Les langues rares vous
attirent ? Mais les appareils linguistiques souvent complexes et peu
digestes qui s’efforcent de les décrire vous tombent des mains ? Alors
procurez-vous au plus vite un petit livre réjouissant : Poésie du gérondif, paru récemment
aux éditions du Tripode. Au sortir de cet essai vagabond, vous n’en aurez
apprise aucune mais savouré beaucoup. Son auteur, Jean-Pierre Minaudier, est un
autodidacte monomaniaque et enjoué. Historien de métier, c’est sur d’autres sentiers
qu’il promène son temps libre : il collectionne les grammaires et les
méthodes de langues comme d’autres les timbres ou les voitures anciennes. Et cette
forme un peu particulière de bibliophilie (Minaudier possède à ce jour 1186
ouvrages de linguistiques portant sur 878 langues) s’assortit d’un vice plus
grave encore : il les lit.
Lorsqu’il cherche à motiver cette
inclination, il en vient finalement à la conclusion suivante, qui en surprendra
peut-être certains : «une grammaire
c’est avant tout du rêve et de la poésie». C’est ce qu’il entend nous
prouver dans ce petit ouvrage à la fois gourmand, drôle, précis dont même les
plus réticents sortiront conquis.
Poésie du gérondif est à lire aussi comme un éloge enthousiaste de
de la différence. Et si «chaque idiome a
sa manière de passer du réel au discours», on verra un certain nombre de
lieux communs s’effondrer comme des châteaux de cartes. Notamment celui qui
consiste à penser que les communautés les plus « primitives »
seraient dotées des langues les plus grammaticalement sommaires…
D’entrée de jeu, Jean-Pierre
Minaudier nous annonce la couleur : il se présente comme un anti-chomskyen épidermique
que l’écart séduit beaucoup plus que le rapprochement. Plutôt que
l’hypothétique substrat universel qui rassemblerait dans un lointain giron évanoui l’ensemble des langues humaines, rien ne l’attire plus dans ces langues que ce qui
les distingue, les singularise, les éloigne. Aussi, c’est vers les idiomes qui
sont les plus génétiquement éloignés du nôtre et de ceux qui nous sont familiers que
balance le cœur de l’auteur…
En matière de distance et de
complexité, il a sélectionné pour nous quelques crus hors du commun dans sa
bibliothèque personnelle…
On découvrira que, selon ce que
l’auteur a pu en appréhender, la palme des langues les plus «abominablement complexes du point de vue de
la morphologie», autrement dit les plus impitoyablement grammaticales, revient
à la famille athapascane (Amérique du Nord).
Et voici un avant-goût de ce met
délicat :
« La morphologie verbale athapascane se caractérise par des séries
parfois interminables de préfixes entre lesquels des bouts de racine se
trouvent en quelque sorte entrelardés (selon des règles aussi précises qu’en
grammaire français ou latine mais avec autant d’exceptions), avec, aux
frontières des uns et des autres des phénomènes de fusion qui obscurcissent
passablement la structure des mots (…). »
On voit d’ailleurs un certain
poncif mis à mal lorsque l’on prend la mesure du fait que ces langues n’ont
existé durant des siècles que dans la plus pure oralité et ne connaissent de
forme écrite que depuis quelques décennies. La logique assez répandue qui
voudrait que le degré de grammaticalité d’une langue aille de pair avec l’ancienneté
de son statut de langue écrite se trouve considérablement bousculée.
La plupart des autres langues qui
se caractérisent par leur complexité grammaticale (le keres et le zuni du
Nouveau Mexique, les langues algonquines, siouxes et muskogéennes de même qu’un
certain nombre de langues amazoniennes ou papoues) relèvent également de
communautés qui ne se sont jamais structurées autour d’une culture écrite. Ce
qui appelle cette remarque de Jean-Pierre Minaudier :
«A la lecture de certaines grammaires, on a parfois l’impression que
les peuplades qui s’ennuient ferme depuis trois millions d’années à garder les
chèvres en contemplant les étoiles ont consacré une part notable de leur énergie
à complexifier leurs idiomes afin que nul ne puisse les comprendre (les plus
belles langues sont celles qui servent à ne pas communiquer !), mais aussi
parce que leur langue est, ou était, leur seule richesse, leur seule élégance,
leur seul bijou.»
On pourra toujours contester le
caractère scientifique de cette explication (que Minaudier lui-même amène avec
humour et désinvolture), on voit toutefois se dessiner un rapport assez
inattendu entre culture écrite et grammaticalité linguistique.
A l’inverse, certains phénomènes
que d’aucuns auraient volontiers attribué à des sociétés plus « champêtres »
se retrouvent extrêmement prégnantes dans des langues de « haute culture ».
Il en va ainsi des « impressifs », sorte d’interjections intégrées à
la phrase comme des adverbes, un peu, précise Minaudier, «comme si l’on
pouvait dire ‘il sauta hop dans le ruisseau’ sans faire de pause ni avant ni
après le ‘hop’». Or, il se trouve que c’est en japonais et non dans
quelque soi-disant langue «primitive» (notion que les remarques ci-dessus sur
la question de la complexité grammaticale ont déjà sérieusement invalidée) que l’on
trouve le plus d’impressifs…
Le baguenaudage linguistique de
notre historien dévoyé nous conduira encore vers toutes sortes de records et d’exceptions
que l’auteur effeuille comme des pétales aux parfums raffinés. On découvrira
les langues les plus « casuelles » du monde… (les latinistes et les germanistes
les plus aguerris se sentiront sans doute comme des poussins dans le désert face
au bezhta, une langue du Caucase du Nord-Est qui ne compte pas moins de 60 cas…),
les langues qui possèdent les plus ou le moins de consonnes et de voyelles,
celles qui ne possèdent que des suffixes et pas un seul préfixe (le turc, le
quechua, l’aymara…) ou, beaucoup plus rare, celles qui possèdent des suffixes
et pas un seul préfixe (le chinantèque…). On découvrira les « infixes »,
les formes verbales les plus curieuses, les valeurs insoupçonnées de la « reduplication » :
si nous connaissons ce dernier phénomène en français (il est très très grand),
on ignore souvent que dans de nombreuses autres langues la répétition d’un mot
ou d’un adverbe peut avoir de tout autres effets de sens (elle peut servir à
indiquer le passé, l’intransitivité, à former des mots, à exprimer la vacuité…).
On restera rêveur devant le « frustratif » du guarani, qui permet par
une simple affectation du substantif d’exprimer en un seul mot une formule
telle que «celui qui devait être mon époux mais ne l’est pas devenu».
On découvrira que si le masculin se saisit d’autorité du pluriel dans certaines
langues comme le français, c’est au féminin que revient ce privilège en kurde… société,
s’empresse de souligner Minaudier, qui ne se distingue pas particulièrement par
les traitements de faveur qu’elle réserve aux femmes, preuve s’il en est que
les interventions sur la langue dans un souci de non-discrimination
relèvent peut-être d’un faux débat…
On passera encore par les langues
à clics, les langues à tons…et leurs manifestations extrêmes. On fera
connaissance avec des impacts verbaux inattendus (adverbes, noms, adjectifs
dont la désinence varie selon la forme verbale…). La liste serait longue car
dans le cabinet de curiosités de la bibliothèque linguistique de Jean-Pierre
Minaudier, le lecteur ne sera pas à court de surprises.
Un petit mot encore sur une
forme linguistique d’appréhension du réel que l’auteur considère comme l’une
des plus fascinantes : les « évidentiels », largement déployés dans
quelques langues d’Amazonie (et dans une moindre mesure en quechua, en aymara
et dans certaines langues turques et finno-ougriennes). Les évidentiels
imposent une « déclinaison » du réel selon la source d’information
dont on le fait découler. En tariana une phrase telle que «le chien l’a
mordu» pourra prendre cinq formes différentes selon que l’on a vu la
personne se faire mordre, que l’on a entendu les aboiements et les cris, qu’on
l’a appris de quelqu’un, qu’on a constaté la blessure, qu’on le déduit de
manière moins directe à partir d’une blessure qui pourrait être une morsure de
chien… Dans ces différents cas, précise Minaudier, il ne s’agit pas d’établir
un degré de vérité. L’information est considérée comme «fiable»
dans les cinq cas, mais la formulation de l’assertion contraint linguistiquement
le locuteur à s’engager sur un choix génétique quant à l’information qu’il
donne. Autant dire qu’un vaillant tariani qui aurait pour mission de traduire
un texte français dans sa langue se trouverait considérablement démuni ou
devrait faire le choix de réinventer lui-même chaque phrase...
Bref…
Autant dire qu’à l’heure du tout-globish,
de la mondialisation et du tourisme de masse, Poésie du gérondif constitue une salutaire et revigorante
invitation au voyage.
Voilà qui tombe bien. C'est les vacances !
Voilà qui tombe bien. C'est les vacances !
Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif. Le Tripode. 2014.
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