samedi 6 février 2010

> Chroniques roumaines














Essai, récit de voyage, journal, recueil d’entretiens, reportage au long-cours…, Roumanie, prison des âmes tient un peu de tout cela. Pourtant, le résultat est très éloigné d'un simple collage et résonne au contraire d’une étonnante unité. Dans un ouvrage dense, nuancé, vivant et dont on remarque vite la qualité d’écriture, Jil Silberstein, qui est par ailleurs poète et traducteur, nous invite à refaire avec lui un voyage éclairé dans la Roumanie de ses vingt dernières années.


Roumanie, prison des âmes, initialement paru en 1991 chez Le temps qu’il fait  retrace un voyage effectué dans ce pays au lendemain de la chute de Ceausescu. Cette nouvelle édition est augmentée du récit d’un second séjour datant de septembre 2009. Un épilogue au premier texte et un prologue au second permettent d’assurer brièvement une jonction entre les deux périodes (le voyage de 2009 sera bien sûr l’occasion de revenir sur cet intervalle).

C’est un déplacement pour le compte de l’association Opération village roumains de Suisse romande (ainsi qu’un reportage confié à sa compagne) qui donne à Jil Silberstein l’occasion de se rendre en Roumanie au lendemain de la révolution. Mais sa motivation est à la fois plus large et plus personnelle. S’il est avant tout avide de recueillir les témoignages, les impressions, les réflexions de la population, au-delà des discours souvent taillés au cordeau que lui servent les médias occidentaux, ce voyage répond aussi à un appel d’un autre ordre. Silberstein a découvert tardivement la double ascendance juive et roumaine qu’il tient de ses grands-parents paternels. Origines longtemps tenues secrètes par un père ayant coupé de longue date les liens avec son géniteur (auquel il n’avait pas pardonné son départ du foyer) et, dans la foulée, avec sa judaïté – reniée et enfouie dans le silence. Ce point fort de l’histoire familiale n’est pourtant jamais surinvesti dans le texte mais lui insuffle une dimension particulière. L’attachement de Silberstein à cette région d’Europe, sa curiosité sans borne, ses indignations, l’attention extrême qu’il porte au vécu de ceux qu’il rencontre trouvent aussi leur raison d’être dans cette filiation, ténue mais profonde.

C’est à travers la Roumanie rurale qu’il conduit principalement son voyage, au volant d’une Dacia souvent poussée au « au bord de l’apoplexie ». Cette vision de la Roumanie profonde est à la fois source d’émerveillement et d’écoeurement : émerveillement devant le spectacle des campagnes de Transylvanie ou de Moldavie, devant les villages préservés ayant échappé au "plan de systématisation" du Conducator, émotion pure devant les fresques murales des monastères de Bucovine... Ecoeurement, ailleurs, devant ces «agro-villes lugubres » que le régime communiste a semées aux quatre coins du pays en lieu et place des habitats traditionnels, devant ces villages assassinés.



De ce séjour relativement court, il enregistre tout. Il veut voir, entendre, toucher. Il multiplie les visites, ne renonce à aucun détour, aucune nouvelle rencontre. Sa soif d’échange est payée de retour puisqu’il découvre une population avide de se livrer et de pouvoir enfin le faire. Silberstein est toujours soucieux de donner tout son poids à la parole de chaque personne rencontrée, de mettre en regard les points de vue, de laisser peu à peu affluer une vérité riche, complexe, contradictoire parfois. Il adopte une posture inverse à celle de ces journalistes dépêchés à la hâte pour donner un peu de couleur locale à des papiers déjà écrits. Si seule la liesse occasionnée par la chute du régime a souvent focalisée la petite lorgnette des médias occidentaux, il sait quant à lui qu’il avance en pays blessé et que ces blessures appartiennent aussi à l’avenir. Sur bien des chapitres il entrevoit déjà que la révolution est loin d’avoir effectué un tour complet :

« A présent que, le Conducator terrassé, l’on parle de redistribuer la terre aux paysans, qui se portera volontaire ? Quelles garanties assez fortes pour imprimer à cette autre roue, gigantesque, un mouvement inversé ? »

Les queues interminables sur les trottoirs glacés devant les magasins sont encore d’actualité (spectacle qui appelait d’ Elena Ceausescu le commentaire suivant : « Tiens, les rats sont ressortis »). Les plaies sont encore à vif : privations, expulsions, déportations (notamment dans les camps-chantiers du canal Danube-Mer Noire)…Il pressent déjà combien ce peuple brisé par les années de dictature constitue au lendemain des événements de décembre 1989 une proie facile pour les aparatchiks expérimentés qui ont su tirer leur épingle du jeu. Le ménage n’a pas été fait, risque peu de l’être, et la poussière ressurgira bientôt du dessous des tapis. Dans sa préface, Monica Lovinescu rappelle que Jil Silberstein est l’un des premiers à avoir parlé de « révolution confisquée », avant même les minériades et le retour de Ion Illiescu et de Petre Roman.

Il observe aussi le pays et les événements en cours par le prisme de ses différentes communautés religieuses (orthodoxe, protestante, uniate, juive), ou minorités (saxonne, magyare, …), interrogeant les tensions intercommunautaires tout autant à l’aune des témoignages qu’il recueille que de l’histoire récente et plus ancienne.

Son séjour à Iasi, terre natale du grand-père paternel, est aussi l’occasion de revenir sur l’histoire juive de cette ville. Silberstein y rencontre quelques représentants d’une communauté passée de trente mille âmes avant la seconde guerre (la moitié de la population de la ville) à neuf cent personnes dans les années quatre-vingt : pogromes, exterminations, déportations et après la guerre départs en masse vers Israël. Histoire douloureuse et dont certains épisodes sont aujourd’hui mieux tracés, grâce notamment à la récente traduction française de l’ouvrage de référence de Matatias Carp.


L’épilogue au voyage de 1990 et le prologue au second texte « Septembre 2009 : le retour » permettent à Silberstein de dérouler le fil des principaux événements politiques (dont beaucoup confirmeront ses prédictions) avant son second séjour. Au cours de cette deuxième immersion il prendra la mesure des avancées et des dérives de la société roumaine. Triomphe d’une nouvelle classe d’affairistes, noyautage du pouvoir politique par quelques milliardaires détenant le monopole des médias, tentation chez certains parmi les plus lésés d’un retour à l’ordre ancien, enjeux liés à l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne…Le tableau reste sombre pour beaucoup d’autant que les crimes du passé n’ont toujours pas été soldés. La lutte de haute main pour obtenir l’accès à l’ensemble des dossiers de la Securitate reste un travail de Sisyphe mené par quelques obstinés pour un résultat très mitigé. Les plus combatifs, parmi lesquelles la poète et militante Anna Blandiana continuent de lutter pour le développement d’une conscience politique et civique en Roumanie (à travers notamment la création du Mémorial des victimes du communisme et de la résistance anticommuniste de Sighet)

Pourtant, au creux de l’histoire de ce pays, que l’on peut lire comme une histoire de la douleur, Silberstein laisse affleurer, au gré des paroles et des témoignages, toutes les valeurs positives qu’incarnent les Roumains : générosité, courage, créativité… Une galerie de portraits se détache alors de la masse ombrageuse de l’histoire. Historiens, écrivains, enseignants, journalistes, pasteurs, rabbins, popes, simples paysans prennent tour à tour la parole pour composer la cartographie complexe d’un pays irréductible aux «synthèses expéditives » qu’en produit souvent la presse :

« Que, de la sorte, jusqu’au terme du livre, il ne se présentât aucune synthèse pour couronner la mosaïque des voix et des expériences ; qu’ainsi les témoignages n’en puissent que davantage inscrire l’impatience, le dégoût, l’espérance, la frustration, la lassitude et la pugnacité au plus intime de nos sens : n’était-ce pas tant mieux ? ».

Silberstein s’appuie souvent, pour commenter son voyage et ses analyses sur des historiens comme Seton-Watson, Noëlle Roger ou Catherine Durandin ; il convoque des écrivains ou des poètes comme Panaït Istrati, Tudor Arghezi ou Mircea Dinescu. Mais c’est surtout dans les rencontres humaines et les témoignages directs qu’il trouve matière à comprendre, ressentir et avancer. Il reste d’abord un passeur de paroles.














Jil Silberstein, Roumanie, prison des âmes. Les éditions Noir sur Blanc, 2010

1 commentaire:

  1. Merci infiniment pour cette analyse d'une finesse incomparable, dans la compréhension absolue de la démarche de Jil Siberstein. Oui, cet ouvrage est un texte de référence majeur, voire unique, qui permet, sur une durée de vingt ans, de percevoir, d'appréhender la Roumanie actuelle, ses contradictions, ses souffrance, sa trajectoire, ses beautés, et sa dignité. Les témoignages sont forts, justes, bouleversants.
    Les analyses de Jil Silberstein, d'une lucidité sans faille et d'une connaissance politique et culturelle profondes, témoignent, elles aussi, de son écoute, de son amour pour ce pays si riche de ses diversités, et d'un peuple meurtri, mais en marche.
    Oui, une oeuvre d'une authenticité rare, à découvrir avec émotion et reconnaissance.

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