jeudi 18 février 2010

> Le Japon en roue libre














Dans un texte récemment paru, Antoine Piazza nous livre le récit d’un voyage à vélo qu’il avait effectué sur l’île de Shikoku, dans le sud du Japon, en Février 2007. Voyage solitaire, relativement pauvre en événements et en rencontres, mais que l’auteur de La route de Tassiga, par un sens fort du détail, une prose précise et ciselée, un humour subtil, transforme en pur moment de plaisir littéraire.
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Il est sans doute autant de bonnes ou mauvaises raisons de voyager qu’il en est de lire. Antoine Piazza s’est rendu par deux fois au Japon, alors qu’il était occupé à la rédaction de ce qui allait devenir La route de Tassiga (voir un entretien avec Antoine Piazza sur ce roman dans Le Matricule des Anges). Deux escapades pour faire le vide, pour se soustraire un temps à ce travail accaparant d’écriture. Ce n’est donc ni une disposition à l’immersion culturelle, ni même une volonté d’exploit sportif qui le pousse à s’embarquer vers le pays du Soleil Levant, avec pour seul bagage en soute un vélo en pièces détachées.

Le narrateur choisit Shikoku pour la relative clémence de ses hivers en comparaison d’autres régions du Japon et pour son caractère moins touristique qui l’assure de pouvoir jouir de la solitude escomptée. Mais la solitude peut prendre des colorations différentes et celle que lui procurent certaines étapes de son périple ne comble pas toujours ses espérances… Ainsi, alors qu’il rêvait quelques heures plus tôt, en feuilletant une revue, aux pérégrinations asiatiques d’un grand chef cuisinier partant marcher seul sur les sentiers pour recueillir des senteurs inédites et de nouveaux épices, il se retrouve dès le début de son voyage dans un no man’s land lugubre entre ville et campagne à la recherche d’un lieu où passer la nuit :

« Pourquoi le cuisiner français parti pour l’Extrême-Orient avançait-il au milieu de toutes les merveilles décrites dans le magazine quand je m’arrêtais ainsi, dès le premier soir, vaincu par la fatigue et l’ennui et que, autour de moi, il n’y avait rien ? Pas d’arbres, pas d’herbe, pas de bruits, pas de lumières, pas d’odeurs… »

Loin de tout exotisme, ce Japon-là se signale d’abord par ses vides, ses espaces inhabitables et indéfinissables, ses non-lieux qu’il faut pourtant bien traverser si l’on veut atteindre le point suivant. Ces débuts difficiles, teintés d’autodérision, pourraient laisser croire que l’on va assister à une pérégrination désenchantée. Mais tout l’art de Piazza réside justement dans cette juste mesure à laquelle il se contraint en permanence. La déception n’est jamais désaveu, et l’appréhension de réalités décalées ne laisse jamais prise à la caricature. De la même manière lorsque sa propre présence dans certains lieux où les étrangers entrent rarement produit un « écart », le narrateur nous le fait percevoir avec une touche d’humour mais sans jamais renoncer à une description méticuleuse de la scène

« Les deux responsables de l’auberge avaient fait un pas en arrière et me regardaient en silence comme si, venant d’accrocher un tableau au mur, ils voulaient s’assurer que celui-ci était bien droit. La femme en kimono gris bleu se pencha une dernière fois pour remplir ma tasse. Elle prenait son temps et, derrière elle, le directeur suivait le moindre de ses gestes. Tous deux souriaient et ne songeaient pas à s’en aller. Il ne faisait aucun doute que j’étais le premier Occidental qui entrait ici. »

De plus, le trait ironique qu’appelle parfois la distance culturelle n’est pas érigé en procédé. La justesse n’est jamais sacrifiée dans l’effet qui porte à sourire. Ainsi, en d’autres occasions, Piazza va au contraire relever ce que cette distance appelle de grâce dans les usages et les protocoles. Exemple, cette scène où à l’issue d’un repas somptueux dans un hôtel, il regagne sa chambre alors que l’on souhaite encore lui servir des fruits :

« Elle m’avait suivi pour me donner une moitié d’orange et une moitié de pomme qu’elle avait arrangées sur une assiette. Les deux morceaux de fruits avaient été découpés, ciselés, l’orange d’une certaine façon et la pomme d’une autre, toutes deux formant un splendide origami de couleur sur une assiette blanche aux bords immaculés. En prenant l’assiette, je vis que, dans son empressement à m’apporter un ouvrage qu’elle avait fait en quelques instants, la jeune femme avait négligé de se rincer les mains et que les fruits avaient déposé une fine limaille pigmentée sur la nacre de ses ongles.»



Le narrateur adopte une posture particulière (la nécessaire posture du cycliste ?) : il reste à la surface des choses, des régions et des villes qu’il traverse. Mais toujours sans froideur ni afféterie. Ce récit de voyage nous présente sous forme d’instantanés toute une série de petites scènes insolites (un troupeau de singe tentant de forcer des distributeurs de sucreries dans une ville déserte, les employés d’une grande surface perchés en rang d’oignon au sommet d’une échelle pour vanter chacun les mérites d’un produit en hurlant dans un haut-parleur ) ; mais il ouvre aussi notre regard à quelques « beautés entraperçues », pour reprendre la formule que retiendra le voyageur lors de son retour.

Les personnes rencontrées apparaissent souvent comme des figures de passage. Mais il existe au moins un élément qui accompagne durablement le cycliste solitaire (au-delà de sa "monture", personnage à part entière qui mériterait un article à lui seul...) : la pluie. Si celle-ci constitue un topos littéraire, poétique et pictural du paysage japonais, la pluie n’est pas le meilleur ami du cycliste… Elle joue un peu, dans ce récit sans intrigue, le rôle du « méchant » avec lequel il faut composer jusqu’au bout… Kilomètres avalés sous les averses, vêtements détrempés, chambres humides… Même Le cousin Pons, livre unique embarqué pour le séjour, fera les frais de cette adversité climatique… Présence récurrente qui empreint pourtant le texte d’une certaine tonalité, pas nécessairement déplaisante. Le lecteur peut ainsi, selon son humeur, vaquer au souvenir poétique de certains haikus de Bashô ou au contraire se remémorer le constat amer de Michaux dans Un barbare en Asie  : « Le Japon a un climat humide et traître. L’endroit du monde où il y a le plus de tuberculeux».


Mais le récit ne nous emmène pas seulement au Japon. Comme une lecture en appelle d’autres, ce voyage renvoie le narrateur à d’autres voyages à vélo, plus anciens : en Finlande, dans les Pyrénées, en Ecosse. Le récit principal s’ouvre peu à peu à une série de récits enchâssés qui occupent un simple paragraphe ou un chapitre entier. Ces correspondances sont souvent déclenchées à partir d’un détail, d’une ambiance, d’une situation : réparation du vélo, recherche d’un gîte pour la nuit… Ou le présent et le passé entrent en résonance de manière sensitive : une étape sous la pluie appelle le souvenir d’une autre étape effectuée sous la pluie ; l’effort ou la fatigue évoque d’autres efforts, d’autres fatigues… Le voyage au Japon enfante d’autres fragments de voyages, à la façon d’une poupée russe.

Si le voyage solitaire favorise une forme d’introspection ou de flânerie de la pensée, on assiste plutôt ici à une composition qu’à une méditation. Au bout des ces expériences pas de grande leçon de sagesse... Tout au plus permettent-elles au voyageur de déceler quelques constantes d’ordre personnel (la bonne étoile qui lui assure toujours un toit pour la nuit quand rien ne lui permet objectivement de l’espérer une heure plus tôt) ou quelques habitudes devenues rituelles (comme la collecte du papier bulle pour empaqueter le vélo la veille du retour). Vers la fin du récit, l’expérience du voyage à vélo, permet toutefois à Piazza de porter un regard rétroactif sur le travail de l’écrivain, d’en mesurer la nature et l’ampleur.

« Maintenant que j’avais écrit des romans et franchi des cols, je savais que la littérature et le vélo ne relevaient pas des mêmes difficultés, des mêmes angoisses, que le vélo, fragile, vulnérable et inapte à rouler dans la nuit, était malgré tout doté d’un guidon, d’un dérailleur et de freins, grâce auxquels le plus maladroit des cyclistes était en mesure de choisir son chemin, d’avancer dans les côtes et de s’arrêter dans les descentes, quand la littérature, qui n’était même pas l’ébauche d’une machine, jetait dans le vide les ouvriers qui se frottaient à elle. »



Le séjour au Japon, quant à lui, prendra fin comme il a commencé, dans l’aéroport d’Osaka. Le dernier paysage apparaît sur l’écran d’un prototype de téléviseur haut de gamme placé en démonstration dans une salle d’attente. L’image parfaite qu’il produit trompe un instant le regard, comme pour prolonger le voyage au-delà du voyage avant de le laisser retomber tout à fait

« Les détails du paysage avaient disparu au profit des immensités vierges et l’image donnait une impression de netteté accrue, comme si les ingénieurs japonais s’étaient efforcés de restituer à distance le grain de la neige et rien d’autre. En réalité, distrait par le départ des bagagistes, par la voix de l’hôtesse qui appelait les passagers des derniers rangs, je ne m’étais pas rendu compte que le documentaire était terminé et qu’une lumière sans vie remplissait l’écran. »

Chacun, peut-être, trouvera sa partition dans ce voyage-là. On peut le lire pour ce qui nous est donné à voir du Japon, par petites touches ; pour ce que porte tout à la fois d’aventure à hauteur d’homme, d’humour et de modestie cette escapade solitaire dans la pluie et le vent ; ou tout simplement pour le beau travail d’écriture qui tient tout cela ensemble.


Antoine Piazza, Un voyage au Japon. Rouergue, 2010

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