Traductrice et poète d’origine vietnamienne installée depuis une quinzaine d’années à Tel Aviv, Sabine Huynh signe, avec La mer et l’enfant, son premier roman. Un roman où seul le souffle d’une mémoire éreintée, déchirée, tient lieu de fil narrateur et qui joue tout à la fois avec les codes du récit, du journal et de la missive. Mais le jeu n’est pas ici un art formel de la construction : l’écriture de Sabine Huynh, dans la parole de sa narratrice, semble au contraire portée par une certaine forme d’immédiateté, d’empressement à dire. Une écriture que traverse un effet d’urgence. S’il y a du jeu dans son texte, il faut plutôt l’entendre comme l’on dit d’une porte qu’elle a du jeu, qu’elle vacille sur ses gonds. Car dans le même mouvement qui la pousse à l’aveu, à la révélation, cette parole témoigne avant tout d’une série d’ébranlements et d’une perte de repères. La frontière est mince entre se raconter et s’inventer, se connaître et se méconnaître, entre se sauver et se perdre. Mince aussi la frontière entre soi-même et tout ce qui nous traverse, nous enferre, nous opacifie et pulvérise la possibilité même d’être soi : le nom, les fossiles de la souffrance, le passé familial, le regard glacé ou aimant des autres… tout concourt à faire du plus léger de nos gestes de simples passes d’héritier.
Au cœur de La mer et l’enfant, placé dès l’exergue sous des auspices durassiennes, il y a l’histoire d’un désamour maternel. L’histoire d’une femme, Magda, et de l’enfant qu’elle n’a pas voulu, pas aimé, qu’elle a peut-être abandonné, tué ou laissé mourir. Histoire d’un désamour lui-même reproduit. Mais il y a surtout l’histoire d’une dérive solitaire et d’une identité qui pour n’avoir pas su se trouver, finit par se dissoudre et se disloquer. On pourra enfin y lire une dernière histoire, celle d’une écriture en marche, miracle bref et fragile qui seul parvient parfois à exaucer ce vœu que tout le reste et tous les autres vous refusent.
Avec l’apostrophe qui ouvre le roman, La mer et l’enfant pourrait un peu faire écho au très beau livre de Linda Lê : Lettre à l’enfant que je n’aurai pas. Mais l’absence se joue autrement, car c’est ici une lettre à l’enfant qu’elle n’a pas aimé, qu’entreprend la narratrice. Ce qui est d’abord déclaré c’est cet étrange malentendu qui a placé la mère à côté de sa maternité. L’avènement fut un non-événement, un contretemps. Quelque chose n’a pas eu lieu, un amour n’a pas eu prise.
«L’enfant. C’est ainsi que je parlais de toi, pensais à toi, regardais vers toi : l’enfant – pas mon enfant, juste l’enfant.»
Et c’est pourtant ce décrochage, cette maternité non éprouvée qui appelle l’écriture, comme un gouffre qui susciterait un appel d’air : «Je lève le stylo, j’ouvre la bouche, ma pensée se tend vers toi, vers le vide de ton absence».
Cette absence de sentiment maternel, qui aurait pu faire l’objet d’un traitement psychologique resserré, devient sous la plume de Sabine Huynh le motif d’une absence plus large, l’écho d’un vide plus profond. Le désamour pour l’enfant renvoie à une existence vécue dès le début comme un rendez-vous manqué avec soi-même.
«Sais-tu ce que c’est que de n’avoir jamais rien compris à sa vie ? Je crois que j’ai été prisonnière de la mienne. Je n’y ai jamais été chez moi, à l’aise. Ni dans ma vie, ni dans ma peau, la peau de ce corps. Elle me tire, j’y ai toujours été à l’étroit, ils se sont trompés de taille.»
Le texte va ainsi peu à peu se décentrer de ce motif premier et matriciel et, comme inséminé par lui, s’élargir en cercles concentriques, appeler d’autres strates de la mémoire, d’autres fragments de récit, d’autres histoires et d’autres événements. La destinataire s’estompe peu à peu – pour réapparaître parfois. Et la lettre cède le pas à la forme du journal. Pourtant, cette écriture diariste est elle-même décrochée du temps : seule figure, sans autre forme d’ancrage chronologique, la mention de jours de la semaine qui finissent par produire un effet cyclique et lancinant.
C’est finalement un portrait brisé d’elle-même que nous livre la parole de la narratrice, un portrait dans lequel les fantômes du passé côtoient constamment les obsessions du présent. Cet effacement des repères, cet éclatement de la temporalité est d’autant plus fort que le recours à la première personne du singulier nous l’impose de l’intérieur. Le lecteur se trouve condamné à suivre pas à pas le récit dans ses déhanchements et ses bifurcations, à faire siens les doutes de la narratrice, ses vertiges, ses interrogations. Le procédé n’est pas nouveau, certes, mais Sabine Huynh y recourt avec conviction et sait nous en rappeler toute la force.
On pourrait bien sûr tirer des fils de cet écheveau, réagencer les pièces du puzzle et tenter de reconstruire le parcours «biographique» de la narratrice ou plutôt la série d’éléments qui alimentent et ont alimenté sa dérive. La froideur parentale dont elle a fait elle-même les frais, l’héritage du nom de sa grand-mère, gazée à Chelmno, qui lui a été imposé comme une trace indélébile contre l’oubli, la solitude dans laquelle elle s’est irrémédiablement engluée tant par son incapacité à être comme les autres et avec les autres qu’en raison de l’image monstrueuse de mère non aimante qu’elle a pu donner d’elle-même, le souvenir sans fin d’une histoire d’amour avec un artiste dont elle voudrait garder l’appartement qu’il habitait, et qu’occupe à présent une locataire détestée, à l’image de ce qu’il fut…
Et l’on décèlera avant tout, au cœur du mal-être de Magda et de la folie qui la gagne peu à peu, la question emblématique de l’identité.
«Tu as le nez de ton père, les yeux de ta mère, le menton de ton grand-père, le front de je ne sais qui encore, mais tu as aussi le nez de ta mère et les yeux de ta grand-mère. Tu n’as donc rien à toi. Toute ta vie durant, tu seras comme moi, en quête de repères dans cette fuite infinie de visages multiples. Combien d’êtres portons-nous en nous, sur nous ? Combien d’entre eux se dressent entre nous et nous ?»
Question obsédante dont le personnage adolescent d’une nouvelle cocasse et grinçante de l’écrivain autrichien Hanno Millesi se libérait d’une manière radicale - en se défigurant de manière progressive et systématique...
Mais c'est par le nom de la grand-mère déportée que le poids de cette mémoire est pour Magda le plus fortement imposé. Un poids qui inscrit dans le propre corps de la narratrice la mort de l'aïeule et la blessure incicatrisable de la Shoah, la condamnant d’emblée à une impossible réconciliation avec elle-même. Elle semble être ainsi entrée sur la scène de l’existence comme une enfant-témoins, simple flambeau dressé contre l’oubli. La question du poids du passé, de la culpabilité et de la transmission générationnelle des séquelles de l’histoire devient ici tout à fait prégnante. Israélienne d’adoption, traductrice de l’hébreu et familière des textes littéraires en prise avec la question du génocide (1), Sabine Huynh ne pouvait qu’être sensible à cette problématique.
On est bien sûr en droit de penser que cette obsession de l’identité transmise est l’un des éléments forts qui a privé Magda de cette « évidente envie » d’avoir un enfant à soi. On devine bien sûr la résurgence d’une peur : celle de transmettre, dans la filiation, une forme de non-identité programmée…
Mais La mer et l’enfant n’est pas pour autant un roman à clé. Magda ne cherche jamais à apporter des raisons factuelles à son désamour maternel, à le justifier. Quels que soient les événements qui ont traversé sa vie, il y a toujours une «pièce manquante». L’épaisseur de sa dérive ne se résorbe pas dans un enchaînement de causes et d’effets.
Sur bien des faits, le doute demeure sans que l’on puisse foncièrement trancher. Quelle est la part de paranoïa de la narratrice ou la part de malveillance de sa locataire ? Qu’est réellement devenue Estelle ? L’ombre de l’infanticide plane à plus d’une reprise sur le récit de Magda mais peut-être ce meurtre ne fut-il que d’intention, peut-être n’est-il que l’expression symbolique d’un abandon, d’une dérive inaugurée depuis longtemps…
«J’avais besoin de fluidité, d’eau. Besoin de savoir, besoin de fuir. Je devais te sacrifier. Je me suis mise à courir droit devant. J’ai hurlé en sentant un liquide glacial toucher ma peau et je me suis jetée aveuglément dedans. J’ai nagé furieusement en frappant la surface glacée de l’eau. Je voulais blesser la mer.»
Dans cette lente dissolution, seule l’écriture semble parfois pouvoir offrir un fil auquel se raccrocher. La narratrice interroge fréquemment son besoin de parole, son impérieux désir d’écrire et de raconter. Si certaines formules paraîtront parfois un peu convenues, Sabine Huynh sait aussi souvent transmettre, disséminées dans le récit de sa narratrice, toute l’inquiétude et l’incandescence de l’acte d’écrire. Peut-être est-ce là la seule façon d’advenir un tant soit peu à soi-même, d’échapper à ses démons comme à tout ce qui compose en nous et contre nous, une identité qui ne nous appartient pas.
«L’écriture pourrait-elle constituer le seul lien avec soi-même, avec son vrai visage, avec la face cachée de celui-ci ?»
Comme chez Duras, écrire revient ici à écrire autour du vide, au bord du vide. Dans La mer et l’enfant, le miracle de la résilience n’aura pas lieu. La parole de Magda ne l’absout pas plus qu’elle ne la sauve, mais elle apporte peut-être à l’effondrement de son existence un frémissement et un écho qui lui appartiennent enfin en propre. Ecrire, c’est blesser la mer avant qu’elle ne nous emporte.
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Note
(1) On doit notamment à Sabine Huynh la très belle traduction d'une série de poèmes d'enfance que l'écrivain Uri Orlev composa en déportation (Uri Orlev, Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année. Editions de l'Eclat).
Sabine Huynh, La mer et l'enfant. Editions Galaade. 2013.
Images : 1) Enfant à la balle / 2) Sabine Huynh (©Alien Christiaens)
C'est un super roman je le recommande !
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