samedi 15 mai 2010

> Le quart d'heure catalan




















Un zèbre pris en chasse par une lionne éprouve l’insuffisance de chacun des conseils que lui a légué sa mère pour survivre dans la savane et découvre, au terme de sa fuite, la seule vérité qui puisse tenir lieu de principe en pareille circonstance.

Une enfant dont le bras s’est transformé en patte d’éléphant ressoude autour de cet incident monstrueux et inexplicable une famille quelque peu désagrégée.

Un naufragé sur le point de se noyer dans la mer baltique est recueilli à bord de la nef des fous, navire sur lequel on déporte en pleine mer vers une mort certaine les indésirables de la région en leur faisant croire à un grand voyage vers Jérusalem

Un éminent spécialiste intervient au cour d’un congrès de l’Internationale Socialiste pour révéler que les Martiens qui ont conduit leur révolution il y a déjà quelques millions d’années sont prêts à aider les humains dans cette tâche.

Un enfant entouré d’un père bourru et gifleur et d’une aïeule plusieurs fois centenaire nous raconte la lente métamorphose des Sélénites, être lunaires à la peau de girafe, employés aux travaux des champs dans son village.

Un esquimau sur le point d’être dévoré par un ours polaire, découvre que l’animal, si peu habitué à être pourchassé, prend la fuite lorsque l’on se jette sur lui.

Un homme hérite d’une armoire anthropophage qui fait disparaître les être qui s’y cachent ou que l’on y enferme pour les laisser reparaître des années plus tard.

Un puissant prince romain privé d’aïeuls fait exécuter des parricides afin d’utiliser leurs visages pour composer la galerie des masques funéraires de ses ancêtres imaginaires.

Un mari ayant assassiné sa femme se voit condamné à errer dans la jungle le cadavre de sa victime ligoté sur le dos.

Un homme se retrouve impliqué dans la mort accidentelle d’un enfant pakistanais en voulant justement éviter l’accident.

Un épouvantail neurasthénique et suicidaire dialogue avec un corbeau très intelligent qui sait compter jusqu’à sept, mais pas plus…

Un médiocre employé de compagnie d’assurance, amateur de plongée sous-marine, se voit avalé par une baleine, événement qui pourrait changer sa vie et lui apporter un sursaut de gloire.

Dans un empire sans fin où tous les peuples ont été détruit et conquis, le roi des rois propose un pacte aux représentants des deux dernières villes qui échappent encore à sa tutelle : seule sera épargnée celle qui lui offrira le plus beau cadeau…

Treize histoires fraîchement traduites chez Actes Sud, que l’écrivain Albert Sánchez Piñol nous sert d’une plume alerte et inspirée. Si dans son époustouflant Pandore au Congo, l'auteur catalan s’était montré maître dans la manipulation au long cours et la saga foisonnante, on le découvre ici, avec ces Treize mauvais quarts d'heure,  parfaitement à l’aise dans la forme courte.

Portées par un même souffle, ces treize nouvelles oscillent entre quelques genres différents et mêlent parfois des registres narratifs qui se recoupent rarement ailleurs. Tout ce qu’un zèbre doit savoir pour survivre dans la savane s’apparente à la réécriture d’un conte africain. Le style est soigné, le rythme et la construction du récit impeccables et la morale tranchante comme un rasoir. L’épouvantail qui aimait les oiseaux  fait plutôt songer à une fable allégorique. D’autres histoires font du détour par l’absurde ou l’étrange l’occasion d’une satire sociale et familiale. Dans Tout petit, toux de chien ; plus grand, patte d’éléphant, le point de départ est la métamorphose du bras d’un enfant :

« Quand j’arrivai chez mes parents, la moitié de mon bras droit, du bout des doigts jusqu’au coude, s’était déjà transformé en patte d’éléphant ».

Mais ce phénomène va surtout permettre aux membres de la famille de se retrouver et de se réconcilier dans la plus stricte indifférence à la souffrance vécue par le narrateur…

« - Mon Dieu, dit-elle, tant d’histoires pour ça ? Elle parlait comme si la patte était aussi gênante que ces bonbons au café au lait qui collent aux dents.
- Ma tante, alléguai-je comme si je devais me justifier, regarde mon bras et je n’ai plus de doigts.
- Tu es sûr qu’ils ne sont pas sous la couche de peau, demanda-t-elle ?
- Force, ils vont peut-être sortir, dit la fille de mon cousin.
- Oui, renchérit mon père. Pourquoi pas, essaie.
[…]A l’intérieur de mon poing, on entendait de petits bruits de chaussure qui marche sur du verre. Eh oui. J’eus l’impression qu’une couche invisible se brisait. Soudain, j’eus froid au bout des doigts.
- Ils sont sortis ! cria mon père. Tu les bouges !
J’avais les doigts gourds et un peu froids, mais c’étaient les miens. Ma mère et ma tante poussèrent de petits cris d’effroi et de joie, comme les femmes qui assistent à un match de football et voient le ballon frôler la cage. Les hommes, en revanche, se mirent à rire et, dans une réaction que je ne compris pas vraiment, ils applaudirent. »

Certains autres contes associent fantastique ou science fiction à des ressorts encore plus facétieux. Ainsi La solidarité venue des étoiles et  Dis-moi juste si tu m’aimes encore  fonctionnent quant à leur chute sur le principe de la blague. Des blagues qui d’une part ont le mérite d’être drôles mais surtout que Sánchez Piñol se réapproprie librement, ensemence d’idées nouvelles, étaye de détails réalistes, d’interrogations morales ou psychologiques.

Dis-moi juste si tu m’aimes encore nous brosse l’histoire d’un couple bourgeois un peu convenu dont la chambre à coucher et l’existence se trouvent encombrées d’une imposante armoire familiale reçue en héritage. Le mari découvre que cette armoire a l’étrange pouvoir d’avaler les vivants… C’est le sort qui attend son ex-future maîtresse, une prostituée cubaine désinvolte dont il tombe follement amoureux au premier regard et qu’il entraîne chez lui. La femme rentrant avant que l’adultère ne soit consommé, le mari cache la belle métisse dans l’armoire, où elle disparaît.




Il devra s’accommoder de ce phénomène mystérieux et de cet amour fulgurant mort dans l’œuf. Cette absence pourtant, nourri du vague espoir de la réapparition de la Cubaine, se dissémine dans une vie de couple plus ou moins maussade, faite de hauts et de bas, qui s’écoule sur près d’un demi-siècle. Arrière-goût d’une autre vie possible avortée avant que d’avoir été vécue, qui laisse parfois entrevoir de nouveaux élans que le vieil époux n’osera finalement jamais prendre.

« L’Etat légalisa le divorce et, à cette époque, Marta vit une lueur assassine dans les yeux d’Alfred. Les classiques ne l’intéressaient pas, lui si. Dans les Annales d’Horace, il avait lu que l’empereur Tibère, après une vie vertueuse, était devenu un satyre à soixante-dix ans. "Pourquoi ne pas l’envoyer promener puis aller chercher une pute à Cuba ?" pensa-t-il. Il faillit le faire. Mais ils achetèrent une télévision et cela sauva leur mariage. »

Avec le temps, le mari finit par ressentir une forme d’amour sur le tard pour son épouse de toujours, relisant ainsi son passé à l’aune de cette tendresse tardive

«Les jeunes ne le savent pas mais l’amour le plus tendre commence après cinquante ans de cohabitation. Par la porte ouverte du balcon, on entendit les hirondelles. "L’été arrive quand on entend la première", pensa Alfred. Il l’aimait. Oui, il aimait Marta. Il n’en avait jamais douté. A la différence près qu’il ne s’était jamais conformé aux limites de cet amour »

Mais c’est à ce moment que ressurgiront de l’armoire les fantômes du passé pour un dénouement que l’on peut objectivement qualifier d’irrésistible…

Qu’ils se nourrissent de fantastique, d’absurde, d’un détour par la fable antique, le conte populaire ou la bonne blague, les nouvelles de Sánchez Piñol nous conduisent toujours vers des problématiques qui nous sont familières : culpabilité et innocence, vicissitudes du couple, peur de l’autre, méandres de la communication familiale, soif de pouvoir ou de reconnaissance, peur de la mort… On retrouve ici ce talent de moraliste déjà à l’œuvre dans son premier roman La peau froide, récit d’un huis clos où deux hommes affrontaient sans répit d’horribles monstres aquatiques qui allaient peu à peu se révéler bien plus humains que prévu.

On relèvera dans ces textes diverses inspirations ou influences, de la poésie douce-amère des Chroniques martiennes de Bradbury, aux traits d’humour d’un Italo Calvino, en passant même par quelques échos kafakaïens dans N’achète jamais de churros le dimanche, seule histoire du recueil qui fasse l’économie du détour par le fantastique, le merveilleux ou le surnaturel.

Sánchez Piñol réinjecte également dans ces fictions des fonds de récits bibliques (Le livre de Jonas dans Entre ciel et Enfer), médiévaux (La nef des fous), ainsi que des fragments issus de son travail d’anthropologue (sa profession), comme dans La loi de la jungle.

Qu’ils se terminent par une morale ou un point d’orgue, un constat ou une interrogation, une chose est sûre : pour ce qui est du plaisir que l’on prend à les lire, ces Treize mauvais quarts d’heure portent bien mal leur titre.






 
 
 
 
 
 
 
 
Albert Sánchez Piñol, Treize mauvais quarts d'heure. Actes Sud, 2010. Contes traduits du catalan par Marianne Millon. 
 
 
Images : Plasmoniac Tour, l'Armoire magique / Albert Sánchez Piñol

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