.C. Turner, architecte anglais qui tenta de théoriser un modèle d’urbanisme inspiré de l’auto-développement des bidonvilles dans quelques grandes villes du monde.
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William T. Vollmann, Le Grand Partout. Actes Sud. 2011. Traduit de l’américain par Clément Baude.
C'est la meilleure page que j'ai lue sur Vollmann concernant le "Grand Partout".
RépondreSupprimerConcernant Vollmann tout court, même...
Merci.