Par ces temps de fête où le cycle de l’obsolescence et de la surconsommation s’emballe plus que jamais, il serait dommage de finir l’année sans évoquer Farcissures, la pépite de François Tison parue aux éditions Allia. Voilà un petit livre drolatique, politique et bigrement carnavalesque.
«Non, les choses, je veux parler des choses au sens large, bien sûr, il s’agit précisément de les célébrer dans leur majeure partie, dans tout leur néant, c’est-à-dire, un néant tout relatif et sans prétention, puisqu’elles s’en arrachent un moment sans grand effort et y retournent sans grande douleur, mais laissons ça, il s’agit de célébrer dans la joie et l’indifférence qu’il mérite le transitoire, le fugitif, le vagabond, le banni, il s’agit de lui rendre sa juste place, sans discriminer entre les biens de consommation périssables et le reste, les fruits et légumes, le cadre de vélo plus si plan, le détenu, l’écolier, son maître et l’urne funéraire, sans médiocre, sans conformiste aversion pour le jus de compost ou pour la merde.»
Cet appel à la réhabilitation du périmètre de déliquescence de notre environnement n’est pas sans faire écho à la généreuse exploration domestique qu’ Eugène Savitzkaya conduisait dans l’un de ses récits, En vie, dont nous avons déjà parlé. Sauf que le cadre du propos est ici étendu à la dimension sociétale de son objet. Cet ensemble de «Notes et propositions sur l’ordure, l’économie domestique & la richesse des nations, disposées géométriquement» prend d’abord les faux airs d’une monographie qui pourrait prolonger par quelque nouveau chemin Le miasme et la jonquille d’Alain Corbin ou la très instructive Histoire de la merde de Dominique Laporte. Mais le ton est aussi celui de la missive qu’un administré adresserait à ses élus, une sorte de note d’intention éclairée pour un projet de réforme à venir…
Bref, autant dire que le texte de François Tison est (délicieusement) insituable… Il joue constamment à se dynamiter de l’intérieur, nous rappelant peut-être qu’une seule petite lettre distingue l’ «ordre» de l’ «ordure» et que cette dernière, comme il se plaît à le répéter et à l’illustrer, est contagieuse…
Le texte, chevillé de toutes parts par un appareil critique très développé, a tous les apparats d’une thèse qui, pour subversive qu’elle soit, construit sa légitimité à coups d’appels de notes et de doctes compléments d’information. Mais ces notes (notes de bas de page, notes de marge, notes dans les notes…) ont finalement plus la vertu de nous égarer que de nous éclairer. Le fil se délite, les excroissances gagnent du terrain. Le texte se répand et, comme contaminé par son propos, s’adonne à un exercice d’autophagie et d’autodestruction exemplaire. Les notes intègrent finalement le corps du texte lui-même au point de ne plus en être dissociables. Dans une sorte de mise en abîme vertigineuse, le texte se repaît de son propre pourrissement et s’abandonne aux joies d’une désintégration toute en protubérances.
Le lecteur confiant pensait être conduit sur le sentier d’un nouveau savoir et le voilà soudain lâché au cœur d’une fête rabelaisienne. Le titre même de cet opus est secoué de nombreux bruissements. On entend «farce», «éclaboussure», et «souillure» y rime aussi avec «littérature».
François Tison a expliqué l’origine de ce terme dans un entretien accordé à Alain Veinstein sur France Culture le 3 novembre dernier. Farcissures est un terme emprunté à Montaigne. C'est le mot par lequel l’auteur des Essais désignait les «enflures» qu’il aimait faire subir à son célèbre texte à chaque nouvelle édition… François Tison laisse le sien enfler comme un abcès jusqu’au possible éclatement final – dont l’interminable index sans folio qui déroule, par pur et inutile plaisir, la liste des mots utilisés dans le livre serait en quelque sorte la dernière manifestation… Le livre explore son propre devenir-déchet et assume dans une sorte de retournement décisif la part marchande de lui-même qui le voue à sa perte…
Alors en attendant que les tripes de nos liseuses repeuplent les décharges, jetons nos meilleurs livres de papier aux ordures. Et sautons-y juste derrière, la tête la première, pour, en cochons gourmets, ne surtout rien en perdre…
Bonne fin d’année à tous !
François Tison, Farcissures. Allia. 2012.
Images : 1,3,4 : Soup, Mandy Barker
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