dimanche 14 septembre 2014

> Ecrire et ses fantômes

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Pour qui suit son œuvre depuis longtemps, il y a quelque chose de particulièrement poignant dans le dernier livre d’Olivia Rosenthal. On a l’impression que les cercles concentriques qu’il lui arrivait régulièrement de tracer pudiquement autour d’elle-même, de ses obsessions, de certains souvenirs indélébiles, se resserrent ici d’une manière considérable. Pour autant le lecteur entre dans un univers bien plus déstabilisant que celui de la confession ou du récit autobiographique et bien plus singulier que celui de l’autofiction. Le goût que l’auteure développe par ailleurs pour les constructions imbriquées – et cette manière bien à elle de s’imposer des biais narratifs sans jamais renoncer à la radicalité de son propos, trouvent encore ici à s’exprimer. Mécanismes de survie en milieu hostile est composé de cinq parties qui pourraient constituer les cinq temps d’un récit (parfois flottant et onirique, parfois réaliste) allant de la fuite au retour. Mais la fiction entretient des relations à la fois élastiques et extrêmement tendues avec le plus intime. L’écriture gravite autour d’un astre noir (le suicide de la sœur de l’auteure, événement majeur de sa jeunesse et de son existence) et s’en approche peu à peu de manière frontale et beaucoup plus dangereuse. Olivia Rosenthal se risque ainsi à une sorte d’auto-expérience et de réflexion sur le jeu du chat et de la souris dans lequel se trouvent embarqués malgré eux la littérature et le vécu. Et elle nous offre sans doute, avec Mécanismes…, son texte le plus sombre et le plus magistral.




Dans son court prologue Olivia Rosenthal nous adresse cet avertissement liminaire :

«Les faits ne se contentent pas d’arriver. Ils reviennent. Qu’on les accepte ou non, ils sont plus insistants et plus entêtés que les stratagèmes qu’on invente pour les éviter. Ecrire fait partie de ses stratagèmes.»

La littérature déploie une stratégie qui semble donc d’emblée vouée à l’échec. C’est cette impossibilité que Mécanismes de survie en milieu hostile se propose d’explorer et c’est à travers sa propre écriture que l’auteure s’efforce de vérifier l’hypothèse. Un exercice pour le moins paradoxal puisque l’écrivain devra tenir à la fois le rôle du chasseur et du chassé (comme dans le jeu de cache-cache, où le joueur découvert passe du côté des débusqueurs), du pourvoyeur d’illusions et du détecteur de mensonges.

Chacun des cinq textes qui composent le livre peut se présenter comme l’illustration d’un mécanisme de survie dans et par l’écriture. Une tentative de dévoilement/recouvrement, une fiction dont le but serait de se libérer d’une hantise, d’une obsession – de la révéler tout en la tenant à distance. Ces différents récits-fictions tournent autour de l’absence, de la séparation, de la peur et de la mort. Les micro-histoires qui nous sont présentées appellent une expérience de lecture particulière - dérangeante. Leur « objet » est toujours rigoureusement délimité : l’abandon d’une compagne de cavale, l’intrusion d’éléments étrangers et inquiétants dans un domicile familial, une partie de cache-cache qui prend la forme d’une traque,… mais aucun personnage n’est nommé, et le lecteur ne dispose le plus souvent d’aucun ancrage référentiel auquel se raccrocher. Il navigue à vue, prisonnier d’un espace-temps fermé sur lui-même dans un univers à la fois précis et flou qui évoque celui du rêve, du cauchemar. On a l’impression qu’Olivia Rosenthal nous expose une série de proto-récits, une sélection de scènes matricielles, traumatiques, qui se situeraient en amont de nombreuses «histoires possibles», avec leurs cortèges de noms, de dates, de situations psychologiques repérables. L’écriture est hantée par ses propres fantômes mais demeure à chaque fois suspendue au-dessus du récit qui pourrait la contextualiser. Néanmoins, dans cette zone de flottement, le réel fait parfois irruption de manière brute : la figure de la sœur disparue, qui innerve largement ce livre hanté par la mort, circule d’une manière de plus en plus prégnante et occupe de manière centrale et explicite le dernier moment du livre.

A la suite de chaque texte (excepté, justement, le dernier), l’écrivain porte un rapide regard rétroactif sur ce qu’elle a entrepris. Elle essaie de décrypter quel en était l’enjeu, d’analyser ce qu’elle y a engagé et les rapports de force qui s’y sont déployés.

«Je relis ce texte, je le scrute, je le cherche, je le reprends sans cesse, je le triture, je l’abîme, je le rature et il revient (…). Il fait partie de ces choses indistinctes, scories, dépôts, traces, qu’on ne peut effacer. Il fait partie des choses qu’on ne peut abandonner. Il est l’une des expressions possibles de ce qui me hante.» 

Sur chaque ligne de récit vient encore se superposer une autre voix, distinguée par l’italique, qui introduit en contrepoint une série d’informations documentées et de témoignages portant toutes, à des degrés divers, sur le thème de la mort. Expériences de mort imminente (EMI), criminologie, témoignages d’un urgentiste, description des phénomènes de transformation post-mortem du corps, etc. Comme elle l’avait déjà entrepris (dans le registre animal) pour Que font les rennes après Noël, Olivia Rosenthal joue ici sur un phénomène de distance et d’interconnexion entre deux niveaux d’écriture et d’information. Cette seconde ligne ouvre en quelque sorte un autre front à partir duquel tenter d’expliquer le réel pour l’exorciser. De comprendre l’incompréhensible.

Pourtant, ce dispositif, que l’on pourrait dire à trois niveaux, ne semble que mieux manquer sa cible. Le mécanisme de survie, pour opérationnel qu’il soit, ne nous épargne en rien. Chassez donc vos fantômes et ils reviendront au galop. Composez avec eux pour les dompter, les tenir à distance : ils ressurgiront là où vous ne les attendiez pas.

La cinquième partie du livre opère de ce point de vue une forme de décrochage. Il s’intitule Le retour. On peut l’entendre comme retour au réel ou plus encore retour du réel – moment d’une mise à nu qui est aussi une mise au point. S’y joue une résurgence de ce qui ne s’efface pas et avec quoi on ne peut plus tricher. Et la dernière phrase du prologue nous annonçait déjà cette issue :

«On avance aveuglément vers le dénouement pour découvrir in extremis qu’en fictionnant le monde on a seulement essayé de retrouver ce qui avait eu lieu et qu’on avait oublié».

Mécanismes de survie en milieu hostile est un livre d’une grande force. Une sorte de work in progress qui ne sonne jamais creux et dans lequel l’écrivain engage la part la plus intime d’elle-même. En scrutant sans concession  son propre processus d’écriture et les ombres qui l’habitent, Olivia Rosenthal met son œuvre à la question. Et elle interroge la littérature d'une manière brûlante et radicale.











Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile. Editions Gallimard (Verticales). 2014.






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