Second roman traduit en français de cet écrivain inspiré, Merci fait partie des
OVNI revigorantes qui nous parviennent de temps à autre de la sphère des Lettres argentines. On doit de le lire en français
à Guillaume Contré, traducteur et défricheur infatigable de cet univers
stimulant (voir son blog, L’Escalier des Aveugles, et ses articles dans le
Matricule des Anges). Librement ciselé entre conte initiatique et fable
philosophique, dont il reprend l’esprit et les codes autant qu’il les
pervertit, le roman de Pablo Katchadjian nous plonge dans une histoire de servitude
et de libération sur une île imaginaire et jamais nommée. Mais peut-être faut-il
plutôt parler ici de libération et de servitude puisque les apories et les interrogations
qui surgissent au fil du texte ont bien plus de consistance que la quelconque
morale qu’on pourrait un instant en attendre. Qu’est-ce que la liberté ?
Le pouvoir ? Que devons-nous aux autres ? A nos morts ? A nos
ennemis ? Qu’est-ce que la mémoire et l’oubli ? Voilà quelques-unes
des questions et des épines enchâssées qu’agite ce roman étonnant et délicatement
décalé.
L’homme qui raconte est un esclave qui va devenir roi. Lorsque
s’ouvre ce roman, il est enfermé dans une cage en bois avec deux-cents autres
esclaves. Il n’en sort que pour devenir la propriété d’un nouveau maître, qui l’installe
dans son château. Les conditions de vie qui lui sont réservées lui paraissent d’abord
tout à fait acceptables voire même inespérées. Il possède une chambre, on lui
sert du thé et des toasts au petit-déjeuner et il fait la rencontre d’une jeune
et jolie servante. Mais ce tableau idyllique va rapidement se ternir. Le maître,
personnage aux accents ubuesques, s’avère vite bien plus autoritaire qu’il ne
semblait d’abord et en proie à d’étranges lubies avec lesquelles tout un chacun
doit apprendre à composer. Passées quelques parties de chasses forcées, les
besognes imposées au narrateur prennent vite une autre tournure. On lui inflige
des tâches de plus en plus abjectes et intolérables qu’il subit comme de
véritables tortures.
Mais le maniement de l’ellipse relève du grand art chez
Katchadjian et l’on ne sait jamais précisément ce qui est demandé à l’esclave…
Ce silence volontaire place le lecteur dans une situation curieuse, un peu
dérangeante et agace avec une certaine efficacité ses papilles imaginatives… L’auteur
arrive pourtant à donner tout son poids à ses actes terribles sans jamais nous
informer de leur teneur exacte. S’agit-il de donner la mort, de supplicier, de
faire disparaître des corps ? D’autre chose encore ?
De la même manière, la jeune et jolie servante qui deviendra
sa femme subit les accès de violence réguliers du maître. Celui-ci lui
rend régulièrement visite la nuit pour la soumettre à des traitements insoutenables
dont elle refuse également, malgré les demandes insistantes du narrateur, de
livrer le noir secret.
Le projet d’éliminer le despote va bientôt naître, prendre
forme et le récit basculer par ce crime « fondateur ». L’esclave
prend le pouvoir, secondé par Hugo, un autre esclave affranchi et il épouse la
servante. Le nouveau roi arrache à leur joug l’ensemble des esclaves et décide
de procéder à une campagne de libération des autres châteaux de l’île, en
commençant par celui où règne le fils de son ancien maître.
Mais le roman de Katchadjian brode tout autre chose à partir
de son propre fil narratif… Il construit, dans un style pourtant simple, efficace, qui ignore l'analyse comme la description, un univers singulier, en jouant d’une
même plume sur les registres du loufoque, du merveilleux, du fantastique et du
politique. On y croise une enfant sauvage, un curieux traité d’amour
homosexuel, des vers de cendre, des racines aux vertus fortifiantes ou
hallucinogènes qui décuplent la force guerrière ou nous plonge dans des trous
noirs. Quant à cette trame relativement classique, elle se fissure peu à peu
sous nos yeux. Le pouvoir nouveau de l’ancien esclave prend bientôt la forme d’une
épreuve vacillante où la liberté elle-même fait l’expérience de ses limites ou
des aspirations mitigées qu’elle suscite…
Et puis, au cœur du récit, s’élève et se répand bientôt une funeste fumée noire, émanation
peut-être, des crimes qui ne s’absolvent pas, de la mémoire qui ne se lave pas,
d’un passé confronté à l’impossibilité de se libérer de lui-même… Faut-il y
voir, sous la plume de Katchadjian, la résurgence allégorique des sombres
heures de l’histoire de son pays ? Cette malédiction évoquerait-elle quelque
chose comme l’impossibilité de faire disparaître les « disparus » ? Peut-être.
Mais le roman laissera chaque lecteur enfumé apprécier la portée du phénomène…
Accessoirement, on ne sera pas mécontent d’apprendre que ce
joli petit livre à la couverture cendrée, « a
été composé en Colvert par The Theater of Operations à Bruxelles, imprimé &
découpé par Shaubroeck à Nazareth, puis broché par Sepeli à Evergem, Belgique ».
Bon voyage.
Pablo Katchadjian, Merci. Editions Vies Parallèles. 2015.
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré.
Acquis !
RépondreSupprimerQuoi faire, du même mais au Grand Os, est formidable.