Les parutions posthumes d’écrivains célèbres peuvent réserver de bonnes comme de mauvaises surprises. Mes prix littéraires, une série de textes composés par Thomas Bernhard au début des années quatre-vingt, appartient sans conteste à la première catégorie. Bien que paru d’abord en Allemagne à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort de l’auteur, cet opus évoque assez peu un fond de tiroir remis au goût du jour à des fins exclusivement éditoriales. Dans ce recueil, que l’écrivain autrichien destina longtemps à la publication, comme le rappelle Raimund Fellinger dans sa notice éditoriale, Thomas Bernhard revient sur neuf prix littéraires qui lui ont été décernés dans les années soixante.
Dans ces textes, Thomas Bernhard déploie un humour décapant et irrévérencieux à l’endroit des institutions littéraires, des convenances et des protocoles attachés à l’attribution de distinctions. On retrouve là, appliquée à des thèmes plus légers, l’écriture corrosive qui caractérise son œuvre. Mais derrière cette ironie aussi mordante que réjouissante, c’est aussi un portrait de lui-même empreint d’autodérision que dresse Thomas Bernhard. Car aux institutions détestables, aux assemblées de notables dignes des comices agricoles de Madame Bovary, fait pendant une image mitigée de l’écrivain. Celui-ci apparaît comme un être compromis se pliant aux simagrées qui lui permettront de (sur)vivre ou de régler quelques factures et en fréquente démonstration d’inadaptation sociale.
Chacun des neuf prix évoqués dans ce recueil est avant tout l’occasion d’un retour sur une tranche de vie. L’événement s’inscrit dans un contexte autobiographique, évoqué le plus souvent succinctement, en amont ou en aval de la remise du prix. Période d’hospitalisation au Pavillon Hermann de l’asile psychiatrique de Steinhoff, période de dépression à l’issue de la publication de Gel, son premier roman. Le récit déborde aussi fréquemment sur des considérations plus anecdotiques (acquisition d’une maison douteuse en haute montagne, achat d’une Triumph Herald, …) mais que Thomas Bernhard, par son humour grinçant et la densité de sa phrase, sait mettre étonnamment en relief. La trame du prix littéraire devient une porte d’entrée vers un segment de vie et l’ensemble compose une sorte de mosaïque autobiographique, incomplète mais signifiante un peu comme dans Espèces d’Espaces de Perec ou L’usage de la photo d’ Annie Ernaux. Chaque prix a son histoire…
Chaque remise de prix est l’occasion pour Thomas Bernhard de mettre en scène un petit monde d’ «assis», dont l’intérêt pour la littérature est de pure forme. Autant de figures honorables et pompeuses, emblématiques de ces villes bourgeoises d’Autriche et d’Allemagne qui aux yeux de Thomas Bernhard «servent d’écrin séculaire à l’abrutissement».
Les cérémonies sont le plus souvent émaillées de ratés, de lapsus, d’assoupissements impromptus et il y règne une ambiance aussi protocolaire que délétère. Thomas Bernhard, qui semble parachuté dans ces assemblées comme un OVNI en pleine mer Baltique, nous restitue par petites touches ces instants d’une médiocrité inoubliable.
Ainsi, lors de la remise du prix Grillparzer :
« En jetant un regard dans la direction de madame la ministre Firnberg – c’est ainsi qu’elle se nommait – je vis qu’elle s’était endormie, ce qui n’avait pas non plus échappé au président Hunger, car la ministre ronflait, pas très fort certes mais elle ronflait, de ce discret ronflement de ministre connu dans le monde entier. »
A Ratisbonne, alors qu’il doit recevoir le prix du Cercle culturel de la fédération de l’industrie allemande avec la poète Elisabeth Borchers, les distinctions sont solennellement remises à «Madame Bernhard et Monsieur Borchers»
Lors de la remise du prix de l’Etat autrichien de littérature, le ministre de la Culture, personnage au visage «fondamentalement stupide, insensible et béotien », gratifie l’heureux récipiendaire de quelques oeuvres qui ne sont pas de lui…
« Il évoqua par exemple un roman que j’aurais écrit et qui se déroulait sur une île du Pacifique, ce qui était pour moi absolument nouveau. »
Devant ces démonstrations sommaires de bêtise et ces ambiances poussives on trouve un écrivain oscillant entre ennui, angoisse et colère. Car malgré ce peu d’attention réelle portée à ses écrits, une remise de prix reste une remise de prix et l’on attend de l’artiste récompensé qu’il endosse un rôle adapté à la situation. Et c’est généralement à travers le traditionnel discours qui accompagne la remise du prix que celui-ci entre en scène. Mais Thomas Bernhard se plie avec peine à l’exercice, se voit le plus souvent dans l’impossibilité totale de jouer le jeu. Il ratiocine souvent à l’excès et repousse jusqu’aux dernières minutes la préparation d’un discours qui se réduit à un vague remerciement ou une courte intervention que l’assistance, bientôt médusée, prend pour une introduction alors que tout est déjà fini…
Aussi courts soient-ils, certains de ces discours frappent plutôt par leur radicalité et leur peu de complaisance à l’égard du caractère convenu de l’exercice… Trois discours sont reproduits en fin de recueil. Dans le discours prononcé lors de la remise du Prix de littérature de la ville hanséatique libre de Brême, Bernhard évoque rapidement le conte des musiciens de Brême, (un conte de Grimm auquel la ville semble attachée comme à une pièce de son patrimoine culturel) pour les emmener très vite ailleurs, vers des sentiers plus sombres…
« Je ne veux rien raconter ; je ne veux pas chanter ; je ne veux pas prêcher, mais une chose est vraie : le temps des contes est terminé, les contes des villes et les contes des Etats et tous les contes scientifiques ; celui des contes philosophiques aussi ; il n’y a plus de monde des esprits, l’univers lui-même n’est plus un conte ; l’Europe, la plus belle Europe, est morte ; voilà la vérité et la réalité ».
Il achève son bref discours par une prémonition qui ne sera pas non plus du goût de l’assistance, mais qui semble prolonger Gel, le roman pour lequel il vient d’être primé (A propos de Gel, voir ICI ce qu’écrivait François Monti en février 2008 ) :
« Tout sera clair, d’une clarté de plus en plus haute et de plus en plus profonde et tout sera froid, d’un froid de plus en plus effroyable. Nous aurons à l’avenir la sensation d’un jour toujours plus clair et toujours plus froid. »
Mais les choses vont plus loin avec le discours qu’il prononce lors de la réception du prix d’Etat autrichien, épisode qui déclencha en son temps un scandale retentissant dans la presse du pays et que Thomas Bernhard nous restitue ici dans son contexte. Ce discours d’à peine trois pages s’oriente dès le début vers la question de la mort.
« Il n’y a rien à célébrer, rien à condamner, rien à dénoncer, mais il y a beaucoup de choses dérisoires ; tout est dérisoire quand on songe à la mort ».
Thomas Bernhard laisse ensuite jaillir de son propos un venin aux accents nihilistes où il n’épargne ni l’Etat ( «une structure condamnée à l’échec permanent» ) ni ses compatriotes ( «Nous n’avons rien à dire, si ce n’est que nous sommes pitoyables, adonnés par imagination à une monotonie philosophico-économico-mécanique» ). Il faut aller lire ces trois pages en fin d’ouvrage immédiatement après celles consacrées à la remise du prix d’Etat pour mieux mesurer l’effet que dut produire cette allocution sur le banc des ministres et sur l’auditoire de leurs affiliés. (Je pense que si Eric Raoult venait à lire ce discours, Marie Ndiaye passerait soudain à ses yeux pour une Eclaireuse de France…)
Se pose alors légitimement la question, dans ces conditions, de savoir pourquoi ces prix ont été acceptés. La réponse nous est d’entrée de jeu clairement donnée par Thomas Bernhard : par besoin d’argent. Loin de la figure de l’écrivain maudit et intègre, Thomas Bernhard met en avant celle de l’écrivain compromis et cynique, qui assume de courber l’échine pour recevoir les dons du prince – sans hésiter pour autant à "cracher dans la soupe". Pourtant, si cette position est parfois assumée et justifiée, elle peut aussi être source de mépris de soi.
« Je méprisais ceux qui décernaient les prix mais je ne refusais pas catégoriquement ces prix. Tout cela était dégoûtant mais c’était moi-même qui me dégoûtais le plus. »
On découvre ainsi, derrière les paillettes de la reconnaissance littéraire, les coulisses d’un quotidien miné par toutes sortes de préoccupations matérielles auxquelles l’écrivain fait difficilement face. A chaque prix correspond un chèque et à chaque chèque un problème à régler. Une dette à solder, une fenêtre à remplacer, une fin de mois à boucler… Il se met à nu et se montre constamment englué dans des soucis pécuniaires, accueillant le plus souvent ces distinctions littéraires non pas comme un honneur mais comme une occasion inespérée de joindre les deux bouts.
C’est aussi la maladie – la grande compagne de vie de Thomas Bernhard, qui revient parfois sur le devant de la scène. Ainsi, les huit mille marks de dotation qui accompagnent le Prix du Cercle culturel de la fédération de l’industrie allemande vont lui permettre de rembourser les dettes qu’il a contractées à la seule fin de pouvoir «être admis dans un mouroir». Dans les premières pages du texte consacré à la remise de ce prix, Bernhard nous replonge dans l’univers hospitalier déliquescent qui constituait le cadre de l’un de ses plus terribles récits, Le souffle (dernier volet d’une trilogie autobiographique composée de L’origine et de La cave). Dans ce texte sombre et oppressant, Thomas Bernhard reconstituait la genèse de son attachement vital à la littérature à l’issue d’un séjour en hôpital dans une antichambre de la mort, attachement qui correspondait également à la perte de son grand-père. Il réglait aussi leur compte aux médecins froids et insensibles qu’il avait pu côtoyer ainsi qu’aux aumôniers de l’hôpital, sortes de charognards usiniers de l’extrême-onction. On retrouve ces coups de griffe dans le passage qui nous intéresse ; mais si l’on ne décèle aucune trace d’humour dans Le souffle, le ton est ici volontairement caustique.
« Je revois les écureuils ramasser les centaines de mouchoirs en papier remplis de crachats des malades et les emporter comme des dératés dans les arbres. Je revois le célèbre professeur Salzer arriver à la Baumgartnerhöhe depuis la ville, je le revois emprunter les couloirs pour aller découper en salle d’opération les poumons des patients avec sa fameuse élégance salzérienne, les larynx et les demi-cages thoraciques étaient sa spécialité, le professeur Salzer s’était rendu de plus en plus souvent à la Baumgartnerhöhe et de plus en plus de patients avaient eu de moins en moins de larynx et de moins en moins de cages thoraciques »
Parfois les affaires vont mieux. Le narrateur nous offre alors le récit de quelques unes de ses rares acquisitions. Mais là encore humour et autodérision sont au rendez-vous. On découvre un écrivain peu porté sur la gestion des affaires courantes, qui signe des contrats sans les lire, ou redécouvre le plaisir irrépressible et presque enfantin du voyage au volant d’une Triumph Herald rouge, qui bien plus qu’un signe extérieur de distinction sociale prend presque la forme d’un jouet, qu’il finira par casser malencontreusement…
Il faudrait encore dire un mot de la tante, personnage discret mais omniprésent. Seule complice tolérée, elle apparaît comme une figure tutélaire et structurante, une sorte d’ange-gardien toujours présent dans les moments difficiles ou inconfortables. Repère fort dans une existence à fleur de peau, elle jalonne de garde-fous et de refuges le chemin de son albatros de neveu, sans jamais le juger.
On constate également que la prose de l’auteur, alors qu’elle s’approche ici d’événements souvent plus anecdotiques, d’objets plus terre-à-terre, conserve ses marques spécifiques : rythme ample, longueur des phrases, répétitions qui donnent parfois l’impression que l’écriture cherche son objet plus qu’elle ne l’expose… Loin d’être de simples souvenirs annotés, ces textes portent la trace d’un réel travail littéraire.
Drôle, émouvant, impitoyable, Mes prix littéraires apporte une touche supplémentaire à l’œuvre dense et exigeante de Thomas Bernhard.
Thomas Bernhard, Mes prix littéraires. Gallimard, 2010.
Images : Rentrée littéraire (Paperblog) / Ce qu'apporte les prix littéraires (Aurore, le Monde des livres) / Nature morte à la vanité (Pieter Claesz) / Photo Thomas Bernhard
J'ai découvert grâce à vous ce bouquin tonique...et drôle, et votre blog grâce à mon amie AFrançoise Kavauvéa. J'aime votre liberté de ton et votre engagement par rapport aux livres, ça fait du bien !
RépondreSupprimerGaëlle Josse
josse.gaelle@gmail.com
Merci beaucoup ! Et je suis heureux que ce blog vous donne l'occasion de découvrir ce petit livre réjouissant ! Cordialement.
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