A l’heure où le Brésil s’apprête à clinquer sur nos écrans dans le tintamarre
d’une coupe du monde à 3,5 milliards d’euros, il n’est peut-être pas inutile de
s’immerger dans une zone plus délétère de son histoire et de sa géographie.
Vies arides, le roman de
Graciliano Ramos récemment traduit par Mathieu Dosse (1) aux Editions Chandeigne a
été publié pour la première fois en 1938. Il est d’abord constitué de quelques
nouvelles écrites et publiées de manière autonome et autour et à partir
desquelles l’écrivain en a finalement composé plusieurs autres pour aboutir à
ce roman. Genèse particulière qui fait que chaque chapitre de Vies arides, malgré la récurrence de ses
personnages, possède la densité d’un texte qui aurait pu se lire seul.
On y découvre, à
travers une série de vignettes enchâssées, la vie âpre d'une famille de
fermiers du Sertão nordestin. Le nom de
cet arrière-pays immense et aride résonne de nombreux échos dans la littérature
brésilienne. Terre des sans terre, des plus pauvres, des relégués, le Sertão fut
également le fief de bandits de renom, historiques ou légendaires, popularisés
d'abord par tout un pan de la fameuse littérature de cordel. Au tout début du XXème siècle, Euclides Da Cunha l'a magnifié dans son récit-témoignage consacré à la Guerre des Canudos.
Contemporaine de Graciliano Ramos, Rachel de Queiroz s'empare encore de cet
espace dans l'Année de la grande sécheresse, paru en 1930. João Guimarães Rosa, vingt ans après
Vies arides, en fera également le cadre de son immense roman Diadorim
(titre original : Grande Sertão
: verades).
Et ce ne sont là que quelques exemples, tant la littérature brésilienne s'est
diversement nourrie de cette région pourtant peu nourricière...
Mais le Sertão de Graciliano Ramos,
dont on dit qu’avec Vies arides il
bouleversa les canons de la littérature brésilienne, est dégraissé de ses
légendes. Il apparaît comme un coin de terre calcifié, à l’image du cœur de
ceux qui le peuplent. Ici, en l’occurrence, un homme, une femme, leurs fils et
leur chienne. Et c’est à travers la seule et pauvre vision du monde de ces
quelques personnages que le lecteur effectuera son voyage dans un univers d’une
rudesse sans fin, que ne rachètent ni la force du mythe ni l’espoir du moindre
soulèvement collectif.
A la lecture des premières
pages de ce roman, on a l’impression d’entrer dans un monde assez proche de
celui, post-apocalyptique, de la Route
de John Mc Carthy. On suit l’errance d’une famille de miséreux, tenaillés par
la faim et dont on ne sait ni d’où ils viennent ni où ils espèrent arriver.
Seule la référence à quelques termes renvoyant à la végétation spécifique du Sertão
nous permet de supposer que l’on ne se trouve pas tout à fait nulle part. Si
l’on devine que leur chemin a été long et pénible, on ne sait rien de ce qu’ils
ont quitté (sans doute peu de choses) ni de ce qui les a poussés à partir vers
peut-être pire encore. Ils ont des allures de survivants, défaillants et vêtus
de haillons. Le soleil les brûle, ils sont blessés par les ronces. Il y a le
père (Fabiano), la mère (Sinha Vitoria), le fils aîné, le fils cadet. Ils
sont accompagnés d’une chienne (Baleine) qui parvient parfois à leur rapporter
quelques préas, des petits rongeurs dont
la viande leur permet de mourir moins vite que s’ils se nourrissaient
exclusivement de racines. Lorsqu’on les découvre ils sont pourtant très près de
leur point d’arrivée : un lopin de terre pratiquement incultivable qui
leur sera prêté contre leur force de travail, puisque rien, ici comme ailleurs,
ne leur appartient.
Pour peu idyllique qu’il soit,
ce tableau nous est pourtant dépeint sans aucune forme de pathos, dans une
langue classique, précise et épurée. Et même le terme de «malheureux» par lequel sont une seule fois désignés les
personnages au début du roman, semble presque relever d’un vocabulaire
technique.
En treize chapitres qui sont
autant de fragments de vie resserrés, Graciliano
Ramos nous installe auprès de ces personnages, depuis leur arrivée sur
cette nouvelle « terre » où pourtant rien de nouveau ne se jouera,
jusqu’à leur prochain départ.
Chacun de ces chapitres, comme
nous le disions plus haut, recèle la force intrinsèque de la nouvelle qu’il fut
souvent d’abord.
Le fils rêve de se changer en
adulte mais ses rêves sont enferrés dans le cercle qui le tient
prisonnier : devenir vacher pour un propriétaire, porter un coutelas à la
ceinture, être capable de chevaucher un bouc sans que celui-ci ne l’envoie
valdinguer dans les pierres du désert. La mère voudrait troquer sa couche en
rondins qui lui scie le dos contre un vrai lit. Le père est un jour humilié
publiquement par un « soldat jaune » qui lui flanque une rouste
avec le dos de son sabre et l’envoie dormir en prison. Il rumine sa rancœur
jusqu’à la lie, mais le retrouvant un jour seul, il ne parvient pas à passer à l’acte
en se vengeant. L’exploitation est palpable à chaque page: l’argent que les
propriétaires leur verse en fin de mois est toujours « mal compté »
et ils sont mis à l’amende pour avoir vendu un peu de viande de porc dans la
ville voisine sans s’être acquitté de la taxe qui leur était réclamée. Et
pourtant, elle n’est jamais nommée comme telle. Sans doute faudrait-il pour
cela quelque chose comme une conscience de classe. Mais les personnages de
Ramos ne savent nommer que leur malheur et dépensent toutes leurs forces à
essayer de survivre. On est loin ici des canganceiros
justiciers et on ne rencontre aucune figure messianique et fédératrice pour
inviter le peuple à se relever. Les Sertanejos de Graciliano Ramos ne vont ni
au bout de leurs rêves ni au bout de leur rage. Cela leur est impossible.
Divisés, déchirés, ils ne constituent d’ailleurs jamais un « peuple »
et demeurent emmurés dans ce qu’ils appellent, faute de mieux, leur destin. Lorsque
la marmite bout elle menace plus souvent d’imploser que d’exploser. La
souffrance ne se transmue jamais en intention politique et, comble de dérision,
seul l’animal de la famille se verra prêter au détour d’une phrase une réaction
de cet ordre :
«Elle donna un coup de pied à la chienne, qui s’éloigna, humiliée et pleine
de sentiments révolutionnaires.»
Dans Vies arides, on ne trouvera pas non plus de rédemption poétique. Si
le style de Graciliano Ramos est
limpide, il ne prête aucune emphase, aucune envolée lyrique à ses
protagonistes. Ceux-ci sont au contraire marqués par une indigence verbale qui
est à lire à l’aune de leur condition sociale. Si l’on pourra parfois trouver
légèrement artificiel la lucidité qu’il leur prête quant à leur propres insuffisances, l’écrivain brésilien a bien su mettre en avant à quel point notre
marge d’intervention sur le monde qui nous entoure s’inscrit aussi dans le
pouvoir que les mots nous offre ou nous refuse. Les personnages de Vies arides se heurtent constamment à
leurs limites : et les limites de leur langage pour dire, comprendre,
exprimer et modifier le monde font aussi partie de ce qui les condamne à subir
l’oppression des forces extérieures et de la société. S’ils parlent fort, nous
signale un instant l’auteur, c’est pour compenser les mots qui leur manquent.
Et lorsqu’un jour ils se rendent en ville à l’occasion d’une fête de Noël,
ils se sentent étrangers à ce monde qui leur est refusé. Et ce sentiment passe
aussi par la présence d’une profusion d’objets qu’ils ne connaissent pas car
ils ne savent pas les nommer…
«Sans leurs noms les choses demeuraient distantes, mystérieuses. Elles
n’avaient pas été faites par des gens. Et ceux qui les manipulaient commettaient une imprudence. Vues de loin,
elles étaient belles. Emerveillés et craintifs, ils parlaient bas pour ne pas
réveiller les forces étranges qu’elles tenaient peut-être enfermées.»
L’une des forces et des
originalités de ce roman réside aussi dans la prégnance d’une focalisation
interne qui nous fait constamment naviguer d’un personnage à l’autre sans nous
offrir le recul qui aurait permis que s’instille dans le texte une vision
élargie, collective et donc politique de ce qu’ils subissent. Ou peut-être
pourrait-on dire que la dimension politique du roman réside dans la
dénonciation même de l’absence de prise de conscience active à laquelle les
personnages se voient condamnés.
Pourtant, malgré cette focale,
Graciliano Ramos parvient à produire
un effet d’intemporalité. On ne trouvera aucune date dans ce roman, pas plus
que le nom de la moindre ville ou du moindre village. L’espace et le temps
semblent avoir été abolis, anonymés, comme si tout cela était voué à se
reproduire sans fin, aux quatre coins d’un Sertão devenu inseccable. Peut-être,
en cela, aura-t-il fait œuvre de prophétie. Vies
arides parle du Brésil d’hier mais aussi de celui d’aujourd’hui.
Anachronisme qui n’est pas sans fondement, lorsque l’on sait à quelles formes
d’esclavage moderne sont encore à ce jour réduits les plus pauvres de cette
région du Brésil.
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(1) Une première traduction française, due à Marie-Claude Roussel, était parue en 1964 chez Gallimard (et fut rééditée en 1989).
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Graciliano Ramos, Vies arides. Editions Chandeigne. 2014. Traduit du brésilien par Mathieu Dosse.
Je le note, il me tente bien.
RépondreSupprimerVous faites référence à Mc Carthy. Son livre le plus saisissant, eu égard à votre propos, est, me semble-t-il, "L'Obscurité du dehors". M.F.
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