C’est un peu par hasard que j’ai trouvé Allée des artistes, au prix symbolique d’un euro, chez un (bon) libraire du XXème arrondissement… Un petit texte de Claude Chambard, paru en 2009 aux Editions de l’Atelier in8, et qui vaut bien plus que son poids en papier.
Le très beau Carnet des morts, postérieur à ce texte, m’avait déjà laissé entendre une voix touchante et forte, capable d’inventer un chemin à la frontière du récit et de la poésie. Un livre à lire comme on regarderait un tableau, collage de scènes, d’images, de souvenirs personnels, à la fois composite et pourtant tout entier suspendu à un fil unique, le fil d’une écriture qui interroge l’absence, la perte et la réminiscence.
Allée des artistes est une manière de récit qui se déplace dans cette même sphère. Un récit-souvenir déambulatoire qui aurait pu être tiré du Carnet des morts, et l’aura sans doute rejoint par des voies détournées.
Il y est d’abord question de l’évocation d’un bref séjour dans la ville de D. Une petite ville de province comme chacun, sans doute, en porte une accrochée à sa mémoire. L’une des villes d’enfance de celui qui raconte. Là-bas se trouve encore la maison, aujourd’hui désertée, qui fut habitée un temps par la famille, le père, le grand-père. Ce cadre minimal pourrait introduire une exploration minutieuse du passé, un exercice exhaustif de généalogie ou la reconstitution d’un puzzle familial. Mais avec Claude Chambard, c’est autre chose qui se produit. Une fois posés ces repères, le récit s’y dérobe pour y revenir par des chemins de traverse. Le fil narratif se distend, s’allège. Et le rêve vient s’en mêler. Le narrateur rêve une première fois dans le train qui le conduit à D. puis fait encore un long rêve lors de sa première nuit passée à l’hôtel. On l’accompagne dans une flânerie semi-éveillée le long des allées du cimetière de la ville, dont celle qui porte le nom d’ «allée des artistes». Rien d’autre, finalement, que des souvenirs en échos, des éclats de vie, d’amitié, des livres lus à quinze ans, des films qui passaient dans le cinéma du quartier, des visages restés derrière. Tout ce que tasse le temps et sur quoi nous marchons : un sol un peu meuble sur lequel il faut continuer d’avancer. Le promeneur boite, c’est un signe. Il n’avance pas droit. Mais boiter n’est pas encore tomber.
Il reste alors les noms. Des noms à engranger dans le carnet des morts, mais aussi à faire chanter par devers soi :
«Les noms vivent dans le souvenir de celui qui les épelle, les prononce à haute voix, car la voix est toujours haute dans le cœur.»
Des noms qui ne sont jamais cités dans le texte – par pudeur ou qui sait, pour laisser à chaque lecteur le soin d’y apposer les siens – mais auquel cette courte histoire rend un hommage insistant. Il y a cette belle image : dans le rêve du promeneur, les noms s’effacent de la surface des tombes dès que celui-ci cesse de les lire. D’où l’importance d’en ressentir leur poids dans la bouche :
«Le monde est vieux. Je longe les noms, j’épelle les noms, je mâche les noms, j’avale les noms, j’éructe les noms, j’avoue les noms.»
Au réveil, la ville réelle se détache de celle qui fut la vraie, celle que seuls peuvent raviver le souvenir, le rêve ou l’écriture. Et ce grand écart invite assez naturellement à se demander qui est ce « je » qui a roulé dans le flot des années :
«Il était une fois un long plan, un long travelling, entre deux hommes séparés par le temps».
Voilà donc le début d’un conte, un conte que chacun peut réveiller en lui. Une sorte de déchirement commun qui ne peut pourtant être vécu qu’à la première personne du singulier.
Et c’est peut-être là la force de ce court récit qui parvient, avec une poésie sensible et sobre, à faire passer par le chas d’une aiguille l’un des plus vieux topos de la littérature. A lui redonner pudiquement la densité d’une vérité vécue. Car qu’est-ce qu’écrire, si souvent, sinon remuer l’absence, battre le rappel des morts ? Donner à voir le délitement de ce que nous avons été, de ce que nous avons aimé, à travers une parole qui tout à la fois le creuse et le conjure ? Mais chez Claude Chambard il n’y a pas de place pour le pathos dans ce remue-ménage silencieux. La mélancolie elle-même semble s’être muée en une forme d’attention mesurée.
Dans l’Allée des artistes, le poète écrit comme il marche, toujours tendu vers ce lieu où il pourra enfin «guetter ce qui nous constitue, nous accorde, ne nous demande pas de compte.»
Claude Chambard, Allée des artistes. Editions de l'Atelier In8. 2009.
Images : 1) ©Charo Diez (source) / 3) Prague, Pont Charles (source)
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