dimanche 16 mars 2014

> Médée vivante

.

















Les grandes figures mythiques, entend-on dire souvent, sont indémodables. Elles incarnent des destins qui traversent les âges, mettent à jour des forces contradictoires qui innervent encore la modernité, elles constituent des ponts indestructibles entre hier et aujourd’hui. Elles sont un jour surgies du ventre d’on ne sait quel inconscient collectif pour dire ce qui aura toujours et encore à être dit. Sur le pouvoir, le sexe, la mort, la famille... On aurait là un vivier de marqueurs profondément enfouis en nous, que chaque époque, chaque créateur, chaque genre artistique aurait le loisir voire le devoir de reprendre à sa sauce, pour en réactiver les saveurs les plus relevées à l’attention de nos palais endormis.

Si l’on s’accorde volontiers à l’admettre, c’est parfois sans réelle conviction. Il est en effet plus rare qu’on le ressente pleinement devant une œuvre vivante. Cet évident miracle de la transsubstantiation culturelle traîne souvent derrière lui de vagues relents d’académisme un peu suranné qui suscitent secrètement la méfiance.

Heureusement il existe de temps à autre quelques heureux événements pour nous rappeler le bien-fondé de cette foi…

Médée, poème enragé, écrit, mis en scène et interprété par le dramaturge et comédien haïtien Jean-René Lemoine fait partie de ces événements-là.

C’est à la MC 93 jusqu’au 23 mars. Et à ne manquer sous aucun prétexte.





Un mot du texte, d’abord, même si c’est en premier lieu l’incroyable présence du comédien qui retient notre attention lorsque s’ouvre le rideau.

Jean-René Lemoine a réécrit Médée ou plutôt a écrit avec Médée. Ce qu’il écrit reste très proche des grandes lignes du mythe tels que nous le connaissons. On ne trouvera dans son poème aucune sur-interprétation, aucune lecture unilatéralement fléchée, aucune intention isolée au dépend des autres intentions possibles que contenait déjà le récit premier…

Les portes que la terrible histoire de la fille d’Aétès ouvre et laisse battantes dans les formes les plus connues du mythe restent à peu de choses près les mêmes. Médée n’est pas tant ici revisitée qu’habitée, intimement habitée par une écriture inspirée, un récit à vif. On retrouve toute la dimension complexe du personnage, seule (anti ?)héroïne antique «agissante» (qui «n’attend pas son héros», comme le formule ailleurs Jean-René Lemoine), tour à tour traîtresse et trahie, mais qui transforme toujours en acte ce qu’elle subit (la passion, l’abandon). Elle est aussi la figure emblématique de l’apatride, de l’étrangère en toute terre, là aussi tour à tour exilée volontaire et répudiée.

C’est avant tout aux espaces vides du mythe que Lemoine a donné chair. On est plus près des corps, il y a plus de crudité, on entend le souffle de Jason qui pèse de tout son poids sur le ventre de Médée. On le verra vieillir, blanchir comme de «la craie» à la mort de ses fils. Le texte se laisse envahir par les humeurs que secrètent la souffrance, le plaisir, la mort ; on donne à voir aussi bien la semence des hommes que les excréments d’Aétès agonisant.

Il y a un court prologue et trois parties : Genèse, Exil, Retour, et l’on retrouve les points cardinaux de la destinée tragique de Médée. Fille du roi de Colchide, elle s’éprend de Jason, l’étranger venu quérir la toison d’or sur les terres de son père. Jason est celui qu’elle attendait sans le savoir. Pour lui, elle abandonne tout et elle trahit les siens. Elle assassine son frère, laisse sa mère mourir de chagrin et son père esseulé. Elle devient une étrangère (cette étrange étrangère que lui conférait déjà son statut de magicienne). Sa seule patrie se restreint dès lors au corps de Jason. Barbare, exilée, elle le suivra partout, chez lui et ailleurs, se prêtera à ses moindres caprices, l’aimera, le protègera. Jason finit par lui préférer une «putain de quinze ans», la fille du roi Créon. Médée en concevra la vengeance que l’on sait. Elle use d’un subterfuge pour revêtir sa rivale d’un linge qui la consume et elle tue ses propres enfants – les fils qu’elle a donnés à Jason. Elle reviendra vers sa terre natale pour assister son père dans ses derniers instants, un père qui ne lui pardonne rien et dont elle ne reçoit aucune parole en retour.

Jean-René Lemoine a à la fois très librement et, sur les points essentiels, très fidèlement écrit son Poème enragé.

Il emprunte quelques références à la modernité : il émaille son récit de bribes de chansons en plusieurs langues, italien, anglais et il y a notamment, revenant comme un leitmotiv, le titre de la chanson des Moody Blues, Nights in white satin, qu’il finira par interpréter vers la fin de son récit ; Médée se retrouve exilée par Jason dans une villa et elle noie ses enfants dans une piscine ; certains objets, certaines scènes rappellent donc notre environnement urbain, quotidien. Mais tout cela, étonnamment, est très léger, s’insère sans fausse note au poème et le relève sur une ligne plus proche de nous. L’auteur a conservé les noms et les toponymes d’origine et le souffle d’intemporalité qui convient au mythe.

Quelques éléments sont modifiés. Lemoine imagine, au début de son récit, une relation incestueuse entre Médée et son frère Apsyrte. Mais la seule modification importante, nous semble-t-il, tient à ce que Lemoine  coupe court à la « seconde vie » de Médée après la mort de Jason. Dans cette version-ci, Médée se refuse en effet à Egée (qu’elle épousa selon le mythe et à qui elle donna un fils, Médos), en un cri de révolte éminemment politique où elle se voue à l’exil, à la précarité et à la liberté.

«Arrachez ces fleurs de mon cou ! Vous êtes mes ennemis devant l’éternité. Vous avez cru que la barbare allait courber l’échine et vous lécher l’anus ! J’ai tout accepté, pendant des années, des siècles, j’ai lavé le khôl de mes yeux, arraché les anneaux de mes narines, les colliers de mon cou, brûlé mes scarifications, gratté mes tatouages, calqué mes pas sur les vôtres, apprivoisé les accents de ma langue, mais vous n’avez pas compris qu’il y a des limites qu’on ne peut pas franchir, vous n’avez pas compris que votre opulence ne faisait pas de vous les maîtres, ni de moi la vassale, je ne suis pas votre hétaïre, je ne suis pas la femelle de vos coïts triangulaires, la reine de Saba vendue comme pacotille, la vierge éclaboussée de sperme, je vous maudis, je vous encule, je renie votre compassion, votre humanité, vos savoirs, vos protocoles, vos évangiles, je vous encule, je remets sur ma tête le voile de l’étrangère et redeviens Médée !»

Médée, poème enragé est un texte fort qui dédouble la voix sans âge de Médée au creux d’une autre voix, tout aussi terrible, ravagée, mais plus librement intimiste.




Mais sur les planches, on le sait bien,  un texte n’est rien s’il n’est pas incarné. Jean-René Lemoine est seul sur scène et se tient debout devant un micro à pied. Ce n’est pourtant pas une « lecture » et on a un peu l’impression qu’il s’est imposé là une contrainte. Cette nécessaire proximité réduit son espace à un jeu minimal, peu déployé sur l’espace de la scène – mais auquel il parvient à donner une densité qu’il n’aurait peut-être pas trouvé sans cela.

Le comédien compose une figure discrètement androgyne : il porte un pantalon de flanelle et des souliers pour le bas, une tunique mauve d’allure légèrement « hellénique » pour le haut. Et il joue constamment des ressources puissantes et variées de sa part de féminité, magistralement habitée.

Le texte passe par son corps à la fois avec une retenue et une intensité incroyables. Médée, poème enragé est une histoire à la première personne, mais une histoire rapportée. On appuie, comme il est dit dans le texte, sur la touche rewind. Cet après-coup autorise un jeu qui peut se passer de la colère du présent. Les éclats de voix sont comptés. Le seul moment où Médée exprime haut et fort sa fureur est justement celui de la tirade citée plus haut. Il y a, pour le reste, dans chacune des phrases de Lemoine / Médée, une sorte de douleur presque paisible, une tension sans emphase. Médée semble revenue de tout, non pas guérie, mais à même de prêter une forme de douceur à ce qui la déchire. Attention, on ne se situe pas pour autant dans le registre de l’atonie beckettienne, mais bien dans celui d’une souffrance tenue en bride, une sorte de tragédie qui a renoncé à se consumer et peut-être, au final, comme le laisserait penser la fin du texte, gagné une paix fragile. Pourtant, on a plus d’une fois l’impression que Médée avance au bord du vide, que la voix du comédien, où tremblent de très légers éraillements, est sur le point de se briser. Le jeu de Jean-René Lemoine est également soutenu par une intensité de regard rare et qui rive le spectateur à la scène durant une heure et demie. Bref tout cela donne ce que l’on appelle communément « une présence ». Et celle-ci est inouïe.

On sort de là essoré mais avec une certitude. Une certitude qui, pour pontifiante qu’elle puisse paraître, sera cette fois passée par nos tripes : Médée est vivante.













Jean-René Lemoine, Médée, poème enragé. Editions Les Solitaires Intempestifs. 2013

A la MC 93, Bobigny,  du 3 au 23 mars 2014.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire