Versez dans un shaker une bonne rasade de Bukowski, ajoutez un demi-litre de Burroughs, une généreuse portion d’Hemingway et un zeste de je ne sais quoi. Secouez. Puis jetez le shaker à la mer, de préférence dans le Pacifique. Après un certain temps de dérive et de macération, il en sortira peut-être quelque chose comme Le marathon d’Honolulu de Hunter S. Thompson, l’un des enfants terribles des lettres américaines.
On retient surtout de cet électron libre sous haute tension qu’il fut l’inventeur, ou à tout le moins l’icône indépassable, du journalisme gonzo. Le journaliste gonzo, donc, balaye d’un revers de main les principes supposés illusoires de l’information objective. Il rédige à la première personne des articles hyper subjectifs sur des sujets divers et variés qu’il couvre en carburant à l’alcool et aux substances pyschotropes ou ne couvre pas, en carburant de même. Certain que l’observateur, quel que soit son degré d’hypocrite discrétion, interfère nécessairement sur l’objet observé, le journaliste gonzo choisit quant à lui de faire de mauvaise fortune bon pot : il plonge tout habillé au cœur de l’expérience tel le cochon dans la mare, convaincu que les éclaboussures dont il se trouvera souillé nous en apprendront bien plus que les prétendues vérités de l’étang gelé.
C’est sur ce mode déviant que Hunter S. Thompson accoucha dès 1966 de Hell’s Angels, une «enquête» consacrée à la brumeuse et violente communauté de motards chevelus qui semait alors la panique sur la Côte Ouest. Pour ce faire, il passa plus d’un an auprès d’eux à boire et pétarader avant de se faire casser la gueule et jeter sur le trottoir. Il traqua encore de sa plume mordante «cette raclure» de Nixon, pondit un long et mémorable article de travers sur l’une des plus célèbres compétitions hippiques du Kentucky en 1970 et assura la couverture du Mint 400, une course de buggys déjantée en plein désert du Nevada. Ce qui donna le roman Fear and Loathing in Las Vegas: A Savage Journey to the Heart of the American Dream porté ensuite à l’écran par Terry Gillian sous le titre de Las Vegas Parano.
Le marathon d’Honolulu, dont la première traduction française est parue il y a quelques mois à l’initiative des Editions Tristram, s’inscrit bien dans l’art et la manière de Hunter S. Thompson. On y trouve le récit d’un journaliste on ne peut plus gonzo, Hunter lui-même, qui se laisse dépêcher sur un bon plan par le magazine Running : le marathon d’Honolulu. Il s’agit de vite bâcler «l’événement» avant de se prélasser dans une villa avec piscine au bord de la mer, à Kona, petite ville pleine de charme où s’offrir du bon temps. Mais ce programme délectable se transforme d’entrée de jeu en une furieuse virée aux accents psychédéliques.
A bord du 747 qui le conduit de San Fransisco à Honolulu, Thompson fait d’abord la connaissance de son voisin, un élégant voyageur en costume de lin qui immobilise une cabine de toilettes pendant un temps suffisamment considérable pour que tout le monde s’en alarme. Il en ressort avec un bras bleu vif, d’où le journaliste déduit que l’importun passager est parti à la pêche (sans doute après quelque capsule égarée) dans les profondeurs de la cuvette, et s’est maculé de Dejerm, ce «puissant désinfectant que les compagnies aériennes utilisent pour leurs chasses d’eau.». On le retrouvera quelques pages et semaines plus tard, le bras toujours bleu. Ces teintures-là, nous avait prévenu Thompson, vous colorent la peau pour la vie… A son arrivée, le narrateur est accueilli en GTO décapotable par son ami Gene Skinner, un prototype de junkie bling-bling, touche à tout qui a travaillé tout autant pour la CIA que dans le commerce d’opium et qui s’est reconverti pour l’heure dans la transaction immobilière véreuse et la photographie. Un feu-follet lâché en ville comme un pet rutilant, capable de lancer à la policière qui lui adresse sa troisième contravention en cinq minutes :
«Vous êtes trop mignonne pour ce boulot merdique. Appelez-moi au bureau, vous devriez poser nue pour des cartes postales.»
Hunter retrouve Ralph Steadman, son binôme anglais, avec lequel il compose une sorte de duo à la Laurel et Hardy, version trash. Ralph s’est blessé et empoisonné contre un «corail de feu» et Hunter tente de le soigner à sa manière. Il atomise un aloès avec un gourdin samoan qu’il s'est fait livrer à l’hôtel pour l’occasion et applique un mélange verdâtre sur les plaies de son ami avant de lui faire avaler un sachet de valériane. Effet garanti : la douleur se dissipe. Et le reste aussi :
«Il avait des yeux amorphes et le visage livide. De la salive dégoulinait sur son menton. Son élocution était ralentie, et quand je lui parlai de la limousine qui passerait nous prendre dans trois heures pour aller à une soirée, il parut content. "Ce sera l’occasion de rencontrer des gens", dit-il.»
Le récit avance au rythme d’une boule de flipper. De margaritas en rencontres oiseuses et fracassantes, les deux reporters font clignoter toutes les lumières, allument tout ce qui peut l’être et tiltent bien souvent. Les impressions hawaïennes ne sont pas de reste. Nous avons droit à quelques aperçus d’une société apocalyptique où la bêtise, la violence et la haine raciale semblent régner en maîtres.
«La communauté coréenne d’Honolulu n’est pas prête – pas encore prête – pour le melting pot. Ils sont craints par les haoles (les Blancs), méprisés par les Japs, dédaignés par les Hawaïens et, de temps à autre, pris pour cibles par des gangs de Samoans ivres, qui les considèrent comme des animaux nuisibles, au même titre que les rats mulots ou les chiens errants.»
Le dernier état américain ressemble un peu ici à une grande réserve en pleine dégénérescence où les identités détraquées s’enflamment comme des mèches. Si les Américains du continent (au rang desquels le journaliste n’a pas peur de s’illustrer) ne s’intéressent, à Honolulu, qu’à la défonce, aux excès de vitesse, au fric et aux blagues de mauvais goût, les autres communautés se chargent du reste : elles vivent au rythme d’un quotidien déglingué dont le vol, le viol et la criminalité constituent les ingrédients de base. Certains ont aussi leurs petites lubies, tels les Samoans, qui développent une dangereuse phobie du klaxon et sont prêts à mettre à mort le premier automobiliste qui a le malheur d’en faire usage…
S’ils s’y sont d’abord inscrits et envisagent une stratégie (qui vaut le détour) pour semer tout le monde sur le marathon, les gonzos se contenteront finalement de regarder passer les participants préparés de longue date. Ils prennent un plaisir potache et vicieux à insulter les premiers coureurs impuissants (on n’interrompt pas un marathon…), suivent la suite à la radio avant de rejoindre le point d’arrivée en bus.
A Kona, Ralph et Hunter découvrent que leur maison de rêve est une baraque moisie truffée de blattes. La mer est bien là, mais démontée en permanence. Des vagues noires et monstrueuses ravagent le jardin, inondent la maison et menacent de les emporter à longueur de journée. La villégiature devient une opération de survie… et le récit prend l’allure d’une parodie de roman d’aventure virile en haute mer. D’autant qu’il n’y a aucun poisson en vue, malgré leurs efforts redoublés et les promesses de leur guide.
L’anti-journal de voyage est entrecoupé d’extraits du Dernier voyage du capitaine James Cook de Richard Hough et de quelques passages des Lettres de Hawaï de Mark Twain. Le cocktail semble d’abord détonant, jusqu’à ce que le destin du célèbre explorateur entre bientôt en résonance avec l’actualité du récit sur le terrain de la violence et de l’absurde. Et de la con-sécration…
Hunter, resté seul à Kona après le départ d’un Ralph dépité (le récit est alors repris par les quelques lettres qu’il lui adresse), finira par sortir de l’eau un marlin de 135 kilos. Il lui donne le coup de grâce avec sa puissante massue samoane, gagnant soudain l’estime des pêcheurs locaux. On le verra encore se faire passer pour la réincarnation de Lono, l'antique roi des Samoa - lorsqu’il doit, après de trop nombreuses frasques, échapper à ses poursuivants. Il devient alors une sorte de paria intouchable auquel on apporte des filles et du whisky sans trop oser l’approcher. C’est peut-être la belle vie qui commence…
Le lecteur sort lui aussi un peu sonné de ce récit qui semble tout brûler sur son passage. L’humour provoquant de Hunter S. Thompson est vénéneux et ne laisse guère de fleurs sur le chemin. Le roman semble disparaître dans une nuage sulfureux derrière lequel on entraperçoit encore cette chose : le rêve américain, poussé dans ses derniers retranchements d’excès et de vulgarité.
En 2005, Hunter S. Thompson s’est tiré une balle dans la tête. Il avait fait le vœu que l’on dispersât ses cendres d’un coup de canon au-dessus d’Aspen, la ville où il vivait. C’est par l’entremise de son ami Johnny Depp que ce service lui fut rendu. Hunter S.Thompson aura ainsi pu satisfaire une dernière fois son penchant prononcé pour les traînées de poudre.
Hunter S. Thompson, Le marathon d’Honolulu. Editions Tristram. 2012.
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