samedi 8 mai 2010

> Danish Beauty















L’art de pleurer en chœur  est le premier roman traduit en français d' Erling Jepsen, auteur largement prisé dans son pays, le Danemark. Le narrateur, un enfant de onze ans, nous promène dans son petit monde sombre et grinçant, celui d’une famille d’épiciers du Jütland du Sud (soyons précis, du Sud-Ouest) à la fin des années soixante. Nous voici donc immergés dans une région rurale du Danemark dont quelques clics sur Internet apprendront à ceux qui n’y ont pas passé leurs dernières vacances qu’elle est peu fertile, inondable mais non dépourvue d'un certain romantisme. Que les cœurs durs se rassurent, ce dernier trait n’est pas le plus saillant du récit que nous soumettons ici à votre attention.


Notre petit Nicolas des basses terres a un père, une mère, un frère et une sœur. Jusque là tout va bien. Toute cette petite famille évolue dans la sphère de la Mission Intérieure, une association au service de l’Eglise évangélique luthérienne, fort vivace au Danemark et tout particulièrement dans le village où nous nous trouvons.

Le père est doué d’un talent apparemment hors du commun : celui d’improviser lors d’enterrements de proches et moins proches voisins, des éloges funèbres remarquables. Son fils le décrit volontiers comme un "magicien des mots" : il sait arracher des larmes et en toute occasion manie l’oraison avec brio. Le texte ne nous fournit toutefois aucun aperçu direct de ces performances (qui auraient pu donner matière à un exercice littéraire que n'a pas retenu Jepsen) et ne nous sont rapportées qu’à travers les commentaires ou les impressions du fils. La focalisation interne constitue une règle intransgressible et le roman, sur plus de trois cent pages, tient dans le seul regard de cet enfant-narrateur. Cette restriction est l'un des principaux ressort du récit.

Ces séances déclamatoires valent parfois au père une certaine notoriété dans le village, quelques menus cadeaux à la sortie des cimetières (cigares, chocolats) et ne sont pas sans effet sur le taux de fréquentation de l’épicerie familiale dont le chiffre d’affaire aléatoire est souvent l’occasion de fins de mois difficiles… Mais les occasions de « pleurer en chœur » se faisant parfois rares, l’enfant attentif à l'épanouissement paternel se met à attendre les enterrements avec un certain empressement, puis à les souhaiter. En poussant plus loin la logique, il ne lui manquerait plus qu’à les provoquer… Un pas que sa grande sœur Sanne finira par franchir à sa place.

La dite sœur, comme nous l’aurons appris dès le deuxième chapitre du roman, est régulièrement « invitée » à partager le canapé rouge du salon avec son père, autre rituel familial qui contribue à l’équilibre décidément coûteux du chef de famille en même temps qu’à la dégradation progressive de la santé de la jeune fille.

Erling Jepsen nous dévoile une famille (et derrière elle une communauté) apparemment lisse, pétrie de principes luthériens, recluse sur elle-même, et tout à fait pourrie de l’intérieur. La mère, autiste aux pulsions incestueuses de son mari, continue à jouer son rôle de bonne mère et de bonne épouse. Le père, médiocre, envieux, échoue sans cesse à s’élever dans l’échelle de la reconnaissance publique tout comme dans les affaires. Le frère, étudiant dans la grande ville voisine, prend bien un jour la défense de sa sœur en administrant une « fessée » au père au cours de l’une de ses visites, mais trouvera embarrassant d’accueillir sa fratrie lorsqu’elle viendra se réfugier chez lui. Sombre tableau que ne relève guère la communauté environnante. Le temps s’y écoule en querelles de voisinage, conflits d’intérêts mesquins ou recherche de boucs émissaires, comme ces « blousons noirs » à chapeaux de cow-boys et motos pétaradantes, inoffensifs et vaguement ridicules, auxquels on voudrait faire solennellement endosser les crimes probablement commis par la sœur du narrateur.

La force du roman réside d’abord dans le décalage permanent entre le ton détaché, souvent naïf du récit de l’enfant, qui ne saisit que par bribes le sens de ce qui l’entoure et les terribles réalités où nous plonge ce récit. Les jeux de l’enfance, l’élevage des lapins, la descente aux enfers de la sœur sont racontés avec la même candeur. Ce décalage produit un cocktail tragi-comique détonant.

Mais cette narration décalée qui amène le lecteur à en comprendre plus que le narrateur lui-même ne constitue pas le seul intérêt du roman. La perception que l’enfant a de son propre univers, derrière la naïveté du ton, est plus complexe qu’il n’y paraît. Il reste attaché à un univers familial, social et culturel qui, pour affligeant qu’il soit, n’en constitue pas moins sa seule référence et sa grille de lecture du monde. Il sent pourtant que cet univers se lézarde et il cherche à en colmater les brèches. Il entretient ainsi avec son père une relation à plusieurs facettes faite de complicité (autour des lapins, du jardinage, des éloges funèbres, …), d’une indulgence paradoxalement paternaliste (il se laisse volontiers corriger s’il sait que cela peut soulager papa...) mais aussi d’une certaine forme de lucidité, comme on peut le constater dans ce dialogue avec la mère...

« - […] Mais pourquoi est-il si important que papa fasse un bel éloge funèbre ?
 Je trouve la question idiote, mais maman n’est pas très futée, et je fais donc de mon mieux pour lui expliquer lentement et calmement.
"Si papa fait un beau discours à un enterrement, les gens l’apprécient, et quand les gens l’apprécient, il devient gentil et nous allons tous mieux.
- Les gens aiment ton père de toute façon, dit-elle.
- Ce n’est pas l’impression que j’ai, je réponds, et puis ça fait venir des clients à la boutique pour leurs commissions, et comme ça nous avons plus d’argent.
- Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ta tête, et dans celle de Sanne non plus. Notre bonheur et notre réussite ne dépendent pas du fait que les bonnes personnes meurent au bon moment.
- Ca dépend de quoi alors ? Je lui pose la question parce que j’aimerais vraiment connaître la réponse.
"Il faut juste que nous nous aimions très fort et que nous prenions soin les uns des autres.
- Mais c’est justement ce que nous ne faisons pas." »

L'enfant se réfugie également dans un monde imaginaire qu’il crée en se réappropriant librement les figures religieuses de son cadre familial. Admirant avec la même ferveur Tarzan et l’Archange Gabriel,  il en vient à s’inventer une icône sur mesure : Tabriel, un ange vêtu d’une culotte en peau de léopard qu’il investit du pouvoir d’exaucer tous ses vœux….

Une fugue l’arrachera brièvement à ce cocon empoisonné. Il décide en effet d’enlever sa sœur de l’hôpital psychiatrique où les parents ont fini par l'interner. On assiste alors à une épopée grotesque et tragique : l’enfant promène sa sœur éreintée par les électrochocs qu’elle a subis et le soudain sevrage d’antidépresseurs à bord d’une brouette. Il arpente ainsi les villages de sa région jusqu’à cette grande ville où vit le frère. Celui-ci les réexpédie à la case départ par le premier train.

A travers ce récit drôle et terrifiant, Erling Jepsen pose un regard corrosif sur un microcosme sclérosé par ses principes, ses frustrations et ses mensonges. Un petit coin de terre en vase clos peuplé d’"imbéciles heureux qui sont nés quelque part " et que ronge lentement le ver de la folie et du mal, un peu à l’image de cette taupe qui menace le parterre de tulipes en forme de drapeau danois que le père a planté dans le jardin.

« Dans notre jardin, il y a une plate-bande qui représente un drapeau danois. La plate-bande est composée de tulipes rouges avec une croix de tulipes blanches au milieu, et il faut se mettre un peu loin pour s’en rendre compte. Mais à distance, c’est vraiment joli. Tellement joli que les voisins viennent l’admirer.


Le problème c’est qu’il y a des années où mon père est obligé de réparer le motif à cause de la taupe. Elle a pris la mauvaise habitude de faire sa galerie sous la plate-bande, et de bousculer les oignons dans tous les sens, ce qui fait qu’à l’arrivée, on ne voit plus du tout un drapeau danois mais un désastre de rouge et de blanc ».

Mais les nuisibles sont matés à coups de bêche, certains se montrant toutefois plus résistants que d’autres…

« Il arrive qu’une taupe soit particulièrement coriace. Comme celle-ci. Et alors se livre un véritable combat entre l’homme et la bête, et l’issue finale peut prendre du temps. C’est pour notre drapeau que nous luttons.»

Voilà un esprit chevaleresque qui ne manquera pas d’émouvoir, par-delà les frontières du Jütland du Sud-Ouest et du Danemark, quelques autres promoteurs de l’identité nationale.














Erling Jepsen, L'art de pleurer en choeur. Sabine Wespieser Editeur, 2010. Traduit du danois par Caroline Berg


Images : L'archange Gabriel (Basilique SaintNazaire, Almouni blogzoom) / Erling Jepsen

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