jeudi 9 avril 2020

> Le poème du jeudi (#152)



LA CAVE AUX SAUCISSONS

J’adore malaxer.
Je t’empoigne un maréchal et te le triture si bien qu’il y perd la moitié de ses sens, qu’il y perd son nez où il se croyait du flair et jusqu’à ses mains qu’il ne pourra plus porter à son képi, même si un corps d’armée entier venait à le saluer.
Oui, par triturations successives, je le réduis, je le réduis, saucisson désormais incapable d’intervention.
Et je ne me contente pas de maréchaux. J’ai dans ma cave quantité de saucissons qui furent autrefois des personnages considérables, et apparemment hors de ma portée.
Mais mon instinct infaillible de jubilation triompha des difficultés.
S’ils font encore dans la suite quelque éclat, vraiment ce n’est pas de ma faute. Ils n’eussent pu être malaxés davantage. On m’assure que certains s’agitent toujours. Les journaux l’impriment. Est-ce réel ? Comment le serait-ce ? Ils sont enroulés. Le reste est une queue de phénomène comme on en rencontre dans la nature, sorte de mystère de l’ordre des reflets et des exhalaisons et dont il ne faudrait pas exagérer l’importance. Non, il ne le faut pas.
Dans ma cave, ils gisent, en profond silence.

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Henri Michaux, in La Vie dans les plis. Éditions Gallimard, 1949.

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